À Damme en Flandre/III

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H. Lamertin, éditeur (p. 125-165).
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III




Un soir. — Il est tard ; la salle est éclairée par deux petites lampes de cuivre posées, l’une sur la table, l’autre sur la crédence. Mère-Flandre, seule, file près de la fenêtre. La porte du palier s’ouvre et Gertrude descend les marches.


GERTRUDE, avec une impatience inquiète
qu’elle essaie de dissimuler,

Il est rentré ?

MÈRE-FLANDRE, sans interrompre sa besogne,

Il est rentré ? Non, pas encore.

GERTRUDE

Il est rentré ? Non, pas encore. C’est étrange.

Où peut-il être ? Il est si tard !… Il faut qu’il mange
En rentrant ; son souper sera tout refroidi…

MÈRE-FLANDRE

Non, j’y veille.

GERTRUDE, après un Silence,

Non, j’y veille. Où peut-il bien être ?… Il n’a rien dit ?

MÈRE-FLANDRE, lentement et sans regarder Gertrude,

Il est peut-être allé jusqu’à Bruges, pour voir
Votre ami Pierre…

GERTRUDE, avec un rire forcé,

Votre ami Pierre… Mon ami Pierre !

MÈRE-FLANDRE, continuant sans regarder Gertrude,

Votre ami Pierre… Mon ami Pierre ! Hier au soir
On l’a vu traverser le marché du Mardi.

GERTRUDE

Qui ça ?

MÈRE-FLANDRE, de même,

Qui ça ? Votre ami Pierre… Et même qu’on m’a dit
Que s’il revient encore à Damme, on pourrait bien
Lui rompre un peu les os.

GERTRUDE, froidement,

Lui rompre un peu les os. Pourquoi ?

MÈRE-FLANDRE, de même,

Lui rompre un peu les os. Pourquoi ? Je n’en sais rien…
Mais si vous connaissez quelqu’un qui s’intéresse
À lui, voilà !…

GERTRUDE, haussant les épaules, puis, avec le même rire,

À lui, voilà !… Comment veux-tu que je connaisse
Quelqu’un !… C’est ridicule ! Et tu serais plus sage,
Mère-Flandre, en écoutant moins ces commérages !

MÈRE-FLANDRE, sans bouger,

Moi ?… Je n’écoute rien… mais j’entends, par hasard…

GERTRUDE, la regarde de côté, puis après un silence,

Te souviens-tu qu’il soit jamais rentré si tard ?
Tu n’es pas inquiète ?

MÈRE-FLANDRE

Tu n’es pas inquiète ? Eh, non.

GERTRUDE

Tu n’es pas inquiète ? Eh, non. Il est parfois
Si sombre maintenant !

MÈRE-FLANDRE

Si sombre maintenant ! Il y a bien de quoi !

GERTRUDE

C’est depuis que Jooris veut quitter le pays…

MÈRE-FLANDRE, dans ses dents,

Oui… Tout ce qu’il aimait peu à peu le trahit !
Finir dans le malheur, voilà sa récompense !
Ne récolter que de la peine !… Et quand on pense
Que celle qui l’attend peut être encor plus dure !…

GERTRUDE, surprise du ton hargneux de Mère-Flandre,

Que veux-tu dire ?

MÈRE-FLANDRE, brusque,

Que veux-tu dire ? Rien !…

(Puis soudain, la voix tremblante d’une émotion contenue)

Que veux-tu dire ? Rien !… Sinon que je vous jure
Qu’on ne le rendra pas malheureux, moi vivante !
On n’a qu’un pauvre cœur, un vieux cœur de servante,
Mais qui sera du moins fidèle jusqu’au bout !…

GERTRUDE, se maîtrisant,

Mais… sans doute… Qu’entends-tu dire ?

MÈRE-FLANDRE, qui s’était levée, se tourne vers la porte,

Mais… sans doute… Qu’entends-tu dire ? Rien… C’est tout…
Le voici…

Corneille entre, très absorbé, très sombre, très las, enveloppé d’un grand manteau dont il se débarrasse aussitôt, aidé par Mère-Flandre.
GERTRUDE, craintivement,

Le voici… Vous rentrez si tard !

Corneille répond d’un geste vague et s’avance vers le fauteuil.
MÈRE-FLANDRE, le voyant prêt à s’asseoir,

Le voici… Vous rentrez si tard ! }}N’allez-vous point
Souper ?

CORNEILLE, sèchement.

Souper ? Je n’ai pas faim.

GERTRUDE, après un silence,

Souper ? Je n’ai pas faim. Vous êtes allé loin ?

CORNEILLE, de même,

Jusqu’à la mer.

GERTRUDE, surprise,

Jusqu’à la mer. Jusqu’à la mer ! Pourquoi ?

CORNEILLE

Jusqu’à la mer. Jusqu’à la mer ! Pourquoi ? Pour voir…

GERTRUDE, à Mère-Flandre qui a pendu les vêtements dans un coin,

Tu peux monter… C’est bien.

MÈRE-FLANDRE, à Corneille,

Tu peux monter… C’est bien. Bonsoir Maître.

CORNEILLE

Tu peux monter… C’est bien. Bonsoir Maître. Bonsoir,
Mère-Flandre.

