À Damme en Flandre/III
III
Un soir. — Il est tard ; la salle est éclairée par deux petites lampes de cuivre posées, l’une sur la table, l’autre sur la crédence. Mère-Flandre, seule, file près de la fenêtre. La porte du palier s’ouvre et Gertrude descend les marches.
qu’elle essaie de dissimuler,
Il est rentré ?
Non, pas encore.
C’est étrange.
Où peut-il être ? Il est si tard !… Il faut qu’il mange
En rentrant ; son souper sera tout refroidi…
Non, j’y veille.
Où peut-il bien être ?… Il n’a rien dit ?
Il est peut-être allé jusqu’à Bruges, pour voir
Votre ami Pierre…
Mon ami Pierre !
On l’a vu traverser le marché du Mardi.
Qui ça ?
Que s’il revient encore à Damme, on pourrait bien
Lui rompre un peu les os.
Pourquoi ?
Mais si vous connaissez quelqu’un qui s’intéresse
À lui, voilà !…
Quelqu’un !… C’est ridicule ! Et tu serais plus sage,
Mère-Flandre, en écoutant moins ces commérages !
Moi ?… Je n’écoute rien… mais j’entends, par hasard…
Te souviens-tu qu’il soit jamais rentré si tard ?
Tu n’es pas inquiète ?
Eh, non.
Si sombre maintenant !
Il y a bien de quoi !
C’est depuis que Jooris veut quitter le pays…
Oui… Tout ce qu’il aimait peu à peu le trahit !
Finir dans le malheur, voilà sa récompense !
Ne récolter que de la peine !… Et quand on pense
Que celle qui l’attend peut être encor plus dure !…
Que veux-tu dire ?
MÈRE-FLANDRE, brusque,
Rien !…
Qu’on ne le rendra pas malheureux, moi vivante !
On n’a qu’un pauvre cœur, un vieux cœur de servante,
Mais qui sera du moins fidèle jusqu’au bout !…
Mais… sans doute… Qu’entends-tu dire ?
Le voici…
Vous rentrez si tard !
Souper ?
Je n’ai pas faim.
Vous êtes allé loin ?
Jusqu’à la mer.
Jusqu’à la mer ! Pourquoi ?
Pour voir…
Tu peux monter… C’est bien.
Bonsoir Maître.
Mère-Flandre.
Vous n’êtes pas bien ?
L’air vif… Le vent du nord qui balayait les digues
Est glacial…
Réchauffez-vous…
Personne n’est venu ?
Et vous serrer, pour la dernière fois, la main…
Il part, décidément. Quand s’en va-t-il ?
Il est si vieux, si seul…
Il a raison !
Comment ?
Si je n’en étais pas, je serais loin d’ici !
C’est la première fois que vous parlez ainsi !
Pourquoi ?
Les papiers qui sont étalés ?
Vous mettre à travailler maintenant ?
Pourquoi non ?
Vous êtes fatigué…
Travailler, n’est-ce pas ? Se remettre à l’étude
Encore ? Travailler !
Ah ! Gertrude, Gertrude,
Si tu savais ce que j’ai vu !…
Maître ?…
sans regarder Gertrude,
Un homme, âgé, pareil à moi, mais qui s’obstine,
Malgré bien du malheur, à lutter tout de même,
Parce qu’il trouverait… dans la femme qu’il aime
Par exemple, toute la raison de sa force !…
Suppose que la femme, hypocrite et retorse,
Tout en le regardant de ses yeux innocents,
Ait fait de sa tendresse un mensonge