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Zigzags/Un tour en Belgique/III

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ZigzagsV. Magen (p. 33-54).
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Que vous dirai-je de Cambrai, sinon que c’est une ville fortifiée dont François Salignac de Lamothe de Fénélon était autrefois archevêque, ce qui lui valut le titre de cygne de Cambrai, par opposition à l’aigle de Meaux ; en fait de cygne, lorsque j’y suis passé, je n’y ai vu qu’un magnifique troupeau d’oies ; les unes blanches, les autres tachetées de gris.

Une ville fortifiée, et à la Vauban encore, c’est-à-dire tout ce que l’on peut imaginer de plus laid et de plus triste au monde. — Figurez-vous trois murailles de briques faisant des zigzags à n’en plus finir, séparées par des fossés remplis de roseaux, de joncs, de nénuphars, de pommes de terre, et généralement de toute espèce de choses, excepté de l’eau, bien entendu ; trois murailles qui n’ont d’autre ornement que des embrasures de canons, avec des volets peints en vert, et qui sont toutes les trois exactement pareilles. — La couleur rose tendre de la brique, et le vert pacifique de ces volets qu’on ouvre tous les matins pour faire prendre l’air aux canons, sont de l’effet le plus singulier et le plus pastoral du monde.

Je me flatte d’être très-ignorant en architecture militaire et en stratégie ; et j’avoue que ces fortifications si vantées me paraissent plutôt faites pour y mettre de la vigne, ou des pêchers en espalier, que pour défendre une ville.

Il me faut des donjons, des tours rondes et carrées, des remparts superposés, des mâchecoulis, des barbacanes, des ponts-levis, des herses et tout l’appareil des anciennes forteresses ; les lunettes, les cuvettes, les casemates, les bastions, les contrescarpes et les demi-lunes me sont peu agréables : je suis comme Mascarille, j’aime mieux les lunes entières.

À quoi sert d’ailleurs une ville fortifiée, sinon à être prise ? — S’il n’y avait pas de villes fortifiées, il n’y aurait pas de siéges, et je ne vois pas ce qui empêche de passer à côté de ces forteresses si virginalement retranchées sous leurs jupons de murailles et leurs vertugadins de pierre.

Les villes fortifiées me semblent, à vrai dire, malgré leur air prude, de franches coquettes très-capables de laisser chiffonner au dieu Mars leurs collerettes de créneaux, et beaucoup plus promptes à dénouer leur ceinture de tours, pour entrer dans le lit du vainqueur, qu’on ne pourrait le croire d’après leur réputation sauvage et farouche. On y a ménagé aux ennemis toutes les facilités possibles pour y entrer avec agrément, par une infinité de petits chemins tout parsemés de roses, et entretenus très-soigneusement ; les talus et les glacis forment des pentes douces qui invitent à grimper ceux qui en auraient le moins envie.

Dans Cambrai, où l’on déjeuna, je ne vis rien de remarquable qu’une gigantesque affiche de la Presse et une autre de dimension plus modeste, qui faisait savoir aux dignes habitants du lieu qu’on donnait ce soir-là au théâtre de la ville la superbe pièce d’Édouard en Écosse, généralement admirée à Paris, et jouée par les premiers talents : puis, une assez belle tour à droite du chemin, que je n’eus pas le temps d’examiner.

Une chose qui me frappa, c’est que toutes les rues étaient sablées d’une poussière bleue ; trois ou quatre voitures de charbon de terre que je vis passer, et qui tamisaient, en marchant, une poudre impalpable, m’expliquèrent le pourquoi. J’avais déjà pris mon crayon pour écrire sur mon carnet : — Dans ces régions éloignées et non décrites, par un phénomène assez étrange, la terre est bleue ; — beaucoup d’observations de voyageurs ne sont pas mieux fondées.

Voici donc, pour en finir avec Cambrai, l’aspect de l’endroit que nous livrons bénévolement aux amateurs de couleur locale. — Terre bleue, ciel eau du Nil plombée, maisons feuilles de roses sèches, toits violet d’évêque, habitants potiron clair, habitantes jaune paille. — Cambrai est une excellente ville pour encadrer un roman intime ; si nous nous livrions à ce genre de divertissement, nous en aurions levé le plan, et nous y aurions mis une ou deux paires de héros et d’héroïnes plus ou moins adultères et phtisiques, ce qui eût été du meilleur effet.