Et tandis que Mère-Flandre monte l’escalier et disparaît, il s’assied lourdement et demeure pensif. Un long silence durant lequel Gertrude le regarde plusieurs fois avec inquiétude, et comme si elle redoutait de le voir demeurer là. Debout, non loin de lui, devant son attitude accablée elle dit soudain :

Mère-Flandre. Vous n’êtes pas bien ?

CORNEILLE

Mère-Flandre. Vous n’êtes pas bien ? La fatigue,
L’air vif… Le vent du nord qui balayait les digues
Est glacial…

GERTRUDE

Est glacial… Réchauffez-vous…

CORNEILLE, se levant,

Est glacial… Réchauffez-vous… Cela va mieux…
Personne n’est venu ?

GERTRUDE, timidement comme toujours,

Personne n’est venu ? Jooris ; vous dire adieu.
Et vous serrer, pour la dernière fois, la main…

CORNEILLE

Il part, décidément. Quand s’en va-t-il ?

GERTRUDE

Il part, décidément. Quand s’en va-t-il ? Demain.
Il est si vieux, si seul…

CORNEILLE, rudement,

Il est si vieux, si seul… Est-ce que je proteste ?
Il a raison !

GERTRUDE, étonnée,

Il a raison ! Comment ?

CORNEILLE

Il a raison ! Comment ? Ce sont les fous qui restent !
Si je n’en étais pas, je serais loin d’ici !

GERTRUDE

C’est la première fois que vous parlez ainsi !
Pourquoi ?

CORNEILLE

Pourquoi ? Rien… Cherche donc sur la table, là-bas,
Les papiers qui sont étalés ?

(Il a montré de la main la chambre voisine)
GERTRUDE, d’une voix inquiète,

Les papiers qui sont étalés ? Vous n’allez pas
Vous mettre à travailler maintenant ?

CORNEILLE, hésitant,

Vous mettre à travailler maintenant ? Pourquoi non ?

GERTRUDE, insistant,

Vous êtes fatigué…

CORNEILLE fait quelques pas, puis s’arrête et regarde Gertrude,

Vous êtes fatigué… Oui… Du reste, à quoi bon
Travailler, n’est-ce pas ? Se remettre à l’étude
Encore ? Travailler !

Et soudain comme s’il cédait nerveusement à une impulsion, il se rapproche de Gertrude presque effrayée et, sourdement,

Encore ? Travailler ! Ah ! Gertrude, Gertrude,

Si tu savais ce que j’ai vu !…

GERTRUDE, tremblante,

Si tu savais ce que j’ai vu !… Maître ?…

CORNEILLE, après un court silence, suivant sa pensée
sans regarder Gertrude,

Si tu savais ce que j’ai vu !… Maître ?… Imagine
Un homme, âgé, pareil à moi, mais qui s’obstine,
Malgré bien du malheur, à lutter tout de même,
Parce qu’il trouverait… dans la femme qu’il aime
Par exemple, toute la raison de sa force !…

(S’animant)

Suppose que la femme, hypocrite et retorse,
Tout en le regardant de ses yeux innocents,
Ait fait de sa tendresse un mensonge incessant,
Et qu’à l’heure où, plus que jamais, il a besoin
D’elle, il ait constaté, soudain, quelle est si loin
De lui déjà, que c’en est fini pour toujours,
Et qu’un autre, ayant pris cette femme à son tour,
Va fonder son bonheur sur cette forfaiture !…

GERTRUDE, blême et balbutiante,

Maître… Maître…, que dites-vous ?…

CORNEILLE

Maître… Maître…, que dites-vous ?… Mon aventure

GERTRUDE, presque sans voix,

Maître… Maître…

CORNEILLE, la regardant,

Maître… Maître… Qu’as-tu ? Qu’est-ce qui t’épouvante
Ainsi ?… Puisque c’est une histoire que j’invente !…
Et pourtant c’est la mienne !… On en parlait ; des gens
M’avaient dit le péril de plus en plus urgent,
L’heure presque venue, où tout ce qu’on peut faire
Est vain… Je n’ai pas cru d’abord… Non, on préfère
Douter ; garder un peu d’espoir, jusqu’au moment
Où l’on voit, comme je l’ai vu, brutalement,
Le mal définitif, immense, et sans remède !…

GERTRUDE

Maître…

CORNEILLE, s’animant,

Maître… Ah ! La mer, la mer ! On croit qu’on la possède,
Qu’on s’entend bien, et c’est un effrayant duel !
Elle garde son beau visage habituel,
Car elle sait qu’on peut mater ses violences ;
Elle sourit, elle est gentille et se balance
Dans ses grands jupons verts comme une belle dame !
Mais c’est le fond qu’il faudrait voir, le fond de l’âme,
Et l’on découvrirait les obscures raisons
De sa silencieuse et lente trahison !

GERTRUDE, reprenant un peu confiance,

Mais qu’y a-t-il ?

