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Zigzags/Un tour en Belgique/IV

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ZigzagsV. Magen (p. 55-72).
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Je suis réellement désireux autant que vous, mon cher lecteur, d’arriver à la fin de mon voyage ; je meurs d’envie d’être à Bruxelles, comme si j’avais fait une banqueroute frauduleuse ; mais j’ai beau éperonner ma plume lancée au grandissime galop sur cette route de papier blanc, qu’il faut rayer d’ornières noires, je n’avance pas, je ne puis suivre cette grosse diligence chargée de paquets et de Wallons, et traînée depuis quelques heures par des chevaux également wallons. J’aurai mis moins de temps à faire le tour de la Belgique qu’à écrire ces quatre misérables chapitres.

Comme la jeune souris sortie pour la première fois de son trou, je suis enclin à prendre des taupinières pour des montagnes, et à raconter comme des choses étranges et merveilleuses les événements les plus simples du monde. J’ai dû faire et je ferai sans doute des observations de la plus haute ingénuité. Mes remarques seront un peu dans le genre de celles de ce Chinois venu à Paris, et qui, entre autres choses singulières, écrivit sur ses tablettes qu’il avait vu des maisons si hautes que l’on pouvait du toit cueillir les étoiles avec la main, des femmes qui se coupaient les ongles, et des jeunes hommes, de vingt ans au plus, qui lisaient couramment dans toutes sortes de livres. Ou bien encore de la façon de cet Anglais qui s’étonnait fort que de tout petits enfants parlassent très-bien l’italien en Italie.

Je voudrais décrire les pavés un à un, compter les feuilles des arbres, rendre l’aspect des objets, et même noter d’heure en heure la teinte et la forme des nuages, et si je n’étais retenu par une honte virginale, j’écrirais des choses comme ceci :

Le ciel est beaucoup plus grand que je ne croyais (le plus grand morceau de ciel que j’eusse jamais vu est celui qui sert de plafond à la place de la Concorde) ; les hommes ne sont pas bleu-de-ciel et les chevaux jaune-serin ; il existe donc quelque chose hors de la banlieue, et la terre ne vous manque nulle part sous les pieds ! il y a donc des gens qui ne vivent pas à Paris, qui n’ont jamais vu Paris, qui ne verront jamais Paris !

Je savais bien vaguement qu’il y avait par là toutes sortes de parties du monde, qu’on appelle l’Europe, l’Asie, l’Amérique et l’Afrique ; mais, à vrai dire, je n’y ajoutais pas grand’foi, et je pensais au fond de l’âme que c’étaient des bruits qu’on faisait courir.

J’entrai dans Mons avec cette idée saugrenue, assez pareille à celle qu’ont les provinciaux en visitant la bibliothèque du Roi… Est-ce que la vie suffirait à lire tous ces livres ?… Est-ce qu’on pourrait connaître tous les hommes qui sont dans toutes les maisons de toutes ces villes, qui se succèdent si rapidement ? Je me sentais, je ne sais trop pourquoi, une prodigieuse envie d’être l’ami intime des pacifiques habitants de Mons, ville de guerre.

C’est vraiment une chose effrayante pour tout cœur un peu vaste et d’une ambition un peu haute de voir combien il y a de gens au monde qui ne se doutent pas de votre existence ; aux oreilles de qui votre nom, si retentissant qu’il soit, ne parviendra jamais : il me semble qu’on doit revenir de voyage plus modeste qu’auparavant, et avec une idée beaucoup plus juste de l’importance relative des choses. On est sujet à se méprendre sur le bruit qu’on fait et la place qu’on occupe dans le monde ; parce qu’autour de vous une douzaine de personnes parlent de vous, on se croit le pivot sur qui roule la terre : il est bon d’aller regarder le rayonnement de sa gloire du fond d’un pays étranger. Combien partent avec de grandes inquiétudes et de grandes précautions pour garder leur incognito, qui écriraient volontiers au retour sur leur chapeau :

C’est moi qui suis Guillot, gardien de ce troupeau, et qu’on ne reconnaîtrait pas plus pour cela !

Somme toute, l’impression d’un voyage est douloureuse. On voit combien facilement l’on se passe de gens que l’on croyait le plus aimer, et comme de cette absence temporaire à l’absence absolue la transition serait simple et naturelle ; on sent instinctivement que le coin que l’on occupait dans quelques existences s’est déjà rempli, ou va l’être. On comprend qu’on peut vivre ailleurs que dans son pays, sa ville, sa rue, avec d’autres que ses parents, ses amis, son chien et sa maîtresse ; et je suis persuadé que c’est une pensée mauvaise. La fable du juif errant est plus profonde qu’on ne le pense. Rien n’est plus triste que de voir tous les jours des choses qu’on ne reverra plus.

