Suite de Joseph Delorme/« D’autres amants ont eu, dans leur marche amoureuse »

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XIX


D’autres amants ont eu, dans leur marche amoureuse,
Les sentiers plus fleuris, la trace plus heureuse,
Plus facile et riante et conforme au plaisir.
Les lieux de rendez-vous qu’ils se pouvaient choisir,
En des berceaux couverts, ou le long des allées,
Conviaient, conduisaient leurs attentes voilées,
Leur envoyaient au front mille et mille senteurs,
Et faisaient autour d’eux les oiseaux plus chanteurs.
Tantôt, en plein midi, quand la chasse brillante,
En feu sous le soleil et déjà ruisselante,
N’avait d’yeux qu’à la meute et qu’au cerf relancé,
La beauté, comme lasse, au franchir d’un fossé,
S’égarait, et glissait du palefroi fidèle
Dans les bras de celui qui ne suit que pour elle ;
El l’aboiement lointain, la fanfare et les cris,
N’étaient plus qu’un accord à des soupirs chéris.

Tantôt, bien tard au ciel quand la lune se lève,
L’amante qu’on espère, accomplissant le rêve,
Apparaissait penchée à son balustre d’or ;
Et ses cheveux pendants, et tout ce blond trésor,
Ses mains et ses parfums, et sa molle caresse,
Comme à l’Endymion qu’effleure la déesse,
Allaient, et, se teignant dans l’astre aux pâles flots,
Pleuvaient sur le plus cher des tendres Roméos.
Tantôt le gris matin et l’aube qu’on devine
Voyaient dans la vapeur courir une ombre fine,
Et la porte du parc avait crié bien bas ;…
Ou vers le pavillon, plutôt, tournant ses pas,
Vers le kiosque orné qui donne sur la route,
Elle allait : la rosée, en perles, goutte à goutte
Émaillait ses cheveux, et noyait le satin
De ses pieds qui froissaient la lavande et le thym ;
Et si, des grands bosquets côtoyant la lisière,
Un obstacle a saisi sa robe prisonnière,
C’était, pour tous retards semés en si beau lieu,
Quelque buisson de rose au piédestal d’un dieu.

Nous, ce n’est pas ainsi !

…Nous, ce n’est pas ainsi ! — Quand la rare quinzaine,
Après maint contre-temps, se répare et ramène
La douceur de se voir, je vais longeant exprès,
Au lieu des quais voisins, ouverts et peu secrets,
La rue où sans soleil la pauvreté s’entasse,
Et plus sûr que par là nul ne dira ma trace ;
Je vais, et pour témoins de l’espoir qui me luit,
Pour arbres et buissons, je n’ai que le réduit
De l’humaine misère, et des figures mortes
Aspirant un peu d’air sur le devant des portes ;
Des enfants, que Lycurgue eût d’abord rejetés,

Jouant, tout maladifs, en bruyantes gaietés ;
Des femmes dont le port promet qu’elles sont belles,
Mais dont l’œil et la joue et les maigreurs cruelles
Accusent le dur sort où s’appauvrit leur sang ;
La dispute parfois et le cri glapissant,
Parfois un fol éclat qui non moins me déchire,
Et là, là même aussi, l’amour et le sourire.
Ainsi, sans rien laisser, pauvres hommes, de nous,
J’arrive, en méditant, à mon bien le plus doux,
Jusqu’à la tour, encor sur pied, par où s’atteste
L’hôtel des vieux Capets dans son unique reste,
Tour aujourd’hui perdue, étouffée entre murs,
Logeant, au lieu de rois, bien des hôtes obscurs,
Des hôtes seulement de métier et de peine ;
Et c’est là qu’est la chambre où vient ma Châtelaine !…
Un boudoir au dedans, un asile embelli !

Et quand tu t’es enfuie et que tout a pâli,
Quand, mon rêve comblé, la nuit déjà tombante,
Je reviens, et reprends, d’une secrète pente,
Ce même étroit chemin de deuil et de labeur,
Que ce retour m’est cher, quoique si peu trompeur !
Comme aux plus gais sentiers il n’est rien que j’envie
Je marche en regardant et me dis : C’est la vie ?
L’avertissement grave est prompt à ressaisir,
À pénétrer un cœur attendri du plaisir.
Au sortir de ma fête et plein de mon ivresse,
Je vais me souvenant de la grande détresse
De la plupart, hélas ! — qu’il faut, pour racheter
Le plaisir, s’il a tort, aux bienfaits se hâter ;
Que, même aux plus heureux, aux plus aimants, la joie
Est courte ; que le deuil est au long de leur voie ;
Que la fidélité, dans ses charmes profonds,
Veut aussi des efforts et creuse ses sillons ;

Qu’elle a l’aride ennui, le désert de l’absence ;
Que ton amour si tendre en sa munificence,
Notre amour immortel, pourtant bientôt voilé,
Bientôt veuf du plaisir et de l’âge envolé,
Devra survivre enfin, meilleur en sa disgrâce,
Au sourire, à l’accent qu’on aime,… à ce qui passe !

Et voilà qu’au tournant du trajet tortueux
Je regarde, et mon œil a reconquis les cieux,
Les magnifiques cieux et leur splendide arène,
L’étoile au front des tours, la Seine souveraine,
La brume à l’horizon, signal des belles nuits,
Et la foule épandue avec ses mille bruits,
Et qui fait ressembler Paris, en ces soirées,
À Naples bourdonnant sur ses plages sacrées.