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Zigzags/Un tour en Belgique/VI

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ZigzagsV. Magen (p. 95-121).

Le chemin de fer est maintenant à la mode : c’est une manie, un engouement, une fureur ! Mal parler du chemin de fer, c’est vouloir s’exposer de gaieté de cœur aux invectives agréables de messieurs de l’utilité et du progrès ; c’est vouloir se faire appeler rétrograde, fossile, partisan de l’ancien régime et de la barbarie, et passer pour un homme dévoué aux tyrans et à l’obscurantisme. Mais dût-on m’appliquer le fameux vers de M. Andrieux :

Au char de la raison attelé par derrière,


je dirai hardiment que le chemin de fer est une assez sotte invention. — Comme aspect, le chemin de fer n’a rien de pittoresque en lui-même. Figurez-vous de petites tringles (rails-road) posées à plat sur des bûches, dans lesquelles s’engrènent des roues creuses et d’un diamètre médiocre, de la grandeur à peu près des roues de devant d’une diligence. — Puis, une longue file de voitures, fourgons, chariots liés les uns aux autres avec des chaînes, et séparés par de gros tampons de cuir, pour tempérer le frottement et les chocs accidentels. — En tête un remorqueur, espèce de forge roulante, d’où s’échappent des pluies d’étincelles, et qui ressemble, avec son tuyau dressé, à un éléphant qui marcherait la trompe en l’air. — Le reniflement perpétuel de cette machine, qui, en fonctionnant, crache une noire vapeur, avec un bruit pareil à celui que ferait, en soufflant l’eau salée par ses évents, un monstre marin enrhumé du cerveau, est assurément la chose du monde la plus insupportable et la plus pénible, l’odeur fétide du charbon de terre, doit être aussi mise en ligne de compte parmi les avantages de cette manière de voyager.

Je m’imaginais que l’on ne sentait aucune espèce de cahot ni de mouvement sur les bandes polies du chemin de fer ; c’est une erreur : les voitures traînées par le remorqueur ont une oscillation d’avant en arrière, une espèce de tangage horizontal qui affadit et donne mal au cœur. Ce n’est point un cahotement de bas en haut comme celui qui est causé par les inégalités des chemins ordinaires ; c’est un mouvement pareil à celui d’un tiroir à coulisse qu’on ouvrirait et qu’on refermerait plusieurs fois de suite avec précipitation. Le remorqueur se met en marche, la première voiture tire la seconde qui vient frapper sur le tampon intervallaire, et ainsi de suite, jusqu’au bout de la file ; ce contre-coup sourd est quelque chose d’affreux, surtout quand le remorqueur s’arrête, — cérémonie qui s’exécute avec une musique de ferraille peu réjouissante.

Pour la vitesse, elle est assez grande ; mais cependant, elle ne m’a pas paru dépasser celle d’une chaise de poste. On m’a dit, il est vrai, que la machine pouvait être beaucoup plus poussée, et la force de progression doublée. — Après cela, il y a cette petite considération, de sauter en l’air et d’être envoyé à la rencontre des aérolithes et des étoiles filantes, promenade qui ne manque pas d’un certain charme.

J’avoue que j’aime mieux les anciennes voitures attelées avec des chevaux, que toutes ces mécaniques de complication peu rassurante. — Une bonne berline, avec trois forts chevaux, et un postillon, seulement à moitié ivre, qui fait claque allègrement son fouet, et fesse à tour de bras les lutins de l’air, a quelque chose d’autrement vivant et joyeux que des rangées de corbillards qui glissent silencieusement sur ces rainures au bruit asthmatique du chaudron.

De bons chevaux piaffant, hennissant, avec de grandes crinières, des croupes satinées, des pompons rouges et des grelots scandant de leurs sabots ce beau vers de Virgile :

Quadrupe | dante pu | trem soni | tu quatit | ungula | campum,


sont certainement préférables comme poésie et comme commodité ; on peut aller à droite et à gauche, traverser et couper au lieu de suivre imperturbablement la ligne droite, celle de toutes les lignes qui déplaît le plus aux gens qui n’ont pas le bonheur d’être mathématiciens ou fabricants de chandelles, et qui ont conservé dans un coin de leur âme le sentiment du beau, — provenant, comme on sait, de l’emploi des lignes rondes et des zigzags, vérité très-connue des enfants qui vont à l’école.