Un homme qui voyage beaucoup est nécessairement un égoïste.

Retournons à Mons. — Mons est une vraie ville flamande. Les rues y sont plus propres que les parquets en France ; on les dirait cirées et mises en couleur. Les maisons sont peintes, sans exceptions, du haut en bas, et de teintes fabuleuses. Il y en a de blanches, de bleu cendré, de ventre de biche, de roses, de vert pomme, de gris de souris effarouchée, et de toutes sortes de nuances égayées, inconnues dans ce pays-ci. Le pignon découpé en forme d’escalier s’y montre assez fréquemment. La toiture de l’Ambigu-Comique peut donner aux Parisiens, qui ne sont pas très-cosmopolites en général, une idée assez nette de ce genre de construction : cela produit un effet d’une bizarrerie assez agréable.

J’entrevis à peine au bout d’une rue la silhouette vague de la cathédrale, qui ne me parut pas belle. En revanche, la voiture s’étant arrêtée, j’eus tout le loisir d’examiner une charmante église fantastique et gaie au possible, avec une foule de clochetons, d’aiguilles, et de petits minarets ventrus, d’une tournure tout à fait moscovite : on dirait d’une grande quantité de bilboquets et de poivrières rangés symétriquement sur le toit, ou bien encore de grosses pommes enfilées dans une broche. Ceci est l’image grotesque, mais figurez-vous quelque chose d’un caprice ravissant et de l’aspect le plus pittoresque : une église joyeuse et triomphante, plus propre à des noces qu’à des enterrements, et follement ornée dans le goût Louis XIII le plus effréné, le plus fleuri, le plus bossu, une carrure à la fois trapue et svelte, une légèreté lourde, et une lourdeur légère du meilleur effet.

Cette église est, si je ne me trompe, consacrée à sainte Élisabeth, à moins cependant qu’elle ne soit dédiée à saint Pierre ou saint Jude, ce qui est possible ; mais ce qu’il y a de sûr, c’est qu’elle est à droite de la grande rue, en venant de Paris.

À Mons, j’achetai des gâteaux couleur locale ; ce sont de petits ronds de pâte ferme ou de pâte brisée, sucrés très-libéralement, qui ressemblent assez aux paste frole italiennes, mais d’un goût moins fin et moins parfumé. En général, j’ai remarqué une chose, c’est qu’en Belgique le pain et la pâtisserie sont toujours très-mal levés ; les gâteaux feuilletés ne réussissent pas : est-ce la faute des mitrons, de l’eau, de la levure, ou de la farine ? Je ne suis pas assez fort en boulangerie pour résoudre la question, mais le fait est certain. Tout en philosophant sur la pâtisserie, je bus une grande quantité de genièvre pour faire passer les gâteaux, et je mangeai une grande quantité de gâteaux pour faire passer le genièvre. J’avais convié à ces magnificences le tailleur excentrique, au petit habit cousu de fil blanc, ce qui acheva de me conquérir son amitié, et me valut par la suite deux bonnes histoires et plusieurs renseignements utiles.

Vers cette latitude, une inquiétude sérieuse me vint prendre au collet. Le lecteur n’a sans doute pas oublié les causes de mon excursion dans ces régions polaires et arctiques, et que, comme un autre Jason, j’étais parti pour aller conquérir la toison d’or, ou, pour parler en style plus humble, chercher la femme blonde et le type de Rubens ; but innocent et louable s’il en fut. Je n’avais pas encore vu une seule femme blonde, quoique j’eusse mon télescope constamment braqué, et que mon ami Fritz regardât à gauche, tandis que j’explorais le côté droit de la route, de peur de laisser passer, dans un moment de distraction ou de négligence, quelque Rubens sans cadre, sous forme d’une honnête Flamande.

Je communiquai mes craintes au digne Fritz qui, avec le beau sang-froid qui le caractérise dans toutes les occasions difficiles de sa vie, me répondit qu’il ne fallait pas encore perdre courage ; que Rubens était d’Anvers, et que c’était probablement à Anvers que se trouvaient les modèles de ses tableaux ; mais que si à Anvers (en flamand Antwerpen) je ne rencontrais pas de blonde, non-seulement il me permettrait de me désespérer, mais encore il m’y engagerait de son mieux, et ne me refuserait pas même la douceur de me jeter dans l’Escaut canalisé ou non, à mon choix.