CORNEILLE, revenant vers elle,

Mais qu’y a-t-il ? Tu sais que tout ce qu’on a fait
À Damme est demeuré jusqu’ici sans effet !…

GERTRUDE

Oui…

CORNEILLE

Oui… Depuis quelque temps, des pêcheurs de la côte
M’avaient dit que devant Kadzant, à marée haute,
Certains jours on ne passait plus !… On exagère
Si souvent toutefois que je n’y croyais guère,
Et tu sais qu’au milieu de la ruine où nous sommes,
Je prétendais, malgré la lâcheté des hommes,
Montrer ma confiance entière et décidée !…

GERTRUDE

Oui…

CORNEILLE

Oui… Cet après-midi, soudain, j’eus cette idée,
Que je n’éclaircirais ces nouvelles confuses
Qu’en allant voir, moi-même, au-delà de l’Écluse,
Et, quatre heures durant, par les polders déserts,
J’ai marché devant moi, tout droit, jusqu’à la mer.

Or là, fat vu ceci : Figure-toi la passe
Entre Mude et Kadzant, la mer à peu près basse,
Pas une voile, pas une barque, pas une !
Et sur le sable nu d’une immense lagune,
Que le reflux avait lentement découverte,
Le silence et la mort d’une plage déserte !

GERTRUDE

Mon Dieu !

CORNEILLE

Mon Dieu ! Le cœur étreint d’angoisse — et de surprise —
Je cherchais, en suivant la ligne des balises,
Le passage où le havre dessine sa courbe,
Quand, parmi les îlots et les bas-fonds de tourbe,
Figure-toi, que tout à coup, j’ai distingué
Qu’une troupe d’enfants, le traversant à gué,
Jouait sans redouter la profondeur des eaux,
Là même où sont passés jadis tous nos vaisseaux !

GERTRUDE

Mon Dieu !

CORNEILLE

Mon Dieu ! Oui, le voilà le port que je défends :
La mer n’y monte plus aux genoux d’un enfant !
Elle est partie !… Et nous, nous qui dépendions d’elle,
Nous n’avons même pas su la garder fidèle !

Riant des jeux sournois de ces courants marins
Nous dormions, confiants, sur nos sacs de florins,
Orgueilleux de richesse et de gloire étalées !
Et pendant ce sommeil elle s’en est allée
Vers d’autres, entraînant toutes nos espérances,
Puisque là, sous mes yeux, trois galères de France,
Dédaignant nos clochers si longtemps amicaux,
Traversaient l’horizon pour entrer dans l’Escaut,
Où, demain, vaniteux de ses richesses neuves,
Anvers leur offrira l’abri calme du fleuve !
Ah, c’en était assez pour être convaincu ;
J’ai fui comme un poltron !…

GERTRUDE

J’ai fui comme un poltron !… Maître !

CORNEILLE

J’ai fui comme un poltron !… Maître ! Comme un vaincu !

GERTRUDE, inquiète de le voir s’exalter ainsi, mais toujours froidement,

Maître, je vous en prie…

CORNEILLE, sans l’écouter,

Maître, je vous en prie… Il a bientôt fait nuit ;
Je m’arrêtais parfois, cherchant encor le bruit
Des eaux, un claquement de voile sous le vent,

Un appel y quelque chose enfin qui fût vivant ;
Mais rien ! Tout paraissait désert, inanimé ;
Et seul le feu lointain qui s’était allumé
Sur la tour de Kadzant, jeta sa flamme immense,
Comme un cri sans réponse au milieu du silence !

GERTRUDE

Mais si l’on se remet au travail ?

CORNEILLE

Mais si l’on se remet au travail ? Qu’on prodigue
Sa force et son argent à construire des digues,
À creuser des canaux, soit, c’est parfait, pourvu
Que Dieu fasse un miracle après ce que j’ai vu !
Travailler ! Quel effort faudrait-il maintenant
Qu’ils sont restés les bras croisés depuis un an ?
Travailler ? Il vaut mieux se chamailler d’abord,
N’est-ce pas ? Et le jour où, s’étant mis d’accord,
Ils iront regarder là-bas, d’où je reviens,
Ils chercheront la mer et ne trouveront rien !

GERTRUDE

Maître…

CORNEILLE

Maître… Ah ! Comprends-tu bien l’effroi de cette lutte
Inégale, sans un répit d’une minute !

Vouloir arrêter l’eau qui glisse entre les sables,
Et tandis qu’elle fuit, perfide, insaisissable,
Voir, malgré ses efforts, de lagune en lagune,
Chaque vague emporter un peu de sa fortune !

GERTRUDE

Pourtant…

CORNEILLE, continuant en s’exaltant,

Pourtant… Voici trois mois — et même davantage ! —
Que je n’ai pas touché deux florins de courtage !
Anvers m’a fait subir l’affront humiliant
D’y voir l’un après l’autre aborder mes clients !
Je n’ai plus rien ! La ruine augmente d’heure en heure
Autour de nous ; la misère est dans ma demeure,
Et je la sens glacer ces murs qu’elle envahit,
Après avoir couvert de deuil tout mon pays !

GERTRUDE

Maître…

CORNEILLE

Maître… Songe à ce que fut ma vie ! Un combat
De tous les jours ! Depuis l’échelon le plus bas,
Je me suis élevé lentement jusqu’au faîte,
Et dans l’orgueil de la fortune que j’ai faite
Je me croyais si haut qu’il était impossible
Aux flèches du malheur de me prendre pour cible !