Cambrai passé, la campagne prit un caractère tout différent de ce que j’avais vu jusqu’alors ; l’approche du nord se faisait déjà sentir, et il vous arrivait dans la figure quelques bouffées de son haleine glaciale. J’avais quitté Paris la veille en chemise et par une chaleur de vingt-six degrés ; je trouvai en vingt heures de distance que ma vertu n’était pas un habit suffisant, et je m’emmaillotai soigneusement dans mon manteau.

Je n’ai jamais rien vu de plus gracieux et de plus frais que le tableau qui se déroula devant mes yeux au sortir de cette vieille vilaine ville, tout enfumée et toute noire de charbon.

Le ciel était d’un bleu très-pâle qui tournait au lilas clair en s’approchant de la zone de reflets roses que le soleil levant suspendait au bord de l’horizon. Le terrain ondulait mollement, de façon à rompre la monotonie des lignes presque toujours plates dans ce pays, et de petits lisérés d’azur terminaient harmonieusement la vue de chaque côté du chemin ; d’immenses plantations d’œillettes tout emperlées de rosée frissonnaient doucement sous l’haleine du matin, comme les épaules d’une jeune fille au sortir du bal ; la fleur de l’œillette est presque pareille à celle de l’iris, d’un bleu délicat, où le blanc domine ; ces grandes nappes azurées avaient l’air de morceaux de ciel qu’une lavandière divine aurait étendus par terre pour les faire sécher. Le ciel lui-même ressemblait à un carré d’œillettes renversé, si la comparaison vous plaît mieux, tournée de cette manière ; pour la transparence, la finesse et la légèreté du ton, on eût dit une des plus limpides aquarelles de Turner ; il n’y avait cependant que deux teintes dominantes, du bleu pâle et du lilas pâle ; çà et là quelques bandes de ce vert prasin que les peintres appellent vert Véronèse, deux ou trois traînées d’ocre et de lueurs blondes accrochant quelques bouquets d’arbres lointains, voilà tout ; rien au monde n’était plus charmant, ce sont de ces effets qu’il faut renoncer à peindre et à décrire, et qui se sentent plutôt qu’ils ne se voient.

À mesure que la voiture avançait, la vue s’élargissait, de nouvelles perspectives s’ouvraient de tous côtés. De petites maisons de briques, enfouies dans des feuillages, et rouges comme des pommes d’api montées sur de la mousse, s’avançaient curieusement entre deux branches pour nous regarder passer. On voyait miroiter des eaux sous les rayons obliques, et s’écailler brusquement comme une paillette d’argent le toit d’ardoises de quelque clocher : de grandes trouées laissaient pénétrer l’œil dans les prairies du vert le plus amoureusement printanier que l’on puisse rêver, et découvraient mille petits sites calmes et reposés, d’une intimité toute flamande et du charme le plus attendrissant.

Il y avait surtout de petits sentiers, de vrais sentiers d’école buissonnière, qui venaient aboutir au grand chemin en filant le long de quelque muraille de clôture ou de quelque haie d’aubépine, avec des airs incultes et sauvages les plus engageants du monde, et qui me ravissaient fort. J’aurais voulu pouvoir descendre de voiture, et m’enfoncer à tout hasard dans un de ces sentiers qui, assurément, devait mener dans les endroits les plus agréables et les plus pittoresquement champêtres. On ne peut s’imaginer combien d’idylles dans le genre de Gessner ces petits chemins m’ont fait composer ; dans quels océans de crème ma rêverie s’est plongée à propos d’eux ; et combien d’épinards au sucre ils ont fait hacher à mon imagination !

Nous traversions fréquemment des hameaux, des villages, des bourgs, entièrement bâtis en briques, d’une propreté charmante, et si mignonnement construits en comparaison des hideuses chaumières des environs de Paris, que je ne revenais pas de ma surprise.

Toutes ces maisons zébrées de blanc et de rouge, chamarrées des dessins formés par les différentes manières de poser la brique, avec leurs contrevents peints et vernis, leurs corniches en saillie, leurs toits d’ardoise violette, et leurs puits en guérite festonnés de houblon ou de vigne vierge, font l’effet de ces villes de bois colorié qu’on envoie de Nuremberg dans des boîtes de sapin pour les étrennes des enfants. Les proportions sont plus grandes nécessairement, mais c’est la même chose. On pourrait donner un de ces villages au jeune Gargantua pour lui servir de jouet.

