À Damme en Flandre/I

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H. Lamertin, éditeur (p. 11-67).
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I



Au coin du quai Saint-Christophe et du Marché-aux-Grains s’élevait la maison de MAÎTRE CORNEILLE, doyen des courtiers.

C’était une grande maison presque entièrement en bois, d’un beau bois sombre qu’avaient patiné les saisons. L’hôtel du bailli et l’hôtel consulaire des Biscayens qu’on voyait non loin d’elle, étaient plus hauts et plus larges, mais, construits de pierres et de briques, n’avaient ni son aspect vivant, ni son accueil aimable. À hauteur du premier étage elle s’élargissait, surplombant la rue, et ses petits carreaux ronds regardaient d’un côté la place et la façade de l’hôtel de ville, et, de l’autre, le canal bordé de larges quais. Son triple pignon, ses ancres ouvragées, ses fenêtres nombreuses et le banc de pierre près duquel s’ouvrait sa porte abritée d’un bel auvent donnaient l’impression d’une aisance assurée, avant même que l’on n’entrât dans la grande salle du rez-de-chaussée où, d’habitude, travaillait MAÎTRE CORNEILLE.

Le luxe ici disait l’opulence du maître. Les cloisons de bois étaient couvertes, dans leur partie supérieure, de cuir de Malines, gaufré d’or sombre et chaud. Au plafond, les têtes des solives étaient sculptées. Près de la porte d’entrée une très large fenêtre, aux carreaux petits, ronds et sertis de plomb, s’enfonçait dans une sorte d’avant-corps, assez profond pour que deux bancs de bois en garnissent les parois latérales, et comme cette fenêtre occupait le coin coupé de la demeure entre la place et le quai, quand on l’ouvrait la vue s’étendait sur l’écluse et le canal toujours pleins de vaisseaux. À gauche de la fenêtre, un escalier de deux volées montait à l’étage, mais seule la première était visible de la salle car une porte fermait le palier. Un large et haut coffre de chêne, bardé de pentures, clos d’une épaisse serrure, occupait l’angle formé par l’escalier et la cloison de gauche. Il y avait ensuite une porte, puis des casiers nombreux bourrés de papiers, de gros livres, de parchemins roulés dont pendaient les sceaux ; contre le mur une carte aux couleurs violentes étalait des mers et des continents, et devant les casiers, la table aux pieds massifs, couverte d’un tapis d’Orient, encombrée de papiers, de registres et de rouleaux, portait un encrier, de la cire, des cachets et, debout dans un mortier de bronze, un paquet de plumes d’oie. Au mur de droite s’adossait une crédence joliment travaillée. Une porte ouvrait sur la chambre voisine ; les sièges étaient de cuir et de chêne ; le sol était un beau dallage noir et blanc.

C’est là qu’un matin d’été, vers dix heures, Mère-Flandre s’occupe avec Pierre et un Apprenti, à placer une grande table dans la partie droite de la salle.

Mère-Flandre est vêtue d’une robe brune, sans ornements, dont les plis lourds tombent sur ses souliers de cuir. La ceinture qui noue son tablier, soutient une aumônière de drap et son trousseau de clés. Une courte pèlerine noire lui couvre les épaules ; une coiffe de fine toile blanche ne laisse voir qu’un peu de ses cheveux déjà gris. Ses traits sont durs, ses lèvres sèches ; elle est brusque et grondeuse, et ce n’est que lorsqu’ils se posent sur certaines gens, que l’on voit que ses yeux sont bons.

Pierre a vingt ans ; son visage est long, son teint pâle ; il est de ceux dont on dit qu’ils ont les yeux noirs, mais il a les yeux bleus. Ses cheveux châtains coupés droit sur le front lui tombent le long des joues. Il a la tête nue comme l’apprenti et tous deux portent un surcot de drap, l’un vert, l’autre rouge foncé, sur des chausses brunes. La toilette de Pierre est pourtant plus soignée. Ouvert au cou son surcot laisse voir un col intérieur de linge fin ; ses souliers et sa ceinture de cuir ont été fraîchement nettoyés.

À chaque bout de la table, les deux jeunes garçons attendent les ordres de la vieille servante.

Au dehors, derrière les carreaux foncés de la fenêtre et de la porte fermées, on devine l’éclat du soleil. Par terre sont déposés deux plateaux où se trouvent des verres et des coupes de diverses grandeurs ainsi que des cruches de grès et d’étain. Sur le coffre, près de l’escalier, dans une aiguière de cuivre, des fleurs s’épanouissent. La porte, à droite, est grande ouverte.

L’APPRENTI, à Mère-Flandre,

Ici ?

MÈRE-FLANDRE, sur un ton de servante-maîtresse,

Ici ? Non ; reculez encore… (Ils reculent) C’est assez !

(Tandis qu’ils déposent la table, Mère-Flandre se dirige vers la porte de droite et, du seuil, interpelle Gertrude dans la chambre voisine)

Tout au fond, sur la planche au linge damassé,
La grande nappe… Bien…

L’APPRENTI, à Mère-Flandre qui revient,

La grande nappe… Bien… C’est tout ?

MÈRE-FLANDRE

La grande nappe… Bien… C’est tout ? Le Maître a dit
Qu’il était convenu qu’on viendrait à midi,

Midi juste !

L’APPRENTI

Midi juste ! Entendu ! Puis c’est tout ?

MÈRE-FLANDRE

Midi juste ! Entendu ! Puis c’est tout ? Non ; le Maître
Vous autorise tous ensuite à disparaître
Jusqu’à demain.

L’APPRENTI

Jusqu’à demain. Parfait !

MÈRE-FLANDRE

Jusqu’à demain. Parfait ! Qu’un de vous m’accompagne
À la cave…

(Elle regarde les cruches qui sont près de la fenêtre)

À la cave… Hypocras, cidre, vin de Romagne,
Hydromel — il en veut donner pour tous les goûts ! —

(Elle se tourne vers Gertrude qui vient d’entrer à droite portant une belle nappe blanche)

Tu sortiras les verres de cristal…

L’APPRENTI

Tu sortiras les verres de cristal… C’est tout ?

MÈRE-FLANDRE, brusquement,

Attendez donc !… Ou plutôt, non ; allez m’attendre
Là-bas ; J’arrive…

L’APPRENTI, moqueur,

Là-bas ; J’arrive… à vos ordres la Mère-Flandre !

MÈRE-FLANDRE

Bien, bien ! Filez !

Alors Pierre et l’apprenti sortent à gauche. Mère-Flandre et Gertrude restent dans la salle et, tout en parlant, rangent les sièges le long des murs, puis commencent à mettre la table.
Gertrude est vive ; ses mouvements sont souples et prompts ; par moment toutefois ils se suspendent dans un arrêt brusque et la gaîté sur son visage tout aussitôt fait place à l’expression d’une pensée sérieuse. Mais ce n’est qu’un instant et la gaîté revient animer ses lèvres et rosir ses joues.
Ses cheveux noirs s’échappent en mèches fines de la coiffe très légère qui couvre ses oreilles de deux petites ailes blanches. Ses yeux, clairs lorsqu’elle rit et regarde autour d’elle, paraissent s’assombrir sitôt qu’elle réfléchit ; sa voix pleine de notes rapides et sonores devient alors lente et lointaine.
Pour faire sa besogne, elle a relevé jusqu’au-dessus des coudes les manches de son corsage de beau drap ; damassé bleu sur bleu, découvrant ses bras jeunes aux poignets solides. Son col haut est surmonté d’une collerette blanche, tuyautée, légèrement empesée ; un étroit tablier blanc s’attache à la taille, sous la pointe du corsage. Le long de sa jupe de même drap, bordée au bas d’un galon broché également bleu, pendent sa troussoire et son aumônière, et cette jupe large qui ne découvre que le bout de ses souliers de peau la vieillirait sans doute, si son rire, en ce moment même, n’affirmait ses frais dix-huit ans.
GERTRUDE, regardant sortir les apprentis,

Bien, bien ! Filez ! Tu les malmènes trop !