Combien j’ai dédaigné ses premières menaces !
Mais les flèches bientôt m’atteignirent en masse
J’ai lutté ! Pour rouvrir aux vaisseaux leur chemin,
Sans compter, j’ai donné mon or à pleines mains ;
J’ai caché mon angoisse et, niant le danger,
Pour rendre confiance aux courtiers étrangers,
Réveiller les comptoirs, ranimer les affaires,
J’ai fait pendant quinze ans tout ce que j’ai pu faire !
Et chaque jour pourtant j’ai connu la torture
De sentir que j’étais moins fort que la nature
Et que je m’obstinais contre elle, sans raison,
Et j’ai vu s’écrouler peu à peu ma maison !

Abîmé, le front dans ses mains, il retombe sur sa chaise.
GERTRUDE le regarde un instant, hésitante,
puis lui posant la main sur l’épaule,

Maître, ne vous désespèrez pas…

CORNEILLE, toujours assis,

Maître, ne vous désespèrez pas… Ah ! Faut-il
Que je sente que le courage est inutile
Et l’effort superflu devant de tels obstacles,
Pour te donner ainsi ma faiblesse en spectacle !

GERTRUDE

Maître…

CORNEILLE, se tournant vers elle,

Maître… Mais que veux-tu ? Je suis vieux, je suis las,

(Lui prenant la main)

Et je n’aurais plus rien si tu n’étais pas là !
Car où puis-je trouver l’espoir qui me soutienne
Pour braver cette mort lente et quotidienne,
Si ce n’est pas ici, Gertrude, près de toi !…

GERTRUDE, lui laissant sa main, mais froidement et la voix morte,

Je suis toujours auprès de vous…

CORNEILLE

Je suis toujours auprès de vous… Oui ; je le vois ;
Si quelque chose éclaire encor mon existence
C’est ton affection loyale et sa constance,
Et quand tout m’abandonne, au moins je la trouve, elle,
Toujours prête à me rendre une force nouvelle !…

(Il se lève)

Mais que faire ?… Ils s’en vont l’un après l’autre ! Ils ont
Changé de ville, comme on change de maison !…
Où trouver mon salut ?… Que puis-je décider ?…

GERTRUDE, interdite, mais simplement,

C’est la première fois que vous me demandez
Ce que je pense… Il me semble que l’on peut être

Très courageux, trés ferme, et pourtant reconnaître
Qu’on lutte en vain…

CORNEILLE, de nouveau brutal, et redressé,

Qu’on lutte en vain… Non !… Non !… Qui parle ainsi ? Les femmes !
Est-ce que mon salut n’est pas celui de Damme,
Ma ville, que j’ai vue heureuse, grande et libre ?

(Avec une passion sauvage)

Nous nous aimons ! Elle me tient par chaque fibre
De mon cœur ! Nous avons connu des jours prospères
Ensemble ! À l’âge où l’on grandit, où l’on espère,
Nous nous sommes compris tous les deux ; nous nous sommes
Aidés ; nous avons fait, d’une ville et d’un homme,
Une force vivante, unique, inséparable !
Elle apportait la mer aux voiles innombrables,
Le havre sûr, les flots profonds, les vents rapides ;
Moi j’ai donné ma volonté ferme et lucide,
Lui vouant à ce point ma peine journalière
Qu’enfin toute mon âme a passé dans ses pierres !
Aujourd’hui ses murailles tombent, mes mains tremblent,
La mer en s’en allant nous a trahis ensemble,
Mais un même trépas du moins sera le nôtre,
Car nous mourrons chacun contre le cœur de l’autre !…

(Après un silence)

Ah oui, refaire ailleurs ma fortune et mon nom,

J’aurais pu le tenter comme eux tous ! Eh bien non !
Me voit-on m’en aller ? Moi ? Suivre les transfuges ?…

GERTRUDE, craintive,

Maître…

CORNEILLE

Maître… Jamais ! Jamais !…

(Il se remet à marcher de long en large)

Maître… Jamais ! Jamais !… On m’a dit hier que Bruges
Allait solliciter afin qu’ils interviennent,
Le Comte de Nassau et Monseigneur de Fiennes ;
Or, je suis convaincu qu’on peut compter sur eux !…
Il suffit, après tout, d’un geste généreux
Pour que tout ce pays accablé se redresse…
Et pendant que je parle ainsi, le mal progresse !
Je le sais ! Et pourtant je m’obstine à l’espoir !…

GERTRUDE, sur le même ton,

Mais il faut espérer…

CORNEILLE, revenant vers elle,

Mais il faut espérer… Ah ! ce rêve : revoir
Le long d’un grand canal plein d’eau profonde et claire
Comme autrefois, un beau cortège de galères ;
Livrer, comme autrefois, au caprice des brises,

Le destin de sa vie avec ses entreprises ;
Asservir de nouveau la mer obéissante ;
Redevenir puissant dans sa ville puissante ;
Et montrer aux trembleurs le Maître que l’on est,
Oh, ce bonheur, tu le comprends !

GERTRUDE, amèrement, presque avec un sanglot,

Oh, ce bonheur, tu le comprends ! Je le connais !