On croirait que de telles maisons doivent renfermer des habitants grassouillets, propres et bien vêtus, mais on aurait tort de juger de l’escargot par la coquille. On place volontiers contre ces fenêtres à vitrage de plomb encadrées de plantes grimpantes, quelque vaporeux profil de blonde jeune fille, se retournant au bruit des chevaux, ou travaillant à son petit rouet :

Œuvre de patience et de mélancolie !…


On se figure quelque jeune mère, debout, sur le pas de sa porte, avec son nourrisson au bras, et se détachant pure et lumineuse sur le front sombre et bitumineux de la salle basse, avec un grand chien qui la regarde tendrement et jappe à petit bruit, comme pour exprimer qu’il prend part à cette joie et à ce repos domestique.

Au lieu de cela, de vilaines créatures hâlées comme si elles eussent fait la campagne d’Afrique, et si laides, que les plus jeunes paraissaient avoir soixante ans. Ces infantes, pour la plupart, pétrissaient la crotte à cru avec de grands pieds plats auxquels il ne manquait que d’être palmés, et laissaient flotter fort négligemment le pli supérieur de leur robe. Si c’était une coquetterie, elle était mal entendue, et cette exhibition n’avait rien d’engageant ; mais je crois qu’elles n’y entendaient pas malice.

Ajoutez à cela quelques petits enfants morveux, en chemise beaucoup plus courte par devant que par derrière, sans bas, sans souliers, dont les jambes nues et rouges de froid, ressemblaient à des carottes bifurquées, se battant à coup de mottes de terre sur le bord des fossés, ou jouant sur le pas des portes, et vous aurez un tableau très-exact de la population de ces délicieuses maisonnettes.

Victor Hugo appelle quelque part les habitants d’une admirable petite ville de Bretagne, les punaises de ces magnifiques logis. Cela est vrai de toutes les villes qui ne sont pas des villes capitales ; le mot a paru exorbitant aux Bretons et même à quelques Parisiens ; mais il ne semble que suffisant quand on est sur les lieux. — L’homme est de trop presque partout, et les figures ne valent presque jamais le paysage.

Toutes les fois que la voiture passait par un village, il s’élevait subitement, du fond des fossés, de derrière les haies, du fumier des basses-cours, une meute de petits garçons albinos, avec de longues mèches de cheveux d’un blond de filasse éparpillés sur les yeux, qui la suivaient jusqu’à la limite extrême en faisant la roue, et en piaulant sur un ton plaintif le seul monosyllabe cents, cents, dont je ne compris que plus tard la signification terrible. Ces petits garçons, dont plusieurs sont des petites filles qui font la roue aussi prestement que les autres, remplissent l’emploi des chiens, qui est d’aboyer autour des voitures et de mordre les jarrets des chevaux. Une place de chien est, dans ce pays-là, une véritable sinécure ; seulement les chiens sont mieux vêtus, moins sales, et ne demandent pas de cents : triple avantage.

À propos de chiens, je dois consigner ici cette remarque importante, qu’ils deviennent de plus en plus rares, à mesure que l’on progresse vers les régions polaires et la zone arctique ; les chats sont aussi en fort petit nombre, je n’en ai vu que cinq dans tout mon voyage ; ils étaient d’un pelage gris fauve, rayé de quelques bandes noires. Ces pauvres animaux avaient l’air de ne pas souper tous les jours et de manger peu, mais rarement, contrairement au précepte de l’école de Salerne. Pour en finir avec la zoologie, je n’ai vu que deux papillons blancs, qui traversèrent le champ de ma lunette entre midi et une heure ; en revanche, j’ai vu beaucoup de Wallons en blouse et en casquette ; les moulins à vent (observation de mœurs qui n’est pas à négliger) varient singulièrement dans leur forme. Ce n’est plus le classique moulin, carré, tournant sur un pivot, c’est une tour élégante, dont le toit seul et les ailes sont mobiles ; quelques-uns portent au col une collerette de charpente, d’un effet très-pittoresque. Si ma description succincte ne vous suffit pas, je vous renvoie à un charmant petit tableau de Camille Roqueplan, qui était au dernier salon, où vous verrez une collection de moulins, les plus bouffons et les plus flamands du monde. — J’ajouterai ici, car vous n’en trouveriez pas de modèle dans le tableau que je vous indique, que j’en ai même remarqué un muni d’un seul aileron, qui s’agitait de l’air le plus démanché et le plus risible qu’on puisse voir. Je le recommande à Godefroy Jadin, le Raphaël des moulins à vent.

Je ne parlerai pas de Bouchain, qui est une ville si forte, que je suis passé à côté sans l’apercevoir. Si vous me permettez, nous sauterons quelques postes, et nous serons à Valenciennes.