MÈRE-FLANDRE

Bien, bien ! Filez ! Tu les malmènes trop ! Ce sont
Des paresseux !

GERTRUDE

Des paresseux ! Mais non ! Pierre est un bon garçon.
Un travailleur !

MÈRE-FLANDRE

Un travailleur ! Un beau travailleur ! Qui s’amuse
À regarder passer les bateaux dans l’écluse !
Mais il a de l’aplomb, tourne bien ses discours,
Et flagorne le Maître en lui faisant la cour !

GERTRUDE

Maître Corneille a dit, la semaine dernière
Encore, qu’il était très satisfait de Pierre…

MÈRE-FLANDRE

J’y vois plus clair que lui, voilà tout ; je m’en vante !

GERTRUDE

Cependant…

MÈRE-FLANDRE

Cependant… Si le Maître écoutait sa servante
Il n’introduirait point parmi les compagnons

Des étrangers !

GERTRUDE

Des étrangers ! T’a-t-il fait quelque chose ?

MÈRE-FLANDRE

Des étrangers ! T’a-t’il fait quelque chose ? Non ;
Mais puisqu’il est d’Anvers, qu’il reste aux Anversois !
Que vient-il faire ici, chez nous ? Chacun chez soi !

GERTRUDE, riant,

Mère bougon !

MÈRE-FLANDRE

Mère bougon ! C’est vrai ! Nous sommes envahis
Par ces gaillards ! Il en vient de tous les pays !
On leur ouvre le port, la ville, la maison,
Et l’on ne songe pas qu’avec les cargaisons
Qu’ils débarquent sans fin de leurs naves profondes
Sortent en même temps tous les péchés du monde !

GERTRUDE, vivement et gaiement,

Ah ! vraiment, c’est ici qu’on peut dire du mal
De tous ces grands vaisseaux qui montent le canal
Vers nous, lourds de trésors et joyeux d’oriflammes,
Pour faire la richesse et la gaîté de Damme !
Que serions-nous sans eux ?

MÈRE-FLANDRE

Que serions-nous sans eux ? Oui, l’argent seul importe
Aujourd’hui ! Je le sais ! Quand j’ai franchi la porte
Ici, — voilà trente ans ! — si Damme était fameuse
Depuis le Neuf-Fossé jusqu’au bord de la Meuse,
C’était moins pour son port que pour sa probité !
Sans doute on n’avait pas tant d’or ! Mais la cité
Comptait, le long des quais plantés de vieux mûriers,
Plus de bourgeois de Flandre et moins d’aventuriers !…
Donne la nappe… Ah ! tu n’as pas connu ce temps !
On était simple ici, mais on était content
Tout de même ! On se passait de ces régalades !

(Rêvant)

Le dimanche on allait faire sa promenade
Vers Bruges, ou le long du canal vers l’Écluse ;
On s’arrêtait pour voir tirer à l’arquebuse
Prés des fossés ; on revenait en suivant l’eau…
Il faisait beau, petite !…

GERTRUDE, riant,

Il faisait beau, petite !… Il fait encor bien beau,
Mère-Flandre !

MÈRE-FLANDRE

Mère-Flandre ! Mais non !

GERTRUDE

Mère-Flandre ! Mais non ! Comment ?

MÈRE-FLANDRE

Mère-Flandre ! Mais non ! Comment ? Tout a changé ;
C’est autre chose ; on est entouré d’étrangers
Sitôt qu’on fait trois pas sur le quai Saint-Christophe
Et du luxe !

(Montrant la robe de Gertrude)

Et du luxe ! Voyez quelles riches étoffes !
Quand on se contentait jadis de linge blanc !
Oui, c’était tout au plus si deux ou trois fois l’an,
Aux jours des grands patrons qu’on fête de coutume,
On sortait du vieux coffre, un peu, son beau costume !

GERTRUDE, riant,

Trois fois l’an !

MÈRE-FLANDRE

Trois fois l’an ! Oh, bien sûr ! Aujourd’hui l’on dépense ;
Rien n’est trop cher ! On fait ripaille ; on fait bombance ;
On couvre de bijoux sa femme — ou son amie ;
Et l’argent, dont on eût fait des économies
Jadis, va des tripots aux maisons de débauche !

GERTRUDE, riant et malicieuse,

Mère-Flandre ?

MÈRE-FLANDRE

Mère-Flandre ? Quoi donc ?

GERTRUDE

Mère-Flandre ? Quoi donc ? Je crois que ton pied gauche
Est sorti le premier de ton lit ce matin !

MÈRE-FLANDRE

Comment ?

GERTRUDE, riant,

Comment ? Mauvaise humeur Jusqu’au soir ! C’est certain !

MÈRE-FLANDRE, haussant les épaules,

Ris bien, ris bien petite innocente ! Je vois
Périr tout ce qui fut juste et sage autrefois ;
Et plus grandit la Flandre et plus je me demande
Ce que devient la vieille honnêteté flamande !
Mais ce n’est pas à ton âge qu’on peut comprendre !…

GERTRUDE

Ah ! Tu mérites bien ton surnom, Mère-Flandre !
Qui t’a nommée ainsi ?

MÈRE-FLANDRE, brusquement,

Qui t’a nommée ainsi ? C’est un jour, un ami
De ton oncle… Eh bien, quoi ? Tu rêves ?… As-tu mis
Les biscuits sur le plat d’argent ?

GERTRUDE

Les biscuits sur le plat d’argent ? Non, pas encore.

MERE-FLANDRE

Il faut le faire ! Il faut aussi que tu décores
Le grand-doré ; les fruits confits et le gingembre
Sont sur la table… (Elle montre la chambre voisine)

GERTRUDE, indiquant la partie gauche de la salle,

Sont sur la table… On doit débarrasser la chambre
De ce côté ?

MÈRE-FLANDRE

De ce côté ? Non, non ; la place est suffisante
Ainsi ! (Comptant sur ses doigts) Sept assesseurs — encor

[s’ils se présentent
Tous les sept ! — le greffier, le trésorier, le clerc,

Les amis… Les garçons n’ont qu’à rester à l’air
S’ils n’ont pas place, avec messieurs les apprentis !
Ils n’en aiguiseront que mieux leur appétit !
Tu vas les voir tantôt se ruer sur la table ;
Je connais ça ! Quelle dépense lamentable !
Mais voilà ! On est riche ; on veut être un grand homme !

GERTRUDE

C’est la troisième fois que les courtiers le nomment
Doyen ! Ne doit-il pas, quand ils le félicitent,
Leur faire un bel accueil et fêter leur visite ?

MÈRE-FLANDRE, bougonnant,

Les courtiers ?… Des jaloux !… Des intrigants !…

GERTRUDE, s’approchant de la fenêtre qu’elle entrouvre
et regardant à droite,

Les courtiers ?… Des jaloux !… Des intrigants !… Voici
Le Maître ! Avec quelqu’un… Ils viennent par ici…