Corneille demeure immobile, grandi, voyant son rêve… On entend alors, au loin, une cloche sonner plusieurs coups.
CORNEILLE, surpris,

Il est si tard !…

GERTRUDE, que l’énervement rend toute tremblante,

Il est si tard !… Mais oui… Après un jour pareil
Maître, il vous faut une grande nuit de sommeil…
Et lorsque le repos aura chassé vos doutes,
Vous reprendrez votre courage…

CORNEILLE

Vous reprendrez votre courage… Ah ! Dieu, t’écoute !…
J’en ai besoin ! Si, même ici, sous mon vieux toit,
On me conseille de céder !

GERTRUDE

On me conseille de céder ! Qui ça ?

CORNEILLE, rudement,

On me conseille de céder ! Qui ça ? Mais toi !
Tu montes ?

GERTRUDE

Tu montes ? Oui, dans un moment… mais je dois mettre
Un peu d’ordre…

CORNEILLE, lui adressant de la main un geste las,

Un peu d’ordre… Bonsoir Gertrude.

GERTRUDE, tranquillement,

Un peu d’ordre… Bonsoir Gertrude. Bonsoir Maître.

Corneille prend la lampe qui se trouve sur la table et lourdement, sans se retourner, monte l’escalier et referme sur lui la porte du palier. La salle est dans une demi-obscurité. Jusqu’au moment où Corneille disparaît, Gertrude a rangé des objets ; aussitôt qu’elle est seule, elle s’arrête ; immobile, elle écoute, longuement… Puis elle dit :

Ah ! J’ai cru qu’il ne monterait pas !… Il est temps,
J’en suis sûre…

(Elle fait quelques pas, puis s’arrête)

J’en suis sûre… Mon Dieu, j’ai peur ce soir…

(Elle lève les yeux vers le plafond, puis écoute de nouveau)

J’en suis sûre… Mon Dieu, j’ai peur ce soir… J’entends
Qu’il marche…

(Elle hésite, écoutant toujours)

Qu’il marche… Non… Voyons…

(Elle monte sans faire aucun bruit, jusqu’à la porte du palier, l’ouvre doucement, écoute, puis la referme ; rassurée, elle redescend. Arrivée au bas de l’escalier elle s’arrête encore, puis après un moment)

Qu’il marche… Non… Voyons… Ah, c’est trop dur d’attendre !

(Rapide, mais sans bruit, elle va vers la porte d’entrée, l’ouvre avec précaution, puis appelle à voix basse)

Pierre ?…

Pierre apparaît dans l’entrebâillement de la porte. Un doigt sur les lèvres tandis qu’il entre, Gertrude dit :

Pierre ?… Il vient de monter… Prends garde… Il peut entendre ;
Ferme tout doucement la porte…

PIERRE ferme la porte sans bruit, puis se retourne vers Gertrude,

Ferme tout doucement la porte… Elle est fermée.

GERTRUDE, tremblante,

Personne ne t’a vu ?

PIERRE

Personne ne t’a vu ? Personne…

(Toujours auprès de la porte, il l’attire contre lui)

Personne ne t’a vu ? Personne… Bien-aimée…

GERTRUDE

Vois-tu Je ne pouvais plus attendre !… Il était
Si tard… Et cependant je tremble…

PIERRE, la rassurant,

Si tard… Et cependant je tremble… Tout se tait ;
Ne crains rien ; ce sera comme les autres nuits ;

(La regardant dans les yeux)

Comme les autres nuits, si tu veux bien ?…

GERTRUDE

Comme les autres nuits, si tu veux bien ?… Oh, oui…
Tu venais d’arriver ? Et personne ?…

PIERRE

Tu venais d’arriver ? Et personne ?… Non, certes ;
Rassure-toi ; la place entière était déserte ;
J’ai marché dans la plus complète solitude…

GERTRUDE, tendrement,

Je ne te parle que de mon inquiétude ;
Pardonne-moi ; la crainte me donne la fièvre ;
Je ne t’ai même pas encor tendu mes lèvres !

PIERRE, l’embrassant longuement,

Gertrude…

Gertrude l’emmène près du fauteuil qui se trouve devant la table et lorsque Pierre s’y est assis, s’étant débarrassé de sa grande houppelande, elle se place presque à ses pieds sur un petit escabeau. Tous leurs mouvements sont précautionneux et lents. Gertrude dit à voix basse :

Gertrude… Assieds-toi là, pour que je me repose
Près de toi… Donne-moi tes mains… J’ai tant de choses
À te dire ! Et voici que je ne me souviens
D’aucune cependant, et je ne sais plus rien,
Plus rien, que ce délicieux apaisement
D’oublier tout ce qui me tourmente, un moment…

PIERRE, inquiet,

Qu’y a-t-il ?

GERTRUDE

Qu’y a-t-il ? Oh rien, rien… sinon qu’il a fallu
Mentir, mentir encor… Mais, va, n’y pensons plus.
Mon cœur est trop rempli de sa joie usurpée
Pour se plaindre un instant du tourment qui la paie,
Et mes chagrins du jour sont presque du bonheur
Lorsque je m’en souviens la nuit, contre ton cœur !

PIERRE, secouant la tête,

Nous devons en finir !

GERTRUDE

Nous devons en finir ! Comment ?

PIERRE

Nous devons en finir ! Comment ? Par ton départ !
Il le faut, je t’assure ; il le faut sans retard ;
Plus aucune raison n’explique mon séjour
En Flandre, et trop de gens soupçonneux qui m’entourent,
Sont pour notre amour même un danger permanent !