C’est à peu près vers cette ville que commença une mauvaise plaisanterie qui se prolongea tout le temps de notre voyage : de quart d’heure en quart d’heure, nous traversions des cours d’eau, et des façons de rivière de province, et comme des voyageurs ignorants et consciencieux, nous demandions à quelque Wallon plus ou moins stupide :

— Monsieur, le nom de la rivière ?

— C’est l’Escaut, monsieur.

— Ah ! fort bien.

Plus loin nouvelle rivière, nouvelle question :

— Et ceci, monsieur le Wallon, auriez-vous l’obligeance de me dire ce que c’est ?

— Certainement monsieur ; c’est l’Escaut canalisé.

— Monsieur, j’en suis bien aise ; j’aime les canaux ; c’est un bienfait de la civilisation. Mais il ne faut pas en abuser cependant.

Le Wallon restait dans l’attitude calme et simple qui convient à une conscience pure ; il n’avait pas l’air de comprendre l’intention majestueuse du dernier membre de phrase.

— Et là-bas, où je vois des bateaux à voile rouges et à gouvernail vert pomme ?

— L’Escaut, monsieur, l’Escaut lui-même.

Nous nous étions si bien habitués à cette réponse, que lorsque nous arrivâmes au bord de la mer, à Ostende, mon camarade Fritz ne voulut jamais convenir que ce fût l’océan, et il soutint mordicus unguibus et rostro que c’était encore l’Escaut canalisé. On eut toutes les peines du monde à le faire sortir de là ; et quoiqu’il ait bu l’onde amère comme Télémaque, fils d’Ulysse, il n’est pas encore bien sûr de son fait.

J’entrai dans Valenciennes avec une idée de broderies et de dentelles qui ne me quitta point. Cette impression se renouvela à Malines : j’aurais voulu que toute la ville fût découpée et festonnée à jour, et je demeurai désagréablement surpris en voyant très-peu de Valenciennes. Toutes ces villes célèbres, exclusivement pour un objet quelconque, m’ont toujours produit cet effet. Je ne me représente Nérac que sous forme de terrine, ainsi qu’Angoulême ; Chartres n’est dans mon imagination qu’un immense tas de pâtés ; Bordeaux qu’une cave pleine de bouteilles à goulots allongés ; Bruxelles qu’un grand carré de choux, dits de Bruxelles, Ostende qu’un parc d’huîtres, et ainsi de suite. À combien de déceptions de pareils préjugés exposent un honnête touriste !

Valenciennes est, du reste, une jolie petite ville, avec quelques maisons renaissance, un hôtel de ville du commencement de Louis XIV, et une église dans le goût florentin. C’est à Valenciennes que je vis pour la première fois sur les murs cette inscription formidable, qui s’est reproduite invariablement de dix maisons en dix maisons jusqu’à la fin de cette odyssée merveilleuse :

Verkoopt men dranken.

Ce qui signifie en loyal flamand : Ici l’on vend à boire, ou bien en français belge : Ici l’on van de boison (sic). C’est aussi à Valenciennes qu’on me rendit, pour de l’argent que je donnai, je ne sais quelle fabuleuse petite monnaie de cents et de pièces de plomb marquées d’un double W couronné, où le diable n’aurait rien compris, et qu’on me présenta un tuyau de paille de chanvre au lieu d’allumette pour mettre le feu à mon cigare.

Dans la grande rue de Valenciennes, j’aperçus le premier et le seul Rubens que j’aie jamais vu dans mon voyage à la recherche de la chevelure blonde et du contour ondoyant ; c’était une grosse fille de cuisine, avec des hanches énormes et des avalanches d’appas prodigieuses, qui balayait naïvement un ruisseau, sans se douter le moins du monde qu’elle était un Rubens très-authentique. Cette rencontre me donna bon espoir : espoir trompeur !

Valenciennes est la dernière ville française ; il n’y avait plus que quelques lieues pour atteindre la frontière. Je récurai soigneusement ma lorgnette pour ne rien perdre des choses étonnantes que j’allais sans doute voir. Fritz, lui-même, mit la Fleur des exemples dans sa poche.

De grandes cheminées d’usines, en briques roses, donnent à toute cette portion du pays un air égyptien fort peu flamand. Beaucoup de maisons, aussi de briques rouges, sont disséminées le long de la route ; elles portent toutes le millésime de l’année où elles ont été bâties ; la plus ancienne ne remonte pas au delà de 1811. À droite et à gauche, des clochers s’élèvent fréquemment par-dessus cette forêt de cheminées, et déchirent la toile grise de l’horizon.

