« Crépuscule - Langueur - Petite Ville... »

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« Crépuscule - Langueur - Petite Ville... »
Revue des Deux Mondes5e période, tome 25 (p. 874-882).
Poésies




CRÉPUSCULE


La vigne, aux vieux treillis du balcon vermoulu,
Tresse un jeune entrelacs traversé de lumière,
Sur un fond plus massif de frondaison première,
Sombre et glacé de bleu comme s’il avait plu.

En bas, dans le gazon mouvant et chevelu,
Un cri semble jaillir d’une rose trémière ;
Et je suis là, devant la table coutumière,
Gardant un livre en main que je n’aurai pas lu.

La chaleur, où défaille un souffle qui circule,
Fait s’énerver des jeux d’enfans, au crépuscule ;
Sur le gravier, des pas traînent irrésolus,

Et l’ombre s’épaissit aux branches des érables ;
Et c’est un soir pareil à des soirs innombrables
Où je ne vivais pas, où je ne vivrai plus.

LANGUEUR


Il souffle un vent d’automne étrange, cette nuit,
Dans la chaleur torride encore de l’été,
Un grand vent frais, et lourd de pluie, et plein de bruit,
Où le prochain orage a l’air d’être égoutté.

Et tout à coup, je sens une tendresse triste,
Un chagrin anxieux, tout chargé de mystère,
Frissonner dans l’ardeur de mon rêve, où persiste
L’espoir toujours fervent d’être heureux sur la terre.

Il est en nous aussi des Octobres soudains,
Lorsqu’au plus fier été d’une âme l’ennui rôde,
Et nos cœurs sont parfois comme d’obscurs jardins
Où le vent automnal meurt dans de l’ombre chaude.


PETITE VILLE


Petite ville surannée
Qui blottis contre la forêt
Ton église un peu ruinée,
Tes cours où l’herbe reparaît,
Et tes toits de mousse fanée,

Je t’aime, d’année en année,
D’un amour plus sûr, plus secret,
Et, vers le passé retournée,
D’une tendresse qu’on dirait
Natale, et lentement innée…

J’aime tes vieux puits, tes jardins
Bocagers presque et citadins,
Ta grand’route aux coudes soudains,
Tes pavés où le pas dévie,

Paisible ville aux volets verts,
Patrie étroite de mes vers,
Humble coin du vaste univers
Qui, fidèle, attendais ma vie !


TROIS POÈTES LATINS


I. ENNIUS


« Taratantara dixit. »

Il est doux de danser sur les raisins nouveaux,
Et de brandir joyeux les torchés de résine,
Dans la vineuse odeur de la cuve voisine
Dont la tiède buée enivre les cerveaux.

Il est doux de verser à l’aube les olives
Sous la vis gémissante et grasse du pressoir,
Et de voir abonder par les canaux déclives
Un fleuve onctueux d’or épais encor le soir.

Il est doux d’assister le pontife qui mène
Le taureau, le bélier et la truie à l’autel,
Et qui garde, en frappant soudain le coup mortel,
La grave majesté de la grandeur romaine.

Mais certes le plus doux est d’entendre au lointain,
Lorsqu’un rouge soleil illumine les tentes,
S’exalter, parmi l’air libre d’un soir latin,
Les cris impérieux des trompettes stridentes !

II. OVIDE


« Cur aliquid vidi ? »

Le fleuve immense est pris. Les blonds cavaliers Scythes,
Ce soir, n’abreuvent pas leur escadron lassé
Aux rives de l’Ister prochain, frère glacé
Des Léthés oublieux et des mortels Cocytes.

Hier encore, l’eau dans les joncs remuait ;
Mais la nuit glaciale a condensé les vagues.
Ah ! plus même leur plainte amie aux sanglots vagues !
Plus rien que le désert immobile et muet !

Et voici, dans le soir, monter les voix des chiennes
Qui vont pleurer leurs chiens d’un long ululement !
Malheureux ! que déjà n’habité-je vraiment,
Vaine ombre, sur les bords des ondes Stygiennes !

Et là-bas, à cette heure, au pied du Palatin,
Dans le bourdonnement de ruche que fait Rome,
Ta maison, ignorante et sereine, pauvre homme,
Chauffe sa tuile rose au tiède soir latin !

— Mais de quel droit gémir ainsi ? N’est-il pas juste
Que tu trembles de froid, exilé sans retour,
Toi que le sort élut pour te montrer un jour
Ce qu’on ne doit pas voir dans la maison d’Auguste ?

Ah ! ce jour-là, pourquoi, brusquement aveuglé,
N’ai-je pas dans le noir trébuché sur les dalles ?
Pourquoi n’ont-elles pas croulé sous mes sandales ?
Pourquoi mes doigts distraits ont-ils tourné la clé ?

O souvenirs ! alors je riais à la vie,
Je chantais les Amours, chanteur fier, tendre amant,
Convive impérial traité bienveillamment
Par toi, pieux Auguste, et toi, chaste Livie !

Oui, la Ville enseignait mon nom à l’Univers,
La Muse à ses lauriers mêlait pour moi des roses,
Et même, ayant surpris l’art des Métamorphoses,
Tout ce que j’essayais de dire était un vers !

Et tout a fui ! — Mes yeux, quels pleurs seraient les vôtres,
Si vous vouliez pleurer mes torts que rien n’absout,
L’irréparable tort d’avoir vu, mais surtout
D’avoir été celui qui vit, parmi tant d’autres !

— O César, si ton long courroux pardonne un peu
Le crime involontaire où se perdit ma gloire,
Héros sage au combat, sage dans la victoire,
Que l’amour des Romains élève au rang d’un Dieu,

Permets-moi de revoir les cyprès et les hêtres
Qui, dans ton mois doré, versent l’ombre à mes champs,
Ou, car déjà ma bouche est moins sonore aux chants,
Permets-moi de mourir sous le toit des ancêtres !

— Ah ! vous du moins, mes vers, retournez au soleil,
Puisque ici, sans écho, ma voix se désespère ;
Allez, frileux enfans d’un misérable père,
Ravir au ciel natal quelque rayon vermeil !

Faible et vieux, je n’ai plus à vivre même un lustre :
Je passerai le Fleuve éternel, sans remord.
Mais vous, mes vers, volez, vivez après ma mort,
Et, s’il plaît aux Dieux bons, rendez mon nom illustre !

Contez à l’avenir plus clément ma douleur,
Inclinez tous les fronts futurs vers mon front blême,
Et faites à jamais de moi le triste emblème
De quelque inexpiable et ténébreux malheur !

Mais quel obscur malheur vaut celui du poète,
Dont la vraie infortune est encor d’être né,
Et qui va, toujours pâle et toujours étonné,
Comme s’il méditait quelque stupeur secrète ?

Alors, mes pauvres vers où j’ai mis tout mon art,
Soyez fameux, afin que mes plus lointains frères
Trouvent l’exemple en moi de leurs destins contraires,
Et pour qu’en vous lisant l’un d’eux songe, plus tard :

« Tout poète, frivole ou grave, trop avide
D’épuiser l’infini du monde en son cœur vain,
Sur cette terre où tout cache un hôte divin,
Subit bientôt l’antique et cruel sort d’Ovide :

Même le plus léger d’abord, le plus joyeux,
Vit comme un exilé plaintif et solitaire,
Pour avoir aperçu, fût-ce un jour, le mystère
Que l’on ne doit pas voir dans la maison des Dieux ! »

III. STACE


« Superstitio. »

Je te voyais danser en mon miroir de cuivre
Où tu te reflétais, légère, au fond des bois :
L’esclave qui prédit les sorts a, par trois fois,
Jeté les dés où tient tout le secret de vivre ;

Toujours, petite et blanche au tain du vieux miroir,
Tu dansais, parmi l’or du cadre emprisonnée,
Sur le fond rose et vert de la chaude journée
Où les arbres déjà bleuissaient dans le soir.

Tes seins menus pointaient sous la tunique étroite,
Et tu mordais parfois une grappe en riant ;
Nul éclair n’a lui, brusque, au bord de l’Orient,
Nul corbeau n’a volé, rauque, de gauche à droite ;

Du soleil sur le front et des branches autour,
Tu dansais, forme brève encor diminuée ;
Et, sous le ciel sans ombre et même sans nuée,
Les sorts ayant trois fois agréé notre amour,

Je t’aime, dangereuse enfant, depuis ce jour.


BONHEUR


Cannes, 5 janvier 1903.

Le vent de la nuit tiède erre sur nos visages
Comme un furtif baiser de lèvres invisibles,
Et toute l’âme éparse au fond des paysages
Coule avec lui sur nous en longs ruisseaux paisibles.

Traînant ses bruits où chante une langueur sereine,
Et plus beaux de sembler parfois un peu funèbres,
La mer qu’on ne voit pas et qu’on entend à peine
N’est plus qu’un grand soupir lointain dans les ténèbres.

Et les magnolias et les eucalyptus
Mêlent dans les jardins leurs senteurs exhalées,
Et, pas à pas, l’on croit s’enfoncer toujours plus
Dans l’ombre en même temps et l’odeur des allées.

Et tous deux, ô ma sœur élue et mon enfant,
Nous passons éblouis d’espoir sous l’azur sombre,
Ouvrant à l’avenir, comme ils s’offrent au vent,
Notre âme en fleur pareille aux beaux rosiers sans nombre ;

Nous passons, par momens d’un geste grave et doux
Enlacés dans la soie obscure de tes voiles,
Heureux d’aimer, heureux à fléchir les genoux,
Et plus émus encor, sous les vieilles étoiles,

De sentir la pauvre âme humaine heureuse en nous !


ALLÉE


C’est une allée étroite et massive de buis.
Le plus vif soleil meurt dans ses épais rideaux
Et dès l’entrée on sent, sur le front et le dos,
Une opaque fraîcheur de caverne ou de puits.

Il y fait presque froid, il y fait presque nuit ;
Tant d’ombre coule au pied des grands murs végétaux
Qu’on s’étonne d’y voir, comme entre deux linteaux,
Onduler, bleu ruban, un peu d’azur qui luit.

Et soudain la paroi verte et profonde s’ouvre,
Et par la brèche, au bas du vieux parc, on découvre
Un paysage fin comme un fond de portrait :

C’est l’Anjou, ses coteaux légers, lourds de leurs vignes,
Sa Loire lente où dort la plaine aux longues lignes,
Et son beau ciel, si tendre à voir qu’on en mourrait…

SOUFFLES DANS L’OMBRE


Il fait un vent divin dans les arbres, ce soir.
Son long murmure emplit le parc désert et sombre ;
On n’entend que le vent, on ne voit que le noir,
Et parfois on dirait d’étranges rumeurs d’ombre.

C’est comme un ruisseau vague au remous incertain
Sous le ciel chaud où luit seule une étoile verte ;
Il s’approche, il se brise, il se perd au lointain :
On croit le voir passer à la fenêtre ouverte.

On sent qu’il baigne tout comme une eau brusque et douce,
Comme un torrent léger d’air et d’enchantement,
Et qu’il n’est pas au monde une feuille, une mousse,
Qu’il ne fasse trembler voluptueusement.

Il est toute langueur, toute ardeur, toute joie,
Tout ce qui rêve, glisse, et défaille, et bruit ;
Il semble un froissement délicieux de soie,
Il semble un sourd frisson d’extase dans la nuit.

Et c’est vraiment, parmi les profondeurs funèbres
Qu’il enivre d’un tiède et mystérieux vin,
Quelque chose qu’on sent parfois un peu divin,
Quelque chose d’immense, et d’auguste, et de vain :

C’est comme un grand soupir de Dieu dans les ténèbres.


BEAUTÉ


Ce soir, je me sens plein de rêve, à fondre en pleurs :
Partout mon âme crée une autre âme infinie ;
Mon silence dans l’air évêque une harmonie,
Et mes yeux refermés font éclore des fleurs.

Mon sang anime au loin de ses jeunes chaleurs
Le vieux monde où s’éveille un fraternel génie,
Et je vois se mêler, dans une ombre bénie,
Les gestes des contours aux regards des couleurs.

0 moment de beauté ! ne dussé-je connaître
Que ton extase brève en mon obscur chemin,
Je mourrais sans regret, j’aurais bien fait de naître !
 
Ce soir, j’ai possédé l’orgueil du songe humain,
Et, comme un oiseau vif qu’on prend à la fenêtre,
J’ai senti palpiter l’infini dans ma main !


FERNAND GREGH.