GERTRUDE, plaintivement,

Ah ! ne me parle pas de cela maintenant !
Tu as raison ; c’est vrai, moi-même je redoute
Que derrière ces murs quelqu’un ne nous écoute !…
Pourtant n’attristons point par de telles pensées
Cette nuit de tendresse à peine commencée.
Si tu le veux, tantôt, oui, tu m’en parleras…
Mais donne-moi d’abord du bonheur dans tes bras !

PIERRE, attendri,

Ma pauvre aimée…

GERTRUDE

Ma pauvre aimée… Il faut vois-tu comprendre un peu
Comme j’en ai besoin ! Ah, personne ne peut
Se douter à quel point, pendant toute ma vie,
On m’en a peu donné quand j’en avais envie !

PIERRE

Je sais…

GERTRUDE

Je sais… Tu ne pourras jamais t’en rendre compte !
Et que puis-je t’en dire ? Est-ce que l’on raconte
La tristesse et l’ennui continus, écrasants,
Des longs jours sans soleil d’un hiver de quinine ans ?
A-t-on vécu, d’ailleurs, quand on a dû soumettre
Tout son désir d’aimer aux volontés d’un Maître ?
Qu’on a langui ses jours près de lui sans entendre
— Oh ! pas un mot d’amour ! — mais pas même un mot tendre ;
Et qu’on n’a pas cessé sous son joug étouffant
D’obéir, et d’en avoir peur, comme une enfant !

PIERRE

Gertrude…

GERTRUDE

Gertrude… Songe encor qu’avec chaque saison
Un peu plus de malheur entrait dans la maison ;
Que lentement mon cœur s’usait par la souffrance
Jusqu’au renoncement, jusqu’à l’indifférence,
N’ayant plus un désir, un espoir, un émoi…
Alors, tu comprendras ce que ce fut pour moi,
Quand je te vis soudain sur le seuil de la porte,
Que tu me dis « Bonjour ! » de ta voix jeune et forte,
Et qu’à l’éclat profond dont tes yeux ont brillé,
J’ai compris que ton cœur n’avait pas oublié !

PIERRE

Gertrude !

GERTRUDE

Gertrude ! Ah ! cela seul déjà me consolait…

(Elle s’interrompt brusquement et prête l’oreille)

Écoute !…

PIERRE, après avoir écouté,

Écoute !… C’est le vent qui frappe les volets.

GERTRUDE, inquiète encore,

Es-tu bien sûr ?

PIERRE

Es-tu bien sûr ? Mais oui ; c’est à l’extérieur…

GERTRUDE, rassurée,

En effet… Que disais-je ?… Ah ! qu’importe d’ailleurs ;
Les mots que je te dis sont les mêmes toujours ;
Les mots que je te dis sont tous des mots d’amour !…
Ah ! je sais bien que ma tendresse est criminelle !
Mais si j’ai mérité qu’on me frappe pour elle
Et qu’on joigne au mépris un châtiment sévère,
Qu’on me dise, du moins, comment j’aurais dû faire
Pour t’empêcher de prendre un cœur abandonné
Qu’à toi tout seul, depuis toujours, j’avais donné !
Car personne à part toi n’a rien eu de moi-même ;
Ce n’est que dans tes bras que j’ai su comme on aime,
Et tu l’as bien senti quand tu m’as retrouvée,

Quelle virginité je t’avais conservée !
Ton amour est si bon, vois-tu ! Quand tu me prends,
C’est quelque chose en moi de fiévreux, d’enivrant,
C’est un feu qui dévore mon âme et mon corps
Et qui même après ton départ me brûle encore !…
Ah ! Tu ne m’en veux pas de me donner ainsi,
Mon Pierre !… Tu ne dis rien ?

PIERRE, doucement,

Mon Pierre !… Tu ne dis rien ? Je te dis merci ;
Oui, merci d’être à moi sans honte, sans pudeur,
Et de m’offrir ton corps entier, comme ton cœur !

GERTRUDE

Pierre…

PIERRE, lui tenant le visage entre les mains,

Pierre… Je suis heureux pourvu que je te voie
Heureuse, et ce qui fait le meilleur de ma joie,
C’est au fond de tes yeux ce sourire éperdu
Par la douceur de ton bonheur inattendu !…
Et pourtant quelque doux qu’ils nous soient, à présent,
Ton bonheur et le mien me sont insuffisants,
Et mon amour est las d’éprouver chaque nuit,
Que nos baisers furtifs sont indignes de lui !

GERTRUDE, tristement.

Que veux-tu !

PIERRE

Que veux-tu ! T’emmener d’ici, coûte que coûte !

GERTRUDE

Pierre…

PIERRE

Pierre… Tu ne peux plus rester à Damme !

GERTRUDE

Pierre… Tu ne peux plus rester à Damme ! Écoute…

PIERRE, avec autorité,

Non ! Nous pouvons refaire encor notre existence ;
Partir pour vivre ensemble ! Ah ! vois-tu, quand j’y pense
Soudain, c’est comme si je mettais à la voile ;
Le vent souffle, la mer est couverte d’étoiles,
Et loin de tes douleurs et de ta ville morte,
Le navire s’en va Gertrude, et je t’emporte !