MÈRE-FLANDRE

C’est bon, c’est bon… Veux-tu m’aider ? Tu vas répandre
La cervoise !…

Gertrude tient en effet une cruche à la main. Elle revient vers la table qui, couverte de la nappe, est garnie maintenant de verres, de coupes, de flacons de vin. Alors la porte du fond s’ouvre et Maître Corneille, s’arrêtant sur le seuil fait entrer devant lui son vieil ami Jooris.
Large et haut, plein de force, le doyen des courtiers est joyeux ce matin. Sa gaîté toutefois n’est jamais expansive ; elle demeure rude et brusque comme sa voix et son geste. L’autorité de son visage et de sa démarche, la décision de son regard et de sa parole, comme elles imposent habituellement sa volonté, imposent sa bonne humeur ; sa joie veut qu’on la partage.
Il porte droit sa tête grosse, et ses yeux, petits et vifs, regardant les choses et les gens avec une attention rapide, donnent l’impression qu’il pense sans cesse à ce qu’il voit. Des cheveux roux, grisonnants aux tempes, crêpent derrière ses oreilles ; une barbe courte arrondit ses joues ; son nez est fort, sa bouche grande, munie de dents très blanches. Lorsqu’il ôte sa toque de velours noir, son visage s’éclaire d’un front bombé, intelligent, têtu.
Ses vêtements sont beaux de la qualité fine du linge et de l’étoffe. Un pourpoint de drap brun à l’encolure carrée, descend en courte jupe, jusqu’aux genoux, sous sa ceinture de cuir agrafée d’argent. Une sorte d’aumusse de drap noir, aux manches fendues, soutachée de galons de soie noire, élargit encore son torse et sa carrure. Ses chausses, brunes comme son pourpoint, moulent ses jambes larges, jusqu’aux souliers de cuir fauve attachés sous la cheville. Une escarcelle plate et une bourse d’étoffe pendent à la ceinture.
Jooris est plus petit, plus trapu, sans prestance. Mieux que ses cinquante-cinq ans sonnés, les vents de la mer ont tanné et ridé à grands traits son visage. Ses yeux sont grands et clairs ; de longues mèches de cheveux, noirs encore, lui pendent sur le front et tout autour du crâne, et se mêlent sur les joues à la barbe frisée ; sa lèvre supérieure est rasée. Une ample houppelande, déteinte par les pluies, cache à demi un surcot de cuir sur des chausses de laine ; des bottes molles, aux larges revers, s’affaissent au bas des jambes ; il tient en main son bonnet de feutre.
CORNEILLE, à Jooris,

La cervoise !… Entre donc.

JOORIS, entre et dit gaîment,

La cervoise !… Entre donc. Bonjour la Mère-Flandre !

MÈRE-FLANDRE, surprise,

Tiens, tiens ! C’est vous ! Bonjour Monsieur Jooris !

JOORIS

Tiens, tiens ! C’est vous ! Bonjour Monsieur Jooris ! Toujours
Solide ?

MÈRE-FLANDRE

Solide ? Et vous ? Toujours solide aussi !

JOORIS, à Gertrude,

Solide ? Et vous ? Toujours solide aussi ! Bonjour
Gertrude. Tu me reconnais ?

GERTRUDE, souriant,

Gertrude. Tu me reconnais ? Monsieur Jooris…

JOORIS, l’admirant,

Ce n’est plus la petite fille de jadis !
Que la voilà grandie et belle ! Et, vous savez,
Je m’y connais ! Depuis un an que j’ai levé
L’ancre et vu disparaître les clochers de Damme,
Dans pas mal de pays j’ai vu pas mal de femmes !
Eh bien, croyez-en ma sagesse ou ma folie,
C’est encore chez nous qu’on fait les plus jolies
Et qu’on voit dans leurs yeux l’amour le plus plaisant !
Et je ne connais rien qui soit plus reposant,
Plus bleu, plus doux, plus frais, enfin mieux réussi,
Que deux beaux yeux flamands pareils à ces deux-ci !

CORNEILLE, riant,

Vieux galant ! Mais c’est vrai, elle est belle, elle est sage
Et bonne, (À Mère-Flandre) Vous avez terminé votre ouvrage ?

MÈRE FLANDRE

Pas encor…

CORNEILLE

Pas encor… Vous viendrez l’achever tout à l’heure ;
Laissez-nous.

Obéissantes, Gertrude et Mère-Flandre sortent à droite. Corneille se dirige vers sa table de travail et pendant que Jooris lui parle, il ne cesse de s’occuper des papiers qui l’encombrent, pour les lire ou les ranger, parfois pour les marquer d’une note ou d’une signature. En indiquant à Jooris le fauteuil demeuré devant cette table il lui dit :

Laissez-nous. Eh bien, tu reconnais la demeure ?
Assieds-toi. Que dis-tu ?

JOORIS, en s’asseyant,

Assieds-toi. Que dis-tu ? Je dis qu’on est content.
Après soixante jours de mer et de gros temps,
Quand on a sa caraque à l’abri de la rade,
De revoir la maison de son vieux camarade !

CORNEILLE

Le voyage fut donc si rude ?

JOORIS

Le voyage fut donc si rude ? C’est selon…
Du vent, et puis encor du vent ; mais il fut long !

CORNEILLE, le regardant.

C’est bon pour la santé du moins !

JOORIS

C’est bon pour la santé du moins ! Cela fatigue !
Jamais, depuis les quarante ans que je navigue,
Je n’ai fait un trajet pareil !

CORNEILLE

Je n’ai fait un trajet pareil ! Et point d’accrocs ?

JOORIS

Non, Quarante ans de mer, déjà !

CORNEILLE

Non, Quarante ans de mer, déjà ! C’est beau !

JOORIS

Non, Quarante ans de mer, déjà ! C’est beau ! C’est trop !
Ou, du moins, c’est assez !

CORNEILLE

Ou, du moins, c’est assez ! Tais-toi donc !

JOORIS

Ou, du moins, c’est assez ! Tais-toi donc ! Non, vraiment !
Nous ne sommes pas faits, nous autres, gros Flamands,
Pour traverser la vie en chevauchant les vagues ;
Il nous faut le bon sol des Flandres !

CORNEILLE

Il nous faut le bon sol des Flandres ! Tu divagues !
C’est après quarante ans que tu t’en aperçois ?

JOORIS, sérieusement,

On comprend ça, vois-tu, quand on rentre chez soi…
Être chez soi ! Bien à l’abri, bien à son aise !…

(Voyant le sourire de Corneille)

Quand on a voyagé comme toi, sur sa chaise,
N’ayant pour horizon que les murs qui l’entourent.
On n’imagine pas ce que c’est : le retour !

CORNEILLE

Bah !

JOORIS

Bah ! Ris bien ! Chaque fois c’est la même surprise
Émouvante ! On revient de Gênes, de Venise,
N’importe ; on a longé pendant longtemps des côtes
Monotones de roches sauvages et hautes ;
Espagne, Portugal ou falaises de France,
On les regarde avec la même indifférence,
Tu comprends ; c’est fort laid d’ailleurs !… Mais, un matin,
Le sol s’abaisse ; on ne voit plus, dans le lointain,
Qu’une eau pâle entourant des dunes en îlots,
Et le ciel tout entier qui repose sur l’eau.

Et voici, doucement, dans la brume nacrée
De l’horizon, voici les grosses tours carrées
Des villes et des bourgs cachés au pied des dunes,
Nos bonnes vieilles tours, qui nous font, une à une,
Leur premier salut clair au-dessus des campagnes,
Et qui, montrant la route aux nefs, les accompagnent,
Par leurs cloches le jour, et la nuit par leurs flammes,
Du château de Dunkerke à l’écluse de Damme…
Alors, mon vieux, le cœur se gonfle, épanoui ;
Plus de craintes, plus de tourments ; c’est le pays !

CORNEILLE

Soit ! Partir cependant…

JOORIS

Soit ! Partir cependant… Partir ! S’il te fallait
Fermer demain matin ta porte et tes volets,
Et laisser là ton toit, ton lit, ta nappe blanche,
Pour t’en aller tremper dans l’eau sur quatre planches,
Ne trouverais-tu pas l’aventure importune !

CORNEILLE

Je me dirais que je m’en vais faire fortune !

JOORIS

On ne s’enrichit point par ces voyages-là !
La fortune ? Mais sacrebleu, c’est toi qui l’as !

Et sans bouger !

CORNEILLE, qui s’est levé,

Et sans bouger ! C’est vrai ! Et je n’en ai pas honte,
Mon ami ; car le soir, quand je dresse mes comptes
Sur ces livres épais que ma chandelle éclaire,
Mon esprit va plus loin que toutes tes galères !

JOORIS, incrédule,

Comment ?

CORNEILLE, qui marche maintenant tout en parlant,

Comment ? Là, dans mon coin, chaque soir, ma pensée
A suivi leur voyage ou les a devancées !
Je sais leur chargement du pont jusqu’à la cale ;
Je sais dans quels pays, après quelles escales,
À l’abri de quel port, voiles enfin carguées,
Elles reposeront leurs courses fatiguées !
Je vois, le long des quais où tu les descendras,
Nos tapis, nos velours, nos cuirs dorés, nos draps,
Tous ces biens, dont le monde nous est tributaire,
Qui s’en iront, plus loin encore, au cœur des terres !
Et c’est ma volonté maîtresse qui commande
Cette dispersion de richesses flamandes !

JOORIS

Tudieu !

CORNEILLE

Tudieu ! Mais les voici, qui raniment leurs rames
Et leurs voiles, et cinglent à présent vers Damme !
Au plus lointain pays où s’en fut un navire,
Elles ont recueilli tout ce qui va servir
Cette étonnante ardeur dont la Flandre s’exalte !
Celle-ci vient de Chypre, une autre vient de Malte,
Une autre a touché terre au pays du Soudan !
Moi, je n’ai pas bougé sans doute ! Et cependant
Avec l’anxiété de mon humeur changeante
Selon que le vent gronde ou que la brise chante,
Là, tout seul, dans mon coin, calculant mes courtages,
Dis-moi donc, si je n’ai pas fait de beaux voyages ?

JOORIS, bonhomme,

Chacun navigue alors à sa façon, mon cher !
Mais pour toi les profits, pour nous le mal de mer,
La tienne est préférable !

CORNEILLE

La tienne est préférable ! Eh, je ne dis pas non !
Puisque je l’ai choisie ! Elle a ceci de bon
Qu’en effet les profits sont sérieux !

JOORIS

Qu’en effet les profits sont sérieux ! Vraiment ?
Les affaires vont donc si bien ?

CORNEILLE

Les affaires vont donc si bien ? Superbement ;
Tant qu’on en veut !

JOORIS

Tant qu’on en veut ! C’est la fortune alors ?

CORNEILLE

Tant qu’on en veut ! C’est la fortune alors ? Complète !
Et l’orgueil de savoir que soi-même on l’a faite !

JOORIS, sans ironie.

Je t’admire !

CORNEILLE

Je t’admire ! Eh, plus d’un voudrait être à ma place !
J’ai commencé comme eux cependant, sans audace,
Sans argent ; commettant méprise sur méprise ;
Routine, petits gains, petites entreprises,
Et, crainte des périls ou faute de pratique,
N’osant pas dépasser le seuil de ma boutique !
Mais un jour, étouffant dans ces vieux murs sans air,
J’ai compris qu’il fallait se tourner vers la mer,
Et qu’elle ouvrait, plus sûre et plus vaste qu’aucune,
La grand’route par où s’en viendrait la fortune !
Ah, certes, les débuts n’ont pas été faciles
Et j’ai dû m’obstiner pour la rendre docile !
Cent fois, rage stupide ou ruse scélérate,
Elle a jeté sur moi ses vents ou ses pirates,

Et j’ai vu s’en aller vers des ports inconnus
Plus d’un royal vaisseau qui n’est pas revenu !
N’importe ! Déjouant ses caprices fantasques,
J’ai vaincu le pirate et dompté la bourrasque ;
Je l’ai fait obéir et la tiens désormais !
La mer, comme la femme, est à qui la soumet !

JOORIS

Je t’admire !

CORNEILLE

Je t’admire ! Aujourd’hui mes livres me proclament
Le plus riche bourgeois de la ville de Damme !
Bruges et Gand n’ont pas un comptoir estimé
Comme le mien ; trois fois les courtiers m’ont nommé
Doyen ! Voilà ma chance ! Et j’en sais la durée ;
Car, puisque c’est la mer qui, par chaque marée,
Fait monter les écus dans mon coffre de fer,
Ça durera toujours, mon vieux, comme la mer !

(Ayant ainsi parlé, Corneille retourne vers sa table)
JOORIS

Je t’admire ! Et parfois je t’envie !… Et pourtant…

CORNEILLE, s’arrêtant,

Quoi donc ?

JOORIS

Quoi donc ? Quel âge as-tu ?

CORNEILLE

Quoi donc ? Quel âge as-tu ? Cinquante ans.

JOORIS, gravement.

Quoi donc ? Quel âge as-tu ? Cinquante ans. Cinquante ans.

CORNEILLE

C’est l’âge où l’on est fort !

JOORIS

C’est l’âge où l’on est fort ! C’est l’âge d’être aïeul…

CORNEILLE

Comment ?…

JOORIS

Comment ?… Riche, honoré, tout-puissant… Mais tout seul !

CORNEILLE, après un moment d’hésitation.

C’est vrai ! Mais je n’ai pas rempli ma destinée
Encor ! Oui, j’ai vécu pendant bien des années
Sans m’en apercevoir. Est-ce en pleine bataille
Qu’on y songe ? Est-on seul d’ailleurs quand on travaille ?
Puis, ayant là, fidèle, et depuis mon jeune âge,
La bonne Mère-Flandre au courant du ménage,
Et la gaîté rieuse et la grâce enfantine

De Gertrude que j’ai recueillie orpheline,
Par elles deux du moins s’animait la maison.
Mais c’est insuffisant, ta sagesse a raison ;
Je ne veux pas mourir dans cette solitude,
Et comme de tout temps j’eus la bonne habitude
Défaille mon destin moi-même, voici donc
Ce que j’ai résolu dernièrement…

À ce moment, Pierre entre par la porte de gauche, tenant à la main des papiers. Corneille, qui s’était rapproché de Jooris, s’interrompt.
PIERRE, s’arrêtant sur le seuil,

Ce que j’ai résolu dernièrement… Pardon,
Maître…

CORNEILLE, à Jooris,

Maître… Tantôt, (À Pierre) Quoi donc ?

JOORIS, à Pierre,

Maître… Tantôt, (À Pierre) Quoi donc ? Eh ! mais c’est Maître Pierre !

PIERRE, reconnaissant Jooris,

Monsieur Jooris…

JOORIS, lui tendant la main.

Monsieur Jooris… Bonjour. Allons, pas de manières,
Donne ta main ! Tudieu quel gaillard ! Comme on change

En un an !

CORNEILLE, à Pierre,

En un an ! Que veux-tu ?

PIERRE, présentant un papier à Corneille,

En un an ! Que veux-tu ? Cette lettre de change
Devait être signée aujourd’hui.

CORNEILLE

Devait être signée aujourd’hui. Bien ; mets-la
Sur la table.

PIERRE, présentant un autre papier,

Sur la table. Tantôt, mais vous n’étiez plus là,
Un pilote est venu remettre cette note
Pour la prime…

CORNEILLE

Pour la prime… C’est fait.

JOORIS, qui s’était éloigné de quelques pas, s’arrête,

Pour la prime… C’est fait. À propos de pilote.
Sais-tu bien que j’ai mis une heure, en louvoyant,
Pour pénétrer dans le chenal ! C’est effrayant
Comme il s’ensable !

CORNEILLE, brusquement,

Comme il s’ensable ! Allons ! n’exagère donc point !

JOORIS

Comment ? Je te dis que j’ai mis une heure, au moins !
Je te dis qu’autrefois — mais il y a quinze ans ! —
Le havre était facile et sûr, et qu’à présent,
Là-même où l’on passait confiant et tranquille,
On sent bien les sablons qui vous râpent la quille !

CORNEILLE, sur un ton de colère,

Mais oui ; sans doute ! On y travaille !

JOORIS, surpris et se tournant vers Pierre,

Mais oui ; sans doute ! On y travaille ! Il est nerveux !

(À Corneille)

Eh ! Ce n’est pas à toi, c’est au port que j’en veux !
Pourquoi te fâches-tu, mon ami ?

CORNEILLE

Pourquoi te fâches-tu, mon ami ? Je me fâche
Parce que tous les jours à présent, quelques lâches
Ou quelques sots, voyant que du sable s’amasse
Entre Mude et Kadzant et retrécit la passe,
Crient que la mer s’éloigne et que la Flandre meurt
Lentement, sans songer que ces folles clameurs

Vont réjouir là-bas, de leur concert immense,
Anvers et les cités jalouses de la Hanse !

JOORIS

Soit ! On pourrait crier moins fort ! Mais le danger
N’en est pas moins réel !

CORNEILLE

N’en est pas moins réel ! Réel, mais passager !
On travaille !

JOORIS

On travaille ! On m’a l’air de travailler fort mal.
D’après ce que j’ai vu ! Que fait-on ?

CORNEILLE, avec impatience,

D’après ce que j’ai vu ! Que fait-on ? Le canal
D’Oostbourg sera fini dans six mois, tout au plus ;
Alors, suivant sa pente, à l’heure du reflux,
Et dévalant bien mieux que d’un bassin de chasse,
Le flot va balayer les sablons de la passe,
Où, dans un an d’ici, tes naves les plus fières
Auront du fond, de quoi se noyer tout entières !

JOORIS

Merci, merci ! Je n’en demande pas autant !

PIERRE, tranquillement,

Hier, on a dû haler deux nefs au cabestan…

CORNEILLE, se tourne brusquement vers lui,

Toi aussi, l’Anversois ?

PIERRE

Toi aussi, l’Anversois ? Mon Dieu, je m’en afflige.
Maître Corneille !

CORNEILLE

Maître Corneille ! On y remédiera, vous dis-je !

JOORIS

Si l’on fait les travaux que tu nous annonçais,
Tant mieux ; ce n’est pas moi qui doute du succès !
Quoique — comme on l’a vu déjà, dans d’autres ports —
Quand la mer veut partir, mon vieux, tous les efforts
Sont impuissants, et toute la science est vaine…

PIERRE, à Jooris,

Rappelez-vous Narbonne, Aigues-Mortes…

JOORIS, acquiesçant,

Rappelez-vous Narbonne, Aigues-Mortes… Ravenne…

CORNEILLE, les interrompant,

Ah ça ? Croyez-vous donc que nous tous, gens de Flandre,

Nous allons nous laisser mourir, sans nous défendre,
Le long de cette côte où la mer asservie,
Depuis quatre cents ans nous apporte la vie ?

JOORIS

Non, mais…

CORNEILLE

Non, mais… Oublions-nous qu’il faut à nos poitrines
Le rude stimulant de ses brises marines,
Et qu’avec les canaux où ses flots se répandent
Elle est le cœur vivant de la terre flamande ?

JOORIS, approuvant,

Bien sûr !

CORNEILLE, s’adressant à Pierre,

Bien sûr ! Vous a-t-on dit par quel travail géant
Nous avons endigué peu à peu l’Océan ?
Ce qu’il nous a coûté de sang, d’or et de peine ?

PIERRE

Certes…

CORNEILLE

Certes… Savez-vous bien ce qu’était cette plaine
Quand Philippe d’Alsace y fit mener en bandes
Les digueurs envoyés par Florent de Hollande ?

Rien ! Un désert de sable et de tourbe, des eaux
Sournoises, entourant des forêts de roseaux,
Et la rage des flots sur toute la contrée
Par les nuits d’équinoxe et de hautes marées !
Or, c’est pour conquérir cela, qu’un matin clair,
Notre première digue osa barrer la mer !
Que de fois cependant sa fureur inlassable
Déracinant les pieux et balayant les sables,
Par la complicité d’une nuit de gros temps
Détruisit en une heure un effort de vingt ans !
N’importe ; peu à peu nous sommes parvenus
À créer, sur ce sol marécageux et nu,
Des havres, des canaux, des chemins de balises,
Des villes, avec des beffrois et des églises,
Et, riches des trésors que les nefs y débarquent,
Devenus des bourgeois enviés des monarques,
Nous avons réuni dans ce petit comté,
Plus d’or qu’aucun pays n’en a jamais compté !…

JOORIS

C’est vrai !

CORNEILLE

C’est vrai ! Et tout cela, notre Flandre prospère,
Notre ville opulente où sont couchés nos pères,
Nous souffririons qu’un jour tout cela ne soit plus,
Parce que l’Océan, dans un dernier reflux,
Abandonnant nos quais changés en terrains vagues,

Nous aurait infligé la trahison des vagues ?
Non ! Non ! Rassurez-vous ! Le pays comprendra
Que son destin dépend de l’effort de nos bras,
Et si la mer s’obstine à fuir quand on l’appelle,
Nous la ramènerons chez nous, à coups de pelle !

JOORIS, approuvant.

Allons tant mieux !

PIERRE

Allons tant mieux ! La mer est sournoise et rusée,
Maître !

CORNEILLE

Maître ! Sans doute, mais ses ruses sont usées,
Et nous savons comment la prendre, mon garçon !
Voici quatre cents ans que nous la connaissons ;
C’est trop pour nous laisser jouer !

(À Jooris)

C’est trop pour nous laisser jouer ! Et maintenant,
Retiens bien ce que je t’ai promis : Dans un an
Tu suivras le chenal sans accrocs, sans déboires,
Peut-être sans pilote !… Et là-dessus, viens boire !
Tu m’as tant fait parler que j’ai la gorge rude !

Et Corneille et Jooris s’en vont par la porte d’entrée. Pierre reste un instant seul, debout, songeur, puis, à droite, la porte s’ouvre et Gertrude apparaît portant un plateau sur lequel sont alignés des verres autour d’un grand gâteau. Elle a enlevé son tablier et baissé les manches de son corsage.
PIERRE, dont le visage s’éclaire,

Peut-on vous aider, Mademoiselle Gertrude ?

GERTRUDE, souriante,

Oui. Voulez-vous tenir un instant mon plateau ?

(Montrant la table)

Je pourrai faire place ici…

PIERRE, prenant le plateau,

Je pourrai faire place ici… Quel beau gâteau !

GERTRUDE

Oui. C’est un Grand-Doré.

PIERRE

Oui. C’est un Grand-Doré. C’est vous qui l’avez fait ?

GERTRUDE

Oh non ! C’est Mère-Flandre.

PIERRE

Oh non ! C’est Mère-Flandre. Il est lourd !

GERTRUDE

Oh non ! C’est Mère-Flandre. Il est lourd ! En effet.
Vous l’aimez bien ?

PIERRE

Vous l’aimez bien ? Qui ça ? Mère-Flandre ?

GERTRUDE, riant,

Vous l’aimez bien ? Qui ça ? Mère-Flandre ? Mais non.
Le Grand-Doré ?

PIERRE

Le Grand-Doré ? Je crois bien !… Quel drôle de nom !

GERTRUDE

Le Grand-Doré ?

PIERRE

Le Grand-Doré ? Non, non, Mère-Flandre !… Pourquoi
Riez-vous ? C’est de moi ?

GERTRUDE

Riez-vous ? C’est de moi ? C’est de vous et de moi,
Parce que nous n’avons pas l’air de nous entendre.
Je vous dis Grand-Doré, vous dites Mère-Flandre !
Laissez-moi rire un peu…

(Presque sérieuse)

Laissez-moi rire un peu… C’est si bon : rire un peu !

PIERRE

C’est vrai, vous ne riez pas souvent.

GERTRUDE, de nouveau gaie,

C’est vrai, vous ne riez pas souvent. Quand je peux !
Et vous ?

PIERRE

Et vous ? Oh, moi aussi… quand j’ai le temps !

GERTRUDE

Et vous ? Oh, moi aussi… quand j’ai le temps ! C’est vrai.
Vous travaillez beaucoup !

PIERRE

Vous travaillez beaucoup ! Pas mal… Et je devrais
Travailler plus encor, le Maître étant doyen…

GERTRUDE

Il faut donc rire en travaillant !

PIERRE

Il faut donc rire en travaillant ! C’est un moyen.

GERTRUDE, ayant rangé les verres sur la table,

Rendez-moi mon gâteau ?

PIERRE

Rendez-moi mon gâteau ? Voici…

GERTRUDE

Rendez-moi mon gâteau ? Voici… Sa place est faite…

(Elle le prend)

Merci… Juste au milieu !

PIERRE, admirant la table.

Merci… Juste au milieu ! C’est un vrai jour de fête !

GERTRUDE

Oui ! Mais trois fois doyen c’est un honneur insigne !
C’est rare !

PIERRE, approuvant,

Et bien plus rare encore : En être digne !
Mais quel homme étonnant que ce Maître Corneille !

GERTRUDE

Oui.

PIERRE

Oui. Tout lui réussit ! Puis, ce qui m’émerveille
Voyez-vous, et pourquoi ma faiblesse l’envie,
C’est qu’on dirait, vraiment, qu’il a dompté la vie,
Et qu’un jour, mécontent de la voir comme elle est,
Il en a fait tranquillement ce qu’il voulait !
Ajoutez qu’il est bon, qu’il fait du bien…

GERTRUDE

Ajoutez qu’il est bon, qu’il fait du bien… Beaucoup.

PIERRE

Je vois que vous l’aimez aussi.

GERTRUDE, simplement,

Je vois que vous l’aimez aussi. Je lui dois tout.
Je ne sais pas ce que je serais devenue
Sans lui… Lorsque maman, que je n’ai pas connue,
Est morte, elle était veuve déjà… L’on m’a dit
Qu’il m’avait prise ici de suite… J’ai grandi
Dans sa maison si simplement hospitalière…
Voilà ; vous savez mon histoire tout entière !

PIERRE

Oh, je la connaissais !…

(Avec beaucoup d’hésitation)

Oh, je la connaissais !… Et c’est même pourquoi.
Vous rencontrant ici, sans parents, comme moi…

GERTRUDE

Eh bien ?

PIERRE

Eh bien ? Il m’arrivait de penser à moi-même ;
Et sachant que si Maître Corneille vous aime,
C’est comme l’on chérit sa nièce ou sa filleule,
Lorsque je vous voyais triste ainsi d’être seule,
— Ah ! je sais que c’était méchamment égoïste ! —
Je me croyais moins seul et me sentais moins triste !

GERTRUDE

Je comprends…

PIERRE

Je comprends… Si j’avoue une chose pareille,
Je n’entends pas, du moins, blâmer Maître Corneille ;
Il est sévère et froid, mais rien n’est plus trompeur,
Car il vous aime bien…

GERTRUDE

Car il vous aime bien… Oui… mais il me fait peur !

PIERRE, riant,

Vraiment ? Pourquoi ?

GERTRUDE

Vraiment ? Pourquoi ? Mon Dieu, j’en ignore la cause ;
Mais je me sens auprès de lui si peu de chose ;
Je lui sais tant d’intelligence et de mérite,
Et je le vois si grand, devant moi, si petite…
Vous riez ? Vous trouvez que j’ai tort ?

PIERRE

Vous riez ? Vous trouvez que j’ai tort ? Oui, je trouve…
Et pourtant, c’est si bien la crainte que j’éprouve
Lorsque je suis ici…

GERTRUDE

Lorsque je suis ici… La crainte ?

PIERRE

Lorsque je suis ici… La crainte ? Manifeste ;

Dans chacun de mes mots, dans chacun de mes gestes,
Et, peur de vous déplaire ou de vous faire rire,
Je ne vous dis jamais ce que je voudrais dire !

GERTRUDE, riant,

Il faut oser !

PIERRE

Il faut oser ! Oser ! Sans doute, on s’y décide,
Puis…

GERTRUDE

Puis… Je n’aurais pas cru que vous fussiez timide
Comme moi ! D’autant moins qu’en parlant des courtiers,
Maître Corneille a dit souvent que vous étiez
Plein d’initiative et d’audace !

PIERRE, vivement,

Plein d’initiative et d’audace ! Vraiment ?
Il a dit ça ?

(Gertrude fait un signe affirmatif)

Il a dit ça ? C’est vrai ; c’est son enseignement
D’ailleurs, et son exemple ; et nul autant que lui,
Ne m’a montré comment on s’y prend aujourd’hui,
En aidant son savoir de chances opportunes,
Pour illustrer sa ville et bâtir sa fortune.
Aussi lorsque je pense au destin qui m’attend,
Sachant bien qu’on n’arrive au succès qu’en luttant,

J’apprends ici comment l’on vainc ses adversaires,
Et je m’arme de tout ce qui m’est nécessaire
Pour obtenir, plus tard, dans Anvers, la maîtrise,
Et mener à mon tour de belles entreprises !

GERTRUDE

Dans Anvers ?

PIERRE

Dans Anvers ? Il faut bien ; car n’étant point d’ici,
Ce serait difficile… Et puis Anvers, aussi,
C’est Anvers !

GERTRUDE, surprise de son accent d’admiration.

C’est Anvers ! Oui, mais Bruges et Damme ?…

PIERRE

C’est Anvers ! Oui, mais Bruges et Damme ?… D’accord ;
Il n’y a rien de mieux sur les plages du Nord,
Et pour voir aussi beau l’on chercherait en vain,
Si l’on ne trouvait pas Anvers sur son chemin !

GERTRUDE

Vraiment ?

PIERRE, avec conviction,

Vraiment ? Ah, oui ! Vous vous en souvenez peut-être,
Quand j’y fus l’an passé pour le compte du Maître,
À quel point je revins ravi, enthousiaste !

Des milliers de maisons, un grand fleuve, un port vaste
Vers lequel les vaisseaux du monde entier convergent,
Et dans le riche enclos de son enceinte vierge,
— Car nul prince à ce jour n’a franchi ses murailles —
Je ne sais quoi d’ardent qui gronde, qui travaille,
Et fait sentir qu’au cœur de cette ville immense,
C’est comme un grand destin de gloire qui commence !

(Avec chaleur)

Alors vous comprenez qu’aux heures où l’on sent
Que l’on est fort et jeune et qu’on a du vrai sang
Comme une sève chaude et qui gonfle l’écorce,
Ce soit dans ce milieu de jeunesse et de force,
Qu’on rêve de donner un jour… à ceux qu’on aime,
Un fier et grand bonheur qu’on aurait fait soi-même,
Fallût-il, nuit et jour, peiner comme un forçat !…

GERTRUDE, riant,

Mais vous n’avez pas l’air si timide que ça !

PIERRE, confus,

Vous voyez… vous riez de ce que je vous dis !…

GERTRUDE, protestant vivement,

Mais non !

PIERRE, brusque,

Et vous n’avez pas tort ! Je m’étourdis,

Je rêve, je m’exalte… Et je sais bien pourtant
Que n’ayant rien que mon courage et mes vingt ans,
Je resterai sans doute un fort pauvre écolier…

GERTRUDE, doucement,

Pourquoi dites-vous ça maintenant ? Vous parliez
Beaucoup mieux tout à l’heure.

PIERRE

Beaucoup mieux tout à l’heure. Eh, non !

GERTRUDE

Beaucoup mieux tout à l’heure. Eh, non ! Je vous assure.

PIERRE, amèrement.

Non, mon orgueil allait dépasser la mesure…
Le ton qui me convient est un ton plus modeste…
Et vous m’auriez cru fou si j’avais dit le reste !

GERTRUDE, surprise par son accent,

Qu’avez-vous ?

PIERRE

Qu’avez-vous ? Rien…

GERTRUDE, sur un ton d’affectueux reproche,

Qu’avez-vous ? Rien… Mais oui… de la peine ? Et cela
Me surprend ! Être triste un beau jour de gala

Comme aujourd’hui ! Quand il fait bon ! Quand on s’apprête
À s’amuser ! Vous n’allez pas bouder la fête,
Dites ?

PIERRE, tristement,

Dites ? N’avez-vous pas certains jours de la peine ?…

GERTRUDE

Oui… parfois… le dimanche…

PIERRE, souriant,

Oui… parfois… le dimanche…Et pendant la semaine ?

GERTRUDE

Très peu ; mais le dimanche est si long ! La demeure
Est vide ; le travail n’y met plus sa rumeur ;
Dans vos bureaux, personne ; et l’horloge balance
Dans toute la maison un si profond silence
Qu’on entend grignoter les souris dans la huche.
Mais pendant la semaine, on dirait une ruche !
Dès le lundi matin, reprenant son ouvrage.
Le port y fait rentrer sa vie et son tapage ;
Vous travaillez, Maître Corneille aussi, les clercs,
Tout le monde ; et moi-même, je me donne l’air,
Par mon humble besogne à côté de la vôtre,
D’être aussi vive et nécessaire que les autres !
Ne riez pas !

PIERRE

Ne riez pas ! Je m’en garde ! Je vous écoute…

GERTRUDE

Dix fois en un matin vous êtes sur ma route !
Le Maître vous appelle — Il appelle toujours ! —
Vous n’avez qu’un instant pour me dire bonjour ;
Vous fuyez pour ne pas le laisser dans l’attente…
Et tout cela m’amuse, et je suis très contente !
N’êtes-vous pas heureux sans raison, quelquefois ?

PIERRE

Jamais !… Je suis heureux, mais je sais bien pourquoi !
C’est quand je suis ici… c’est lorsque j’imagine
Alors, avec une pauvre joie enfantine
Qui me fait oublier mes jours les plus mauvais,
Quel serait mon bonheur, plus tard, si je pouvais,
Sentant que mon travail me libère et m’élève,
Me rendre digne ainsi, de quelqu’un dont je rêve !
C’est lorsque je me dis, en ces minutes-là :
S’il arrivait qu’un jour le sort nous égalât,
Et me permît un peu l’espoir d’en être aimé,
Je trouverais les mots qui peuvent exprimer
Ce que l’on sent frémir tout au fond de soi-même !…

GERTRUDE, très simplement,

C’est vrai ; comment fait-on pour se dire qu’on s’aime ?…

PIERRE, se tournant brusquement vers la porte d’entrée,

Voici le Maître !

(Il fait quelques pas vers la porte, à gauche)
GERTRUDE, étonnée,

Voici le Maître ! Eh bien ?

PIERRE

Voici le Maître ! Eh bien ? Non… Je n’avais qu’un mot
À dire… Et je l’ai dit… tout de même…

GERTRUDE, lui souriant tandis qu’il sort,

À dire… Et je l’ai dit… tout de même… À tantôt…

Il a disparu déjà lorsque Corneille entre et s’arrête devant la table, près de laquelle est demeurée Gertrude.
CORNEILLE

C’est fini ?

GERTRUDE

C’est fini ? Oui.

CORNEILLE

C’est fini ? Oui. C’est bien ; c’est très bien. Les boissons ?

GERTRUDE

Mère-Flandre est allée avec un des garçons
À la cave.

CORNEILLE

À la cave. C’est bien. Le gâteau, les biscuits.
Parfait. On aurait pu mettre là quelques fruits ;
N’importe, c’est très bien…

(Il aperçoit les fleurs de l’autre côté de la chambre)

N’importe, c’est très bien… Et ces fleurs sur le coffret
D’où viennent-elles ?

GERTRUDE, timidement,

D’où viennent-elles ? C’est… c’est moi qui vous les offre…

CORNEILLE, souriant d’abord, puis grave.

Ah… Ah… Merci Gertrude…

(Voyant qu’elle fait quelques pas vers la porte, à droite)

Ah… Ah… Merci Gertrude… Où vas-tu ? Reste ici…

GERTRUDE

Je voudrais m’arranger…

CORNEILLE

Je voudrais m’arranger… Tu es très belle ainsi ;
Reste…

(Après une courte hésitation)

Reste… Je veux d’ailleurs te parler… Je voudrais,
Vois-tu, que ce beau jour qui semble fait exprès

Pour mettre entre nous deux une entente parfaite,
Ne soit pas pour moi seul, Gertrude, un jour de fête !

GERTRUDE

Je vous écoute, Maître.

CORNEILLE fait quelques pas en hésitant,
puis revient vers Gertrude,

Je vous écoute, Maître. Eh, sans doute, j’y pense
Depuis longtemps, mais aujourd’hui, les circonstances
Me paraissent plus favorables pour te dire
Ce que je veux… (il se reprend) ou plutôt ce que je désire.

GERTRUDE, étonnée.

Je vous écoute…

CORNEILLE, après une nouvelle hésitation,

Je vous écoute… Il est évident qu’à ton âge
Gertrude, tu as dû penser au mariage
Quelquefois ?…

GERTRUDE, interdite.

Quelquefois ?… Maître…

CORNEILLE

Quelquefois ?… Maître… C’est tout naturel ! Et, certes,
Si le sort — dont parfois les jeux nous déconcertent
Pourtant — t’a réservé la part que tu mérites,

Ne crains rien ; tu seras heureuse, ma petite !
Tu as donc fort bien fait de songer à plus tard,
Puisqu’il est imprudent d’attendre du hasard
Le bonheur qui ne va qu’à ceux qui sont hardis
Et volontaires ! Mais, d’autre part, tu t’es dit,
J’en suis persuadé, n’étant plus une enfant,
Que les efforts qu’on fait vers lui sont décevants
Comme les rêves, quand — pour les raisons profondes
Que personne ne sait — Dieu vous a mis monde
Orphelin, désarmé, d’avance si vaincu,
Que sans l’amour d’autrui l’on n’aurait pas vécu !
Grâce à moi, tu n’auras jamais souffert du deuil
Où nous mit ta naissance !… Oh, je n’ai nul orgueil
De t’avoir recueillie, et tu ne me dois rien ;
Si ce fut ton bonheur, ce fut aussi le mien !

GERTRUDE

Maître…

CORNEILLE, qui a repris toute son assurance en parlant,

Maître… Écoute d’abord. Oui, pendant ces vingt ans,
Tu fus la vie et la gaîté de tout instant
Chez moi ! Lorsque j’avais un moment de loisir,
Te voir fut mon repos, t’entendre, mon plaisir,
Et quand, aux mauvais jours de lutte trop intense,
J’étais las de payer si cher mon existence,
Par ton rire d’enfant qu’il m’advint d’écouter,
Tu m’as rendu plus fort souvent, sans t’en douter !

N’est-il pas naturel que je t’en remercie ?
Rude au début, ma vie enfin s’est adoucie ;
Le mauvais sort devant mon courage a fléchi ;
Je me suis, lentement, mais si bien enrichi,
Qu’au seul vu d’un écrit que ma cire cacheté
Le monde entier me vend tout ce que l’or achète !
Nul n’est plus grand que moi dans Damme, et tout à l’heure
Ses plus riches courtiers, remplissant ma demeure,
Acclameront en moi leur chef, trois fois élu !
Eh bien, puissance, argent, dignités, j’ai voulu,
Pour assurer ton sort que bien d’autres jalousent,
T’en donner désormais ta part, et je t’épouse !

GERTRUDE, stupéfaite

Maître !…

CORNEILLE souriant, sûr de lui,

Maître !… Ne t’émeus point, Gertrude ! L’on décide
Ces choses, d’un esprit raisonnable et lucide.
Tu me connais ; je t’ouvre mon cœur ; et sachant
Que sous mon rude aspect ce cœur n’est pas méchant,
Et que son vœu, pareil au vœu de ma raison,
C’est de te voir épouse heureuse en ma maison,
Accepte ton destin, sans crainte, sans émoi !…

(Voyant qu’elle reste silencieuse et tremblante)

Mais si tu n’as pas confiance, dis-le moi !…

GERTRUDE, ne sachant que dire,

Oh, Maître !…

CORNEILLE

Oh, Maître !… Parle ! Eh bien ?… As-tu rêvé peut-être,
Un avenir plus sûr et plus brillant ?…

GERTRUDE, de plus en plus émue.

Un avenir plus sûr et plus brillant ?… Oh, Maître !…

CORNEILLE, un peu rude,

Douterais-tu de moi, lorsque je te dis tout ?…

GERTRUDE

Oh, non !…

CORNEILLE

Oh, non !… Crois-tu trouver, autre part, n’importe où,
Ce que je veux que mon affection te donne ?…

GERTRUDE, confuse,

Oh, non !…

CORNEILLE, faisant un pas vers elle.

Oh, non !… Ah ! je comprends que mon projet t’étonne !
Mais, songeant, si tu fus heureuse sous mon toit,
Que le même bonheur s’offre encor devant toi,
Pourrais-tu refuser la main que je te tends ?…

Pâle, incapable de dire une parole, Gertrude n’a pas fait un mouvement.
Alors, comme Corneille lui a pris la main et qu’elle la lui laisse,
il la serre dans les siennes.
CORNEILLE, souriant et grave.

Ah, petite !… (il l’attire à lui et l’embrasse sur le front)
Ah, petite !… Je suis bien content ! Bien content !…

À ce moment, Un Jeune Apprenti entre brusquement par la porte du fond.
L’APPRENTI, joyeux.

Maître ! Maître ! Voici le Conseil, les Courtiers !

CORNEILLE, à Gertrude, gaiement.

Allons ! Soyons tout au plaisir, un jour entier !
Reste près de moi ! (À l’apprenti) Va prévenir les commis.

L’apprenti sort en courant, à gauche, et tandis que Gertrude, éperdue, le cœur tremblant d’émoi, demeure immobile au milieu de la salle, Corneille, sans s’éloigner d’elle, se tourne vers la porte d’entrée et, souriant, salue les arrivants.
CORNEILLE

Entrez ! Entrez !…

Et voici d’abord, toque en main et vêtu de la longue robe de drap noir qui porte sur le côté, de l’épaule jusqu’au bas, une bande de drap bleu lisérée de rouge, voici l’ancien doyen des courtiers auquel succédera Corneille. Il est suivi du trésorier, du greffier, des assesseurs et d’autres membres du métier. Tous sont endimanchés, importants ; Jooris se trouve au milieu d’eux. Par la porte de gauche entrèrent, en même temps, turbulents et joyeux, plusieurs jeunes apprentis parmi lesquels Pierre qui gagne la partie droite de la salle. De ce côté vient d’apparaître Mère-Flandre. Gertrude et Corneille sont demeurés au centre du groupe formé par les arrivants.
L’ANCIEN DOYEN, saluant Corneille,

Entrez ! Entrez !… Bonjour doyen.

(Il lui serre la main, puis serre la main de Gertrude)
CORNEILLE

Entrez ! Entrez !… Bonjour doyen. Mes bons amis,
Bonjour !

LE GREFFIER, à Corneille,

Bonjour ! Bonjour.

UN APPRENTI, appelant les autres,

Bonjour ! Bonjour. Par ici ; la chambre est profonde…

CORNEILLE

Prenez place. (Au trésorier) Bonjour trésorier.

(Il lui serre la main)
L’ANCIEN DOYEN, qui est resté devant Corneille,

Prenez place. Bonjour trésorier. Tout le monde
Est-il là ?

LE GREFFIER

Est-il là ? Oui. (Aux apprentis) Silence au fond !

L’ANCIEN DOYEN, haussant la voix et se tournant vers Corneille,

Est-il là ? Oui. Silence au fond ! Maître et doyen,
Je viens vous apporter…

(Le bruit que font les apprentis l’interrompt)
LE GREFFIER, aux apprentis,

Je viens vous apporter… Silence donc !

L’ANCIEN DOYEN, reprenant,

Je viens vous apporter… Silence donc ! Je viens
Vous apporter, au nom du métier, son salut !
Maître, lorsque voici trois jours, il a fallu
Que pour nous conformer à nos vieux règlements
Nous nommions, parmi nous, le Maître du serment,
Nous vous avons choisi, tous, d’une seule voix.
En vous faisant doyen pour la troisième fois,
Nous voulûmes d’abord rendre un public hommage
Au plus digne de nous, puis remettre en mains sages
Le destin d’un des grands métiers de la cité.
Maître, nous connaissons votre esprit d’équité ;
Nous avons vu, deux fois, de quelle âme aguerrie
Vous défendez les droits de notre Confrérie ;
Vous avez les vertus des meilleurs citoyens ;
Et c’est pourquoi, jamais, à nul de nos doyens,
Nous n’aurons, mieux qu’à vous. Maître, et plus volontiers.
Confié les six clefs et le sceau du métier !

Les voici.

(Il lui tend les clefs et le sceau d’argent)
CORNEILLE, les prenant,

Les voici. Je les prends. Et je vous certifie
Que je les défendrais, même au prix de ma vie,
Ces bonnes clefs, gardiennes de nos privilèges !

(Il parle avec autorité)

Lorsque j’ai présidé, jadis, notre collège,
En servant le métier de toute mon ardeur
J’ai voulu rajeunir son ancienne grandeur
Par l’audace et l’élan des forces qui m’animent ;
Or donc, puisqu’aujourd’hui, votre vote unanime,
Vient me rendre l’honneur de ce poste suprême,
Je ne vous dis qu’un mot : Je suis resté le même !

LES APPRENTIS ET QUELQUES COURTIERS

Vive Maître Corneille !

CORNEILLE

Vive Maître Corneille ! Aussi, point de discours !
Et comme nous peinons rudement tous les jours,
Nous tous, petits et grands, qui pointons dans notre âme
L’amour de ce métier qui fait l’orgueil de Damme,
Quand nous aurons vidé la coupe d’alliance,
Amusons-nous, jusqu’à ce soir, avec vaillance,

Puis demain au travail !

LES APPRENTIS

Puis demain au travail ! Noël ! Noël !

CORNEILLE, les arrêtant d’un geste,

Puis demain au travail ! Noël ! Noël ! Pourtant
J’ai quelque chose encore à vous dire ! J’entends
D’abord, à la chapelle de la Confrérie,
Faire don d’un calice en or, aux armoiries
Des francs-courtiers.

LES APPRENTIS

Des francs-courtiers. Noël ! Noël !

CORNEILLE

Des francs-courtiers. Noël ! Noël ! Je veux encore,
Par le loyer total de ma maison du port,
Augmenter désormais ses trop faibles ressources.

LES APPRENTIS

Noël ! Noël !

CORNEILLE, détachant la bourse qui pend à sa ceinture,

Noël ! Noël ! Je veux ensuite que ma bourse,
Où ducats et florins ont fait quelques petits,
Se partage entre les clercs et les apprentis !

(Il la leur jette)
LES APPRENTIS, de plus en plus joyeux,

Vivat ! Vivat ! Noël !

CORNEILLE, se tournant vers Gertrude, toute pâle à son côté,

Vivat ! Vivat ! Noël ! Et pour finir, je veux
Désormais n’être plus seul l’objet de vos vœux
Et de votre respect, parce qu’aujourd’hui même,
J’ai choisi pour épouse une femme que j’aime,

(Il prend la main de Gertrude)

Parce que j’ai sa main fidèle dans la mienne,
Et que votre doyen a trouvé sa doyenne !

(À Gertrude)

N’est-ce pas ?

LES APPRENTIS, exultant.

N’est-ce pas ? Eh ! Vivat ! Vivat ! Noël ! Noël !
Noël !

À ce moment l’on entend sonner au dehors le carillon de l’hôtel de Ville.
CORNEILLE dit alors à Mère-Flandre qui circule en portant
un plateau chargé de verres,

Noël ! Et maintenant, vin, cervoise, hydromel,
Mère-Flandre, versez, et n’oubliez personne !
Et puisqu’il est midi, que le carillon sonne
Et qu’il fait beau, ouvrez la fenêtre et la porte.

Afin que le soleil et la musique apportent
La lumière du ciel et la chanson des tours
Dans ma vieille demeure où mes amis m’entourent !

(Il lève son verre)

Et buvons… pour ne pas en perdre l’habitude !

Et l’assemblée, tout entière, tandis que par la porte et la fenêtre ouvertes on aperçoit les maisons de Damme, le canal, les vaisseaux éclatants de soleil, et que dansent et chantent les notes claires du carillon, l’assemblée tout entière, toques et verres levés, crie :

Vivent Maître Corneille et Madame Gertrude !

Gertrude, dont Corneille tient toujours la main, immobile, comme en rêve, essaie de sourire. Pierre, pendant les dernières paroles de Corneille, sans un mot, sans un geste, a glissé derrière les assistants et a disparu.