Nous nous croisâmes avec plusieurs voitures d’une configuration particulière, à ridelles fort longues et fort évasées, entièrement peintes de ce bleu de ciel réservé autrefois aux boutiques de perruquier. Les chevaux n’étaient pas attelés de même que ceux de nos charrettes ; ils n’avaient qu’un collier et étaient du reste entièrement nus.

Enfin nous arrivâmes à un endroit où l’on nous fit descendre de voiture, et où l’on porta nos paquets dans une espèce de hangar pour les visiter. Nous n’étions plus en France. Je fus fort étonné de ne pas éprouver une sensation violente. Je croyais qu’un cœur un peu bien situé devait donner au moins vingt pulsations de plus à la minute en quittant le sol adoré de la patrie ; je vis qu’il n’en était rien. Je croyais aussi qu’une frontière était marquée de petits points, et enluminée d’une teinte bleue ou rouge, ainsi qu’on le voit dans les cartes géographiques ; je me trompais encore.

Un café, intitulé Café de France, orné d’un coq qui avait l’air d’un chameau, marquait l’endroit où finissait le territoire français. Un estaminet, à l’enseigne du Lion de Belgique, indiquait la place où commençait les possessions de sa majesté Léopold. L’enseigne de cet estaminet ne nous donna pas une bien haute idée de l’état actuel des arts en ce bienheureux pays de contrefaçon. Recette générale : Voulez-vous faire un lion belge ? ne prenez pas un lion ; prenez un caniche adolescent, mettez-lui une culotte de nankin, une perruque de filasse et une pipe à la gueule, et vous aurez un lion belge, qui fera un excellent effet au-dessus de l’inscription : Verkoopt men dranken.

Je me donnai le plaisir, pendant que les douaniers fouillaient ma valise, de faire plusieurs fois le voyage de France en Belgique et de Belgique en France. Une fois même je me tins un pied sur la France et l’autre sur la Belgique. Le pied droit, qui posait sur la France, ne sentit pas, je l’avoue à ma honte, le moindre picotement patriotique. Fritz, s’avançant de mon côté, me demanda si je ne baiserais pas le sol de la patrie avant de remonter en diligence. Nous cherchâmes vainement une place propre pour accomplir ce pieux devoir ; mais il faisait une boue d’enfer, et nous fûmes forcés de renoncer à cette formalité indispensable. D’ailleurs il se présentait une autre difficulté, à savoir : si un pavé pouvait passer pour la terre natale, et nous n’avions que des pavés à embrasser !

En attendant que la visite fût finie, nous nous jetâmes, tout altérés de couleur locale et crevant en outre de soif, dans le triomphant estaminet du Lion Belge, où nous nous répandîmes dans le corps plus de bière qu’il n’en pouvait raisonnablement tenir. Ce fut un déluge de faro, de lambic, de bierre blanche de Louvain, à mettre à flot l’arche de Noé. Nous prîmes aussi du café belge, du genièvre belge, du tabac belge, et nous nous assimilâmes la Belgique par tous les moyens possibles.

Étant retourné sous le hangar, j’assistai à l’ouverture des malles des deux dames du coupé dont j’avais si subtilement évité la compagnie et le perroquet. C’était une singulière collection d’oripeaux, de blondes jaunes, de pots de pommade et autres ustensiles plus ou moins congrus. L’une de ces dames, si respectables à cause de leur grand âge, était une modiste parisienne qui s’en allait en Russie ; l’autre, une cantatrice portugaise qui s’en allait en Angleterre. Comme j’étais occupé à regarder ces brimborions intimes, car une malle ouverte est souvent la révélation de la vie entière d’une personne, je me sentis baiser la main par derrière. Je me retournai vivement pour voir la divinité à qui j’avais inspiré une passion si subite, et j’en augurais déjà bien pour mes futures bonnes fortunes en pays étranger Je vis une espèce de jeune homme en blouse bleue, d’un aspect équivoque, qui souriait bêtement avec une grande gueule qui lui servait de bouche.

Je ne comprenais rien à cette comédie ; un douanier me mit au fait : c’était une mendiante idiote, habillée en homme, qui aidait quelquefois à décharger les paquets, et qui demandait l’aumône de cette manière. Je lui jetai vite un sou pour m’en débarrasser. Fritz lui en donna deux ; elle lui baisa sa botte fort tendrement. Pour trois, je ne sais trop ce qu’elle aurait embrassé.