GERTRUDE

Mon bien-aimé !…

PIERRE

Mon bien-aimé !… Là-bas c’est le joyeux accueil
De ma ville ! Plus de misère, plus de deuil !
Tout t’y fait oublier ton maître et ta prison ;
Car dans l’asile heureux que t’offre ma maison

Pour y vivre ta neuve et calme destinée,
Chaque matin commence une belle journée,
Chaque soir la termine en amour dans mes bras !…

GERTRUDE, qui d’abord écoutait avec ravissement,
dans un sanglot soudain,

Ah ! ne me fais pas mal, puisque je ne peux pas !

PIERRE, avec un mouvement de révolte,

Pourquoi ? Pour lui ?…

GERTRUDE

Pourquoi ? Pour lui ?… Pour lui ! Je le dois ; je le dois
Mon bien-aimé !

PIERRE

Mon bien-aimé ! Gertrude, il est donc une voix
Qui mieux que notre amour te parle et te conseille !

GERTRUDE, l’étreignant,

Oh ! comment peux-tu dire une chose pareille !
Écoute ! Il a pleuré sur la chute de Damme,
Tantôt ! Son désespoir eût déchiré ton âme ;
Et debout, devant lui, sans larmes, sans émoi,
Je ne pensais qu’à toi ! Je ne pensais qu’à toi !
Voilà comment je t’aime et comment je suis tienne !
Mais s’il est une chose, ici, qui me retienne

Pourtant, c’est la misère où je le vois réduit ;
Et puisque notre amour veut que je sois pour lui
Sans bonté, sans douceur, même sans amitié,
N’exige pas du moins que je sois sans pitié !

PIERRE

Oh, je n’exige rien ! Mais je défends ta vie,
Car c’est à ta pitié que tu la sacrifies !
Notre amour est trop vrai, trop jeune, trop fervent,
Pour languir dans ta ville où plus rien n’est vivant,
Et le crime aujourd’hui c’est d’étouffer sa flamme,
Sous l’ombre de la Flandre et la ruine de Damme !

GERTRUDE

Écoute…

PIERRE, se levant,

Écoute… Ah, si la vie était possible ici,
Je te dirais : « Mentons encore, et restons-y ! »
Mais tu sais ce qu’on voit quand on ouvre ta porte !
Bruges se meurt ! L’Écluse est morte ! Damme est morte !
Dans toutes vos cités les ruines s’amoncellent ;
Et rester vivre ici, c’est mourir avec elles !

GERTRUDE

Pierre…

PIERRE, avec une force contenue,

Pierre… À chacun son temps ! Pendant combien d’années

Ont-ils tenu la mer dans leurs mains fortunées !
Ils étaient les plus forts ; c’était juste ; mais l’âge
A lentement vaincu leur force et leur courage,
Et de plus jeunes qu’eux, courageux et robustes,
Sont venus, qui l’ont prise à leur tour, et c’est juste !
Aussi, ne pleurons pas leur vieillesse chenue ;
La vie ? Elle est là-bas, chez moi, qui continue !

GERTRUDE

Pierre…

PIERRE, plus pressant,

Pierre… Et toi, comme si ce n’était point assez
D’avoir perdu pour lui, déjà, tout ton passé,
Vas-tu, dans le silence et l’ombre de sa ville,
Traîner tes dernières jours d’existence stérile,
Et, pour mieux t’acquitter de ce que tu lui dois,
Perdre encor l’avenir que tu portes en toi ?

GERTRUDE

L’avenir ?…

PIERRE

L’avenir ?… Crois-tu donc qu’en partant, je ne songe
Qu’au plaisir moins troublé d’un amour sans mensonge ?
Non ! Cet amour s’exalte à l’espoir émouvant
De vivre encore, après ma mort, dans notre enfant ;
Et c’est du même espoir que ton être frissonne,

Quand tu m’attends, quand tu me veux, quand tu te donnes !

GERTRUDE

Oh ! mon Pierre…

PIERRE

Oh ! mon Pierre… Voilà ce qui nous justifie !
Et si demain le monde osait juger ta vie,
Comparais devant lui sans aucune épouvante :
Tu tiendras sur ton sein ta réponse vivante !

GERTRUDE, se jetant contre sa poitrine,

Mon bien-aimé, vraiment, tu crois que c’est possible ?
Que je pourrais avoir cette joie indicible,
De serrer dans mes bras, sur mon cœur, un matin,
Mon enfant, notre enfant, mon Pierre ?…

PIERRE, la serrant dans ses bras,

Mon enfant, notre enfant, mon Pierre ?… C’est certain.

GERTRUDE

Ah, vers un tel bonheur tout mon être s’élance
Aussi ! Je tends vers lui mes mains, mon cœur…

PIERRE, l’interrompant brusquement,

Aussi ! Je tends vers lui mes mains, mon cœur… Silence !