Selon lui, je n’avais encore aucun droit à des femmes blondes ; je pouvais tout au plus en exiger de châtaines.

Je me rendis à des raisonnements si pleins d’éloquence et de sagesse, et je me promis de ne demander la femme blonde que trente ou quarante lieues plus loin.

Les lignes du paysage s’abaissaient de plus en plus, et prenaient l’horizontalité la plus flamande et la plus désespérante du monde ; on aurait dit un tapis de billard, et si ce n’eût été un peigne de clochers posé transversalement au bord du ciel, et qui mordait à belles dents la chevelure bleue de l’éther, terre et ciel eussent été confondus ; on n’aurait pas pu se rendre compte de l’espace, de même que si l’on eût été en pleine mer.

De temps en temps les obélisques fumants des usines remplaçaient les clochers ; quelques files de peupliers hérissaient la campagne d’une rangée de points d’exclamation !  !  !  ! qui la faisait ressembler à une page pathétique d’un livre à la mode.

Le houblon, cette vigne du nord, commençait à se montrer plus fréquemment. C’est une très-jolie plante qui monte en festons autour d’échalas très-hauts, avec un faux air de pampres autour d’un thyrse. Iacchus, le doux père de joie, ne s’y tromperait pas, à une lieue de distance ; mais un voyageur à vue basse et très-ignare en botanique peut aisément prendre le change.

Des créatures que je suis obligé d’appeler des femmes, faute d’autre mot, continuaient cependant à passer de temps à autre sur le chemin. Je dois proclamer hautement ici, dût-on m’accuser de paradoxe, que je n’ai jamais vu rien de plus brûlé, de plus rôti, de plus dérisoirement brun que ces femmes. Les blondes, j’en suis sûr, doivent immanquablement être fort nombreuses en Abyssinie et en Éthiopie, car les mulâtresses et les négresses abondent en Belgique.

Plus on avance, plus on sent dans l’air un vague parfum de catholicité totalement inconnu en France ; presque à chaque maison il y a une vierge ou un saint dans une niche, et non point un saint ou une vierge avec des nez cassés et des doigts de moins comme ici, mais jouissant de tout leur nez et très-peu manchots. Dans beaucoup de villages les vierges sont habillées en robe de soie et ornées de couronnes, d’oripeaux et de moelle de sureau ; elles ont une lampe devant elles comme en Espagne ou en Italie ; les églises sont aussi parées avec une recherche et une coquetterie amoureuse tout à fait méridionales.

Un peu avant Bruxelles, le tailleur drolatique de la rue d’Or me fit remarquer sur la droite de la route, auprès de quelques cheminées d’usines, deux rangées de bâtiments parfaitement uniformes et composées d’un petit rez-de-chaussée et d’un premier étage ; plus, deux ou trois toises de terrain en manière de jardinet.

Il me dit que toutes ces maisonnettes, divisées régulièrement en cellules, appartenaient à MM***, premiers négociants de la Belgique, qui y tenaient à leur usage une espèce de phalanstère ou couvent de travailleurs.

Une cellule est allouée à chaque ouvrier, qui ne peut sortir de l’établissement que sur une permission expresse, qu’on accorde très-difficilement, et pour des cas extraordinaires ; un ouvrier qui s’absenterait deux fois sans exeat serait irrémissiblement renvoyé. — Pour que les travailleurs n’aient aucun motif plausible de s’éloigner de la fabrique, il y a un cabaret ou cantine géré par l’administration, où les ouvriers sont seuls admis. La paternité de l’administration ne s’est même pas arrêtée là ; elle entretient un harem spécial à l’usage de ces moines industriels, en sorte qu’elle trouve moyen de leur reprendre en détail la somme qu’elle leur a donnée en une fois. Ainsi donc, ayant bon souper, bon feu, bon gîte et le reste, ces gens-là vivent là comme des rats en paille, et ne sont matériellement pas à plaindre. Mais la dignité morale souffre de voir des hommes réduits à fonctionner comme une machine à vapeur, et n’être plus qu’un rouage, au lieu d’être la créature de Dieu. — Il est très-clair qu’ils ne seraient ni si bien logés, ni si bien nourris, ni si bien vêtus chez eux ; cependant ce doit être une vie horriblement triste que cette vie de caserne et de monastère sans éventualité possible : je ne serais pas fort étonné que l’administration ne fût obligée de fournir assez souvent à ces pauvres diables, si heureux en apparence, quelques toises de cordes pour se pendre, et quelques boisseaux de charbon pour s’asphyxier.

