? ou Le Crime de la chambre noire/07

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L’Édition populaire (p. 43-46).

LE RENDEZ-VOUS


À dix heures, Dauriac attendait son ami au rendez-vous qu’il lui avait fixé. Savanne, contrairement à ses habitudes, était en retard. Le jeune fiancé de Mlle Mauvin s’impatientait lorsqu’il vit un homme se diriger vers lui. Ce n’était pas Savanne. L’inconnu portait un long manteau et à mesure qu’il approchait Dauriac sentait grandir en lui un doute.

Bientôt l’homme sortit de l’ombre des arbres et apparut dans la clarté de la lune. Quelle ne fut pas la surprise de Dauriac en reconnaissant le Chasseur Rouge. Un frisson soudain lui parcourut tout le corps et le fit trembler de la tête aux pieds.

L’homme continuait d’avancer vers lui. C’était bien le Chasseur Rouge avec son large chapeau rabattu sur les yeux, son long manteau négligemment jeté sur son épaule. Il vint droit à Dauriac.

Celui-ci brandit son revolver.

— Insensé, ne tire pas ! dit une voix connue.

Dauriac crut sortir d’un rêve. C’était la voix de Savanne qui sortait de la bouche du Chasseur Rouge. Et il comprit, enfin que son ami avait pris le déguisement du bandit.

— Le manteau et le chapeau, expliqua du reste Savanne, ont été abandonnés dans la lutte de la ferme par le Chasseur Rouge lui-même. Je possédais donc les premières matières du déguisement. Il me suffit de redresser ma taille pour que l’illusion soit complète, grâce à la complicité de l’ombre. Maintenant, mon cher Dauriac, tu vas me suivre à distance et en te dissimulant derrière les taillis ; ne viens à moi que si je t’appelle.

Ainsi fut fait.

Savanne se dirigea vers le château et s’arrêta à l’endroit, où apparaissait habituellement le Chasseur Rouge. Dauriac l’entendit qu’il modulait le cri lugubre de la chouette avec une telle science d’imitation, que l’oiseau de nuit ou le bandit lui-même s’y fussent mépris.

Par trois fois, il reproduisit le hululement funèbre qui s’éleva dans le silence de la nuit.

Les deux amis, l’un dans la lumière, l’autre dans l’ombre, attendaient impatiemment. La complice viendrait-elle ? N’avait-elle pas été prévenue déjà par le Chasseur Rouge ?

Tout à coup une silhouette féminine se découpa en noir sur le fond clair de l’allée baignée de lune. Elle approchait, elle venait au rendez-vous que lui fixait l’appel de la chouette.

Savanne étouffa un cri de triomphe quand il vit la femme à quelques pas de lui.

Il reconnut la sorcière. Elle portait des vêtements sombres et un capuchon rabattu sur les yeux.

Elle alla à Savanne.

— Bonsoir, mon bien aimé, lui, dit-elle. Je vous ai attendu hier…

Savanne eut un instinctif recul de surprise et d’effroi.

De même que lui-même était apparu à Dauriac sous la forme du Chasseur Rouge avec, sur les lèvres, la voix de Savanne, la femme qui était devant lui avait le corps de la sorcière et la voix de Madame Mauvin !

— Comment ! vous, Madame ! s’écria-t-il au comble de l’étonnement.

Ce fut au tour de Mme Mauvin de reculer. Elle venait de reconnaître M. Savanne sous le déguisement du Chasseur Rouge.

Elle balbutia des paroles incompréhensibles et perdit toute contenance. Un moment, on eut pu croire qu’elle allait tomber évanouie, mais elle parut se ressaisir par un effort de volonté.

— Comment, continuait Savanne, c’est vous Mme Mauvin ! c’est vous qui, sous le déguisement d’une pauvre femme sur laquelle vous cherchez sans doute à porter les soupçons, c’est vous qui fixiez des rendez-vous à un bandit…

Mme Mauvin tendit vers Savanne des bras suppliants :

— De grâce, Monsieur, de grâce ! soyez galant homme ! Vous venez de surprendre un secret…

— Et un secret terrible !..

— Je vous en conjure, écoutez-moi. Celui que vous appelez le Chasseur Rouge est mon amant ! Je vous confie mon secret en faisant appel à votre courtoisie.

— Mais c’est horrible, Madame. Comment vous aviez pour amant un assassin, l’ennemi mortel de votre époux ! C’est donc vous ou c’est lui qui, avec votre complicité, lançait, dans la Chambre Noire, cette arme mystérieuse qui tua déjà une de vos filles, et qui faillit tuer la seconde ainsi que mon ami Raymond Dauriac. C’est donc vous et lui…

Savanne voulut continuer. Mais Mme Mauvin s’était redressée, indignée, l’œil brillant d’une colère contenue. Elle l’arrêta en disant d’une voix énergique :

— Assez, Monsieur. Vous dépassez la limite. C’est une accusation terrible que vous formulez là, c’est une accusation qui demande, qui exige des preuves.

Savanne s’arrêta interloqué. Cette attaque imprévue avait touché le défaut de la cuirasse. Des preuves ?…

En effet, il fallait des preuves ! Et il n’en avait aucune. Qui prouvait en effet que Mme Mauvin eut trempé dans quelque crime ? Et quel crime ! Un attentat contre ses propres enfants ! Oui, Savanne n’y avait tout d’abord pas songé, tant l’exaspération qui avait succédé à l’étonnement avait été grande. C’était invraisemblable. Comment une mère aurait-elle pu contribuer à un meurtre contre ses enfants ? Et dans quel but ? Mieux que quiconque, Savanne savait de quelle tendresse Mme Mauvin entourait sa fille, il avait vu ses craintes, ses angoisses. Alors ?… alors, il fallait admettre que Mme Mauvin était, elle aussi, une victime que le Chasseur Rouge avait attiré dans ses rêts afin d’en faire, sans doute, une arme inconsciente afin de pénétrer peut-être dans le château.

Savanne se rendait maintenant compte du mal fondé de son accusation, il regrettait sa témérité et vouant y remédier, il dit :

— Madame, excusez mon emportement en considération de l’affection que je porte à votre famille. Vous avez fait appel à ma discrétion. Eh bien ! je vous promets d’effacer à jamais de ma mémoire l’entrevue de cette nuit.

— Merci Monsieur.

Et Mme Mauvin s’inclina en même temps que Savanne. Puis sans un mot, ils se retirèrent, elle vers le château, lui vers l’endroit où était caché Dauriac.

— As-tu vu son visage ? demanda celui-ci dès que son ami l’eut rejoint.

— Oui, répondit brièvement Savanne, mais cette femme m’est inconnue et n’est aucunement mêlée au mystère qui nous occupe…