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Page:Schleiermacher - Discours sur la religion, trad. Rouge, 1944.djvu/178

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mener jusqu’au bout sans souci, comme un jeu, dans ce monde de riche plénitude ! Voyez les lys des champs, ils ne sèment ni ne moissonnent, et votre [86] Père céleste les nourrit pourtant[1], c’est pourquoi ne vous faites pas de souci. Mais cette vision joyeuse, cet esprit serein et léger, c’est aussi ce qu’un des plus grands héros de la religion a recueilli de plus haut, et même tout ce qu’il a recueilli pour la sienne, de l’intuition de la nature ; c’est dire à quel point il doit n’avoir fait place à celle-ci que dans le parvis de sa religion[2].

Sans doute cette nature nous accorde-t-elle une plus large moisson, à nous à qui une époque plus riche a bien voulu permettre de pénétrer plus profondément dans son intimité ; ses forces chimiques, les lois éternelles d’après lesquelles les corps eux-mêmes sont formés et détruits, c’est en elles que nous avons l’intuition la plus claire et la plus sainte de l’Univers. Voyez comme inclination et répulsion déterminent tout et sont partout à l’œuvre sans interruption[3] ; comme toute différence et toute opposition ne sont jamais qu’apparentes et relatives, et toute individualité se réduit à n’être qu’un nom vide[4] ; voyez comme tout ce qui est semblable tend à se dissimuler et à se répartir dissocié en milliers de figures différentes, et que vous ne trouvez nulle part quelque chose de simple, mais tout ingénieusement composé et entrelacé ; c’est là l’Esprit du monde, qui se révèle aussi parfaitement et visiblement dans les plus petites choses que dans les plus grandes ; c’est là une intuition de l’Univers qui naît et s’alimente de tout, et saisit l’âme, et [87] seul celui qui l’aperçoit réellement partout, qui non seulement dans toutes les modifications, mais dans toute existence même, ne trouve qu’une œuvre de cet esprit, une manifestation et, un accomplissement de ces lois, pour celui-là seul, tout ce qui est visible est vraiment monde,

  1. Matthieu VI, 28-29.
  2. Malgré ce qu’a de surprenant, pour ne pas dire choquant, de la part d’un pasteur, cette définition « un des plus grands héros de la religion », il faut bien admettre que Schleiermacher entend désigner par là celui qui a prononcé les mots qu’il vient de rappeler. Cette définition est maintenue dans les rééditions. Cf. p. 300, note 71.
  3. Cf. la théorie de la polarité ébauchée, p. 7.
  4. B explique : tout fini ne peut se targuer qu’en apparence d’une existence tout à fait distincte et séparée.