Plus loin, le tailleur Hoffmanique, inventeur des moulins à eau sur les montagnes, et des moulins à vent au fond des puits, qui s’était décidément institué mon cicérone, me raconta qu’une petite figurine enluminée, que je venais d’entrevoir dans une niche, à l’angle d’une maison, était l’effigie d’une sainte fort célèbre et très-influente dans le pays ; cette courageuse fille, lors de la guerre des Prussiens, allait sur les remparts arrêter les boulets au vol, et les serrer dans son tablier, ce qui lui avait valu la canonisation. Jusqu’ici l’histoire est des plus simples ; on en voit mille comme cela dans la Légende dorée, et le miracle n’est pas trop miraculeux pour un miracle. Mais ce qu’il y a de beau, c’est que jamais on ne trouve le même nombre de boulets dans le tablier de pierre de la statue. Il y en a tantôt cinq, tantôt sept, tantôt neuf ; l’expérience a été tentée mille fois, et jamais le chifire ne s’est trouvé exact. Je vous donne cette fable pour ce qu’elle est, cependant beaucoup d’histoires sérieuses n’ont pas de fondements plus authentiques.

Au même endroit, je vis une église dont le toit en arête était denticulé de la façon la plus délicate : un cochon rose, pareil à celui du tableau de Delaberge, une jeune fille très-blonde, mais en revanche très-maigre et très-laide ; et une enseigne ainsi conçue : Un tel (tous les doubles W, les K et les H possibles), charcutier-bottier, tient la rouennerie et les étoffes ; et cela, vous pensez bien, sans préjudice de l’inamovible Verkoopt men Dranken.

À propos d’enseignes et de boutiques, je noterai ici que tout le monde est épicier, et que l’on va de Paris à Bruxelles entre une double haie de magasins d’épiceries qui sont en même temps des bureaux de tabac, au Coq gaulois ou au Lion belge.

Qui diable peut donc acheter tout ce poivre et toute cette mélasse ? ou bien l’état d’épicier a-t-il de si grands charmes qu’on l’exerce pour le plaisir seulement ? Je penche fort à le croire.

La pluie rayait le ciel de hachures menues qui dégénérèrent bientôt en cataractes, de sorte qu’il fallut rentrer la tête dans la coquille et écouter derechef les histoires du tailleur. Il en raconta deux : l’une d’un chevalier pénitent que le prieur envoya en Terre-Sainte avec une tabatière dont tous les grains de tabac étaient comptés ; l’autre, de la belle brodeuse de la rue d’Or, à Bruxelles, qui est une histoire de sympathies occultes et de magnétisme très-compliquée (le petit tailleur était affilié à une secte mesmérienne), et pleine de choses étonnantes et incompréhensibles, très-bonne à écouter dans une diligence, par un jour de brouillard et de pluie grise.

Quand nous entrâmes dans Bruxelles, l’eau tombait des toits en si grande abondance, que les chiens altérés pouvaient boire debout.

Voici les remarques que je fis ce soir-là ; elles portent exclusivement sur les fenêtres.

Les carreaux inférieurs sont garnis d’un morceau de tulle exactement de même dimension, et tendu aussi parfaitement que possible ; au milieu est un grand bouquet brodé à la main ; ou bien encore de petits volets en jonc de la Chine tissé très-dru, sur lesquels sont représentés des paysages, des oiseaux ou des fruits ; ces volets, opaques du côté de la rue, permettent aux personnes du dedans de voir, sans être vues, ce qui se fait dehors, occupation qui leur est facilitée par une combinaison de miroirs concentriques, disposés à l’extérieur de manière à réfléchir dans une glace posée sur une table ou dans une boule d’acier suspendue au plafond tous les gens qui passent aux deux bouts de la rue. Les espagnolettes ne sont pas non plus disposées comme les nôtres ; elles ouvrent et ferment plus facilement et plus exactement, à l’aide d’un manche qui tourne sur un petit système de roue dentelée.

Je remarquai, en outre, que toutes les maisons étaient peintes à l’huile, et vernies, pour la plupart, ce qui est assez insupportable à l’œil.

Le temps qu’il fait n’étant pas propre aux observations, nous nous arrêterons, s’il vous plaît, à l’hôtel du Morian, pour dormir un peu et attendre que la pluie soit passée.