(Il écoute)

Quelqu’un marche…

GERTRUDE, écoutant,

Quelqu’un marche… Non… Non…

PIERRE

Quelqu’un marche… Non… Non… Je ne me trompe pas,
Je t’assure…

GERTRUDE, écoutant toujours,

Je t’assure… Mais non…

PIERRE

Je t’assure… Mais non… C’était le bruit d’un pas.
Distinctement…

GERTRUDE, après avoir écouté encore,

Distinctement… Tu vois… On n’entend rien… Tout dort,
Mon bien-aimé…

(Tendrement, comme Pierre paraît encore inquiet)

Mon bien-aimé… Tu ne veux plus que je t’adore.
Dis ?

PIERRE, soudain résolu,

Dis ? Je veux t’emmener !

GERTRUDE, émue,

Dis ? Je veux t’emmener ! Maintenant ?

PIERRE, avec autorité,

Dis ? Je veux t’emmener ! Maintenant ? Tout de suite !

GERTRUDE, craintive,

Pierre…

PIERRE, parlant rapidement, visiblement inquiet,

Pierre… Il le faut ! La nuit protège notre fuite…

GERTRUDE, subjuguée par l’accent de Pierre et se laissant envelopper
dans le manteau qu’il a pris sur la table,

Mon Dieu… Mon Dieu…

PIERRE

Mon Dieu… Mon Dieu… Prends mon manteau ; la brise est rude ;
Je sais où te mener hors la ville…

En disant ces mots, Pierre, entraînant Gertrude, a déjà fait quelques pas vers la porte d’entrée quand, brusquement, la porte du palier s’ouvre sous la main de Mère-Flandre. À côté de la servante Corneille, à moitié vêtu.
CORNEILLE, rudement,

Je sais où te mener hors la ville… Gertrude !

GERTRUDE, épouvantée, clouée sur place,

Pierre !…

CORNEILLE, brutalement à Mère-Flandre,

Pierre !… Va-t-en !

(Il referme la porte sur elle ; à Pierre)

Pierre !… Va-t-en ! Que faites-vous ici ?

GERTRUDE, à Pierre,

Pierre !… Va-t-en ! Que faites-vous ici ? Prends garde,
Pierre !…

PIERRE, immobilisant Gertrude d’un geste,

Pierre !… Laisse-moi faire ; ceci me regarde.

(À Corneille)

Maître…

CORNEILLE, arrivé au bas des marches, à Pierre,

Maître… Que faites-vous ici, dans ma demeure ?

PIERRE, se maîtrisant et martelant ses mots
en montrant Gertrude,

Je l’arrache au destin de ce pays qui meurt ;
Au sort auquel votre égoïsme la livrait ;
Et quand tout va mourir ici…

CORNEILLE, que redresse son orgueil.

Et quand tout va mourir ici… Ce n’est pas vrai !
Et de quel droit d’ailleurs ?…

PIERRE

Et de quel droit d’ailleurs ?… Notre amour, voila tout !

(Corneille avançant vers lui, il recule)

Ah, je suis le plus fort aujourd’hui ; laissez-nous
Maître !… Nous nous aimions ; vous l’avez prise ; eh bien,
Voici mon tour…

(Il recule encore devant l’attitude menaçante de Corneille, se refusant à la bataille avec lui)

Voici mon tour… N’avancez pas !…

(Et comme sa retraite l’éloigne de Gertrude, immobile, terrifiée, il l’appelle)

Voici mon tour… N’avancez pas !… Gertrude, viens ?

(Mais elle ne bouge pas, incapable d’une décision, attendant, inconsciente, d’appartenir au plus fort. Et Pierre, plus rudement)

Gertrude, viens ?

CORNEILLE, alors, allant à Gertrude et l’empoignant brutalement par le bras.

Gertrude, viens ? Je ne veux pas que tu t’en ailles !

GERTRUDE, avec un accent de douleur,

Maître !

PIERRE

Maître ! Ah, n’y touchez pas, n’y touchez pas !…

Mais avant que Pierre ait fait un pas, Corneille, lâchant Gertrude, soudain s’est précipité sur lui et l’a saisi à la gorge. La lutte est brève ; sans frapper Corneille, Pierre tente seulement de se dégager ; il le repousse d’un mouvement violent ; et comme si dans ce dernier effort Corneille avait donné tout ce qui lui reste de vieille énergie, il tombe lourdement, sur les deux genoux, comme un bœuf qui s’abat.
CORNEILLE, en tombant,

Maître ! Ah, n’y touchez pas, n’y touchez pas !… Canaille !…

GERTRUDE, épouvantée, fait un geste vers Corneille,

Que fais-tu, Pierre !…

PIERRE, l’arrête et l’attirant à lui,

Que fais-tu, Pierre !… Ah, non !… C’est à moi de te prendre !

Et la tenant, défaillante, les mains sur le visage, il l’entraîne et disparaît avec elle dans la nuit.
Quelques secondes auparavant la porte du palier s’est rouverte et Mère-Flandre apparue a vu tomber le Maître et fuir Pierre et Gertrude. Aussi rapidement qu’elle le peut elle descend les marches et s’approche de Corneille. Il est demeuré là, sur ses deux genoux, comme incapable de se relever.
Mère-Flandre se penche vers lui, l’aide à se soulever ; il regarde alors la chambre vide, la porte ouverte, l’obscurité nocturne, puis d’une voix douloureuse, presque plaintive, il dit :

Nous n’allons pas mourir, n’est-ce pas, Mère-Flandre ?

Elle le calme d’un geste doux, maternel…

1908-1909