Quand le seul inconvénient des chemins de fer ne serait que d’amener la suppression des chevaux et des cochers, ce serait assez, à mon sens, pour qu’on ne les adoptât pas. — J’abandonnerais assez volontiers les cochers pour qui j’ai une sollicitude médiocre ; mais je serais désolé que ce superbe animal qui a fourni à Job et M. Delille le sujet d’une si belle description, disparût de la surface du globe : et vraiment, du train dont y vont MM. les utilitaires, je crains fort que l’on n’en arrive bientôt, comme on le voit dans la caricature de Cruischank, à faire l’exhibition du dernier cheval, entre une cage d’humanitaires et de Papous de la mer du Sud. Dans quelques cents ans d’ici, les Georges Cuvier et les Geoffroy Saint-Hilaire de l’époque arriveront, par l’anatomie comparée, à reconstruire les squelettes de chevaux dispersés dans les couches de tuf, de calcaire ou de marne, en feront des descriptions interminables propres à démontrer qu’il ne faut pas confondre la bête appelée cabalontosaurium, qui vivait avant le grand renouvellement du monde, opéré par la vapeur, avec le hanneton et le rhinocéros ; et que ce n’est pas non plus un poisson comme quelques savants l’ont d’abord prétendu.

Nous ne sommes pas encore arrivés au degré de folie des Américains, qui font des chemins de fer dans tous les sens, sous terre, dans l’eau, au grenier, à la cave, et d’un coin de la chambre à l’autre. — Nous avons trop de bon sens pour nous laisser aller à de telles rêveries, et la France sera assurément le dernier pays silonné de chemins de fer. — Les chemins de fer sont à peu près comme les omnibus, qui coûtent peu de frais de transport, parcourent de grands espaces, et voiturent beaucoup de monde. Ils ne vont jamais où l’on a affaire : c’est ce qui fait que la première rue venue, et un cabriolet, vaudront toujours infiniment mieux. Un chemin de fer et un omnibus aboutissent, sans exception, à un bourbier, à une porte fermée et à un égout en construction ; de sorte que pour arriver à l’endroit où l’on veut aller, il faut toujours prendre une voiture et un cheval ordinaires.

Tout ce qui était véritablement utile à l’homme a été inventé dès le commencement du monde. Ceux qui sont venus après se sont renversé l’imagination pour trouver quelque chose de nouveau : on a fait autrement, mais on n’a pas mieux fait. Changer n’est pas progresser, il s’en faut de beaucoup ; il n’est pas encore prouvé que les bateaux à vapeur l’emportent sur les vaisseaux à voile, et les chemins de fer, avec leur machine locomotive, sur les routes ordinaires et les voitures traînées par des chevaux ; et je crois qu’au bout du compte, on finira par en revenir aux anciennes méthodes, qui sont toujours les meilleures. — Un de mes amis, homme de grande science et de grand esprit, s’occupe à fabriquer de la chair, en faisant passer des courants électriques dans du blanc d’œuf ; je pense qu’il est plus simple d’acheter une livre de viande chez le boucher, car les beef-steaks de mon honorable ami ressemblent, quoi qu’il en dise, à des omelettes manquées ; et quand même son opération réussirait parfaitement bien, qu’en résulterait-il ? Depuis Adam de bien heureuse mémoire on a de la viande sans galvanisme, sans courants électriques et sans blanc d’œuf. J’ai connu aussi un autre jeune homme qui avait trouvé la poudre de projection ; il a dépensé vingt-deux mille francs pour composer un louis, et fit fondre la maison où était son laboratoire, par la violence et la continuité du feu. Beau profit ! en vérité. Ceci est un peu l’histoire du chemin de fer.

Les wagons sont divisés en berlines, diligences, char à bancs couverts et simples chariots. — Dans la berline, les places sont séparées comme des stalles de théâtre, et l’on est assis sur de petits fauteuils ; la diligence est absolument pareille aux diligences ordinaires ; le prix des places varie depuis quatre francs dix sous jusqu’à un franc ; il y a plusieurs départs dans la journée.

Le chariot locomotif, le cheval de vapeur, qui râlait affreusement depuis quinze minutes, se mit à renacler plus tort, et à souffler plus activement la fumée ; un mouvement se fit, et nous commençâmes à rouler, d’abord avec lenteur, puis plus rapidement, et enfin avec une assez grande vitesse.

Le pays que nous traversions était parfaitement plat et parfaitement vert ; çà et là, les blanches maisons de Laeken, semblables à des marguerites, s’épanouissaient sur ces riches tapis d’émeraude, mouchetés de grands bœufs nageant dans l’herbe jusqu’au ventre ; des jardins anglais avec des allées jaunes, des rivières endormies aux eaux d’étain et de vif-argent, des ponts chinois, enluminés de couleurs brillantes, passaient à droite et à gauche ; des peupliers maigres et longs défilaient au grand galop ; des clochers se haussaient au bord de l’horizon ; de grandes flaques d’eau, pareilles aux écailles dispersées d’un poisson gigantesque, miroitaient de loin en loin sur la terre brune ; dans les excavations nombreuses qui bordaient le chemin, quelques estaminets avec le Verkoopt men dranken en lettres longues d’un pied, souriaient doucement du fond de leur petit jardinet de houblon, et faisaient mille avances au voyageur, pour l’engager à descendre et à boire un bon verre de cette grosse bière flamande, et à fumer une pipe de ce patriotique tabac belge ; avances inutiles, car sur un chemin de fer on ne peut s’arrêter, même pour boire, ce qui est un des plus graves inconvénients du chemin de fer, à mon avis.

Des barrières de bois peint, gardées par de petits garçons, barraient tous les chemins de traverse, jusqu’après le passage des wagons ; et de distance en distance, de frêles cabanes de gâchis et de paille abritaient les pionniers chargés de veiller à ce qu’aucune pierre ne se trouvât sur le rail.

La machine étant arrivée à son plus haut degré de progression, produisit un effet pareil à celui qui dans un bateau vous fait voir les rives en mouvement, tandis qu’il vous semble que vous-même vous êtes immobile. Les champs étoilés des fleurs d’or du colza commencèrent à s’enfuir avec une étrange vélocité, et à se hacher de raies jaunes où l’on ne distinguait plus la forme d’aucune fleur ; le chemin brun, piqué de petits cailloux blancs crayeux, avait l’apparence d’une immense queue de pintade que l’on aurait tirée violemment sous nous ; les lignes perpendiculaires devenaient horizontales, et si la figure du pays eût été mieux dessinée et plus accidentée, cela eût produit un mirage singulier. La silhouette de Malines, où ressortait principalement une grande tour carrée, passa si vite à côté de nous que, lorsque je poussai le coude à mon ami Fritz pour la lui faire voir, elle était déjà hors de portée. Cette rapidité ne se soutint pas, soit que le charbon manquât, soit que la nécessité de poser des voyageurs à différentes stations forçât de ralentir le feu. Cependant nous approchions d’Anvers, et comme le chemin de fer n’y aboutit pas directement, une foule d’omnibus de diverses formes et de diverses couleurs était ameutée à la descente. Ces omnibus se payent six sous comme les nôtres ; ils sont doublés en toile peinte et cirée, ont une impériale entourée de grillage pour mettre les paquets, et sont attelés de trois chevaux de front, comme l’étaient primitivement les omnibus de Paris. Ces chevaux, plus beaux et mieux nourris que les misérables rosses qui servent ici au transport en commun, n’ont pour tout harnais qu’un collier très-léger et sont du reste entièrement nus.

On entre dans Anvers par une porte de pierre, relevée de bossages, d’armoiries, et de trophées d’un effet qui ne manque pas de majesté ; les maisons roses, vert-pomme et gris de souris y abondent comme de raison ; j’en ai même vu deux ou trois en bois d’un ton goudronné fort régalant ; mais ce qui m’a le plus étonné, c’est la quantité prodigieuse de Madones, peintes et ornées de verroteries comme les bonnes vierges du moyen âge, que l’on voit à chaque angle de rue. Les Calvaires ne sont pas moins nombreux ; les sept instruments de la passion, la croix, la lance, l’échelle, le marteau, les clous, l’éponge, la couronne d’épines, disposés en faisceau, tapissent presque toutes les murailles ; de grands Christs d’un aspect tout à fait patibulaires, teints d’une couleur de chair livide et sillonnés de longs filaments rouges, s’élèvent dans les carrefours et au coin des places ; une lanterne leur tient lieu d’auréole, et ils ont tous une inscription conçue à peu près ainsi : Ex Christo splendor, ou Christus dat lucem, sur toutes les variations possibles ; on ne peut se figurer l’effet fantastique que font au clair de lune, dans la brume du soir, ces figures, de grandeur naturelle, avec leur lanterne rougeâtre, qui semble un œil de cyclope ouvert dans la nuit.

J’avais vu chez Roger de Beauvoir, sur son album, un dessin très-fantastique d’Alphonse Royer, représentant une immense tache d’encre, avec cette pompeuse inscription : Anvers la nuit. Rien ne s’opposait à ce que ce fût Constantinople ou Mazulipatnam. J’avais gardé à cause de ce dessin fallacieux une idée très-noire d’Anvers, et rien ne me surprit davantage que d’y voir clair, même la nuit, grâce au Christs-lanternophores. Rien n’est moins bitumineux, moyen âge et fouillis que la ville d’Anvers ; pas le moindre ruisseau stagnant, pas la moindre rue dépavée, rien enfin de ce pêle-mêle pittoresque qui fait de Rouen une si charmante ville pour les artistes. Ysabey, Poitevin et autres seigneurs de la peinture ficelée, chiquée et culottée (pardon du mot), ne trouveraient pas le plus léger sujet de croquis à Anvers ; tout y est large, vaste, bien aéré, d’une propreté fabuleuse ; tout y est peint à trois couches, même la cathédrale, qui est enluminée d’un pistache assez facétieux.

Nous descendîmes sur la place Verte dans le dessein louable de dîner très-bien ; ce à quoi nous ne réussîmes qu’imparfaitement ; mais Dieu, qui ne regarde que l’intention, nous pardonnera, je l’espère. On nous avait indiqué l’hôtel de l’Union comme un endroit où l’on pouvait vaquer agréablement à la réparation de dessous le nez ; nous allâmes donc à la restauration de l’Union, car, en français-belge, un restaurant se nomme une restauration. C’est une très-grande maison d’un blanc tirant sur le bleu de ciel, avec de grandes fenêtres, des bornes de fonte et d’un aspect tout à fait convenable. Nous y bûmes d’un certain vin blanc du Rhin qui n’était pas trop mauvais. Quant à la cuisine, elle était banale, et sans le moindre caractère. Fritz, qui a la manie des ingrédients exotiques, ne put trouver sur la carte, quoiqu’il eût eu la patience de la lire d’un bout jusqu’à l’autre, rien d’étrange et d’incongru, excepté une compote de gingembre de la Chine. Les confitures que Pantagruel envoya à Pichrocole ne sont rien auprès de cela. Figurez-vous des cantharides marinées dans de l’eau forte, du piment au vitriol, tout ce que vous pourrez imaginer de plus diaboliquement épicé et de plus haut en goût, une mixture à vous faire venir des cloches à la langue, comme si vous eussiez léché des orties, et vous aurez une faible idée de ce ragoût chinois et de saveur exorbitante.

Dès que nous eûmes dans le corps deux bouchées de cette abominable composition, nous commençâmes à crier : Haro ! haro ! la gorge mard ! sus page à la humerie ! mais l’incendie ne s’éteignit pas pour cela, et nous fûmes obligés de nous lever de table avec un volcan en flamme dans la poitrine.

À côté de nous dînaient deux vaudevillistes de mes amis dont j’ignore le nom… Aller en Flandre pour voir des Flamandes blondes, et y trouver des Parisiens vaudevillistes : ô dérision !

Les vaudevillistes s’en furent à l’orient, et nous au couchant ; nous ne nous sommes pas encore rencontrés depuis.

Comme il faisait encore assez de jour, nous visitâmes la cathédrale : il y a trois Rubens miraculeux, la Descente de croix, l’Érection de la croix et l’Assomption de la Vierge ; les deux premiers avec des volets de la même main, qui forment quatre tableaux. Six pages de oh ! de ah ! et de points d’exclamation, ne pourraient que faiblement représenter la stupeur admirative dont je fus saisi à l’aspect de ces prodiges ; au lieu d’un chapitre, il me faudrait un volume in-octavo. La chaire de bois, sculptée par Verbruggen, est de la plus grande beauté. Le sujet représente Adam et Ève, et la rampe, entourée de pampres et de feuillage, est chargée de toutes sortes d’oiseaux et d’animaux singuliers, entre autres, des dindons faisant la roue. Est-ce une allusion maligne de l’artiste aux ouailles du prédicateur, ou au prédicateur lui-même ? Nous n’osons décider cette question délicate. Quelle souplesse, quelle netteté, quelles arêtes franches et vives, quelle tournure abondante et facile ! comme cela est touffu, luxuriant, plein d’invention et de curiosité dans les détails, et que ces artistes du seizième siècle étaient de robustes compagnons ! L’église renferme aussi quelques bons tableaux de Quellyn, d’Otto Venius, maître de Rubens, de Vandick, et de plusieurs autres. Une seule chose chagrinante, c’est que cette belle cathédrale, qui est peinte en pistache par dehors, soit barbouillée on-dedans d’un jaune-serin exécrable, appliqué à plusieurs couches, et avec le plus grand soin du monde.

L’église visitée intérieurement, l’idée de grimper dans le clocher se présenta à nous ; il nous en coûta trois francs, ce qui est un peu cher pour un clocher. On montait dans les tours de Notre-Dame pour six sous, avant le roman de Victor Hugo, qui a mis la vieille cathédrale à la mode ; il en coûte huit sous maintenant, prix encore assez raisonnable.

Il y a six cent vingt-deux marches du pavé à la base de la croix qui surmonte la flèche ; on se hisse par un petit escalier tournant, où d’étroites barbacanes laissent à peine filtrer un jour douteux. L’obscurité est d’abord très-intense, à cause de l’ombre des édifices voisins ; mais à mesure qu’on s’élève, le jour augmente dans une progression symbolique, pour faire comprendre qu’en s’éloignant de la terre, les ténèbres se dissipent, et que la vraie lumière est en haut. À la moitié de la hauteur, se trouvent les cages des cloches, ces monstrueux oiseaux qui perchent et chantent sur le feuillage de pierre des cathédrales, et des chambres où l’on moule en ciment-mastic les fleurons ébréchés, et où l’on fabrique les ornements en saillie, dont le temps ou la guerre ébarbe incessamment la vieille église. — C’est une justice que l’on doit rendre aux Belges, ils soignent leurs monuments avec un amour tout filial : une pierre n’est pas plutôt tombée, qu’elle est replacée ; un trou ouvert, qu’il est bouché ; ils les mettraient volontiers sous verre, et cela est vraiment un état agréable, que l’état de monument dans ce pays-là. Seulement ils se montrent infiniment trop prodigues de vert-pomme, de jaune-citron, et autres badigeons peu gothiques. L’hôtel de ville d’Alost, où nous passâmes en revenant, est quelque chose de bien curieux dans ce genre : le fond de la muraille est d’un vert tirant sur le prasin, rayé de petites lignes blanches, pour figurer le joint des pierres ; les colonnettes sont bleu d’ardoise, les statues et les sculpture en blanc d’argent verni ; c’est fort bouffon, on dirait un jouet d’Allemagne.

Après bien des détours dans le ventre ténébreux du tube immense, nous débouchâmes enfin sur la plate-forme. Un panorama gigantesque se déploya devant nos yeux ; on ne peut guère imaginer un spectacle plus magnifique : de grandes vagues d’air nous baignaient la figure, et les frais baisers du vent séchaient sur nos fronts moites la sueur que la fatigue de l’ascension y avait fait perler ; des bouffées de colombes passaient de temps à autre, et neigeaient en blancs flocons sur la balustrade découpée en trèfles si frêles, que je n’osais m’y appuyer, de peur de me précipiter avec elle dans l’abîme ; toute la ville se pressait au pied de la cathédrale, comme un troupeau aux pieds du pasteur ; les plus hautes maisons lui allaient à peine à la cheville, et les toits découpés en escaliers faisaient de là-haut un singulier effet : on aurait dit que les habitants de la ville avaient essayé de bâtir des gradins pour monter à l’assaut de la cathédrale, mais qu’ils s’étaient arrêtés au bout d’une douzaine de marches, voyant l’inutilité de leurs efforts. Tous ces toits ainsi chargés d’escaliers qui n’aboutissent à rien, avaient l’air d’un tas de petites Babels inachevées.

La ville, vue à vol d’oiseau, présente la figure d’un arc tendu dont l’Escaut forme la corde : ses toitures d’un rouge vif et d’un bleu violet écaillaient encore vivement la brume du soir, qui commençait à monter. L’Escaut brillait par places, comme une lame d’acier poli : dans d’autres endroits, il avait l’éclat mat d’une glace tournée du côté du tain ; de l’autre côté du fleuve, on apercevait la Tête-de-Flandre, et par-delà, d’immenses prairies d’un vert velouté où les eaux de l’Escaut, qui font beaucoup de sinuosités, pailletaient de loin en loin. Des koffs à voiles rouges s’avançaient lentement en déchirant de leur léger sillage la terne pellicule de ces rubans de plomb fondu. Souvent, comme l’horizontalité de la perspective ne permettait pas d’apercevoir le lit du fleuve, les barques avaient l’air de naviguer en pleine terre, et d’être des charrues à la voile. Le gardien nous fit remarquer, tout près de la ligne où commençait le ciel, quatre petits points noirs, presque imperceptibles. C’étaient quatre vaisseaux hollandais surveillant les passages. C’est dans cette direction que se trouve Berg-op-Zoom ; mais j’eus beau récurer les verres de ma lorgnette, je ne pus rien distinguer parmi les tons violâtres du lointain qui eût la moindre ressemblance avec une ville. — Si ce grand désir de voir Berg-op-Zoom vous étonne, c’est que j’ai eu un certain grand-père qui était monté le premier à l’assaut de Berg-op-Zoom, et qui avait reçu une épée d’honneur en argent pour ce beau fait d’armes. Comme c’est l’histoire la plus triomphante de ma famille, je n’aurais pas été fâché d’entrevoir, même de très-loin, un endroit où un de mes ancêtres avait été si courageux. — Mais cette satisfaction me fut refusée.

De grands bancs de vapeurs rougeâtres s’entassaient les uns sur les autres, avec des reflets de cuivre et d’airain, comme de gigantesques armures de Titan sortant de la fournaise. C’étaient des déchirures et des éboulements, des masses entrecoupées de lueurs flamboyantes, en manière de volcan écroulé d’un effet sublime.

Le soleil, comme un immense bouclier de feu passé au bras de l’archange destructeur, rayonnait sinistrement au milieu de ces teintes rousses : la forme d’un grand nuage, qui avait l’air d’un guerrier assis sur un îlot flottant dans une mer de feu, complétait l’illusion. Cet effet fantasmagorique dura quelques minutes. Le vent soufflait avec violence, le profil du nuage s’estompa, et l’archange se fondit en brouillard.

Quand nous eûmes contemplé suffisamment ce spectacle, le gardien nous fit remarquer que nous n’étions pas tout à fait en haut et qu’il y avait encore cent vingt marches à monter, et il nous fit voir un petit escalier large comme les deux mains, en nous disant qu’il n’y avait qu’à aller tout droit.

Figurez-vous une aiguille très-aiguë, très-mince, creuse par dedans, horriblement fenêtrée et fouillée à jour, haute comme le Chimboraço, et allant toujours en s’étrécissant. Fritz cette fois, me laissa passer le premier, honneur que je n’ambitionnais guère ; je le trouvai beaucoup trop poli. Dès que je fus engagé dans cet abominable tuyau, il me sembla que je devenais énorme et que j’enflais considérablement. J’eus peur de ne pouvoir redescendre et d’être obligé de rester là jusqu’à la fin de ma vie, comme cette femme du gardien du phare, qui avait tellement engraissé dans son nid aérien, qu’elle ne put jamais repasser par l’étroit escalier qu’elle avait gravi lestement, fluette jeune fille. Je me sentais plus lourd qu’un éléphant, avec un château de guerre sur le dos. Les marches me ployaient sous les pieds, et mes coudes faisaient bomber les parois du mur, comme un carton sur lequel on appuie. À travers les découpures scélérates de cette infernale aiguille, aussi frêle que les dentelles de papier que l’on met sur les bonbons et sur les fruits confits, on apercevait des traînées d’air bleuâtre ou le pavé de la place, grande comme un damier de médiocre dimension, les hommes comme des hannetons, et les chiens comme des mouches, perspective agréable !

Pour surcroît de plaisir, il faisait une bise carabinée, une bise à décorner des bœufs, et tout dansait dans ce diable de clocher, comme des assiettes sur un dressoir quand il passe une voiture.

Je me retournai pour voir si Fritz me suivait, et je lui fourrai le pied dans l’œil, ce qui vous donnera une idée suffisante de la douceur de cette rampe ; enfin nous parvînmes à une petite lucarne ouverte sur le vide, près de la boule de la croix. Notre ascension était finie. Nous nous assîmes quelques instants sur la dernière marche pour nous reposer un peu. Pendant que j’étais assis, il me vint cette idée ingénieuse, qu’un jour les clochers des cathédrales devaient nécessairement s’écrouler, et que c’était peut-être ce jour et à cet instant même que la flèche de Notre-Dame d’Anvers devait fléchir sur ses jambes de granit et donner du nez sur le pavé. Il eût été peu réjouissant de se trouver précisément au sommet de la parabole. Je communiquai cette réflexion à Fritz, qui la trouva de très-bon goût, et nous nous mîmes à dégringoler l’escalier en colimaçon, les oreilles couchées sur le dos comme des lièvres qu’on poursuit.

Au moment où nous touchions la première plate-forme, le soleil, chancelant comme un homme pris de vin, fit un faux pas et trébucha au fond d’un gouffre de brume. — De temps en temps une lueur intermittente, comme celle d’un feu qu’on ravive avec un soufflet, passait sous les barres noires des nuages. C’était magnifique au delà de toute plume et de toute palette. Le galimatias le plus transcendant serait faible à côté de cela.

Du côté opposé, ce n’étaient que bleus froids, violets glacés, gris vaporeux ; il faisait déjà nuit. Malines, avec son clocher à cadran quadruple, recevait seule un rayon orangé, qui la détachait vivement sur le fond de culture zébrée de différentes nuances. La silhouette indécise de Bruxelles mordait à peine la dernière frange de l’horizon, et le remorqueur, avec sa queue de chariot et son aigrette de fumée, rampait sur son rail comme un animal étrange ; et quelques maisons de campagne, aux lumières déjà allumées, piquaient de points brillants ces larges teintes de plus en plus rembrunies.

Le soleil disparut tout à fait.

Fritz, qui est un jeune homme bien élevé, prétendant qu’il ne faut pas être malhonnête, même avec les astres, ôta très-gracieusement son chapeau, salua le soleil, et lui dit : Bonne nuit, mon vieux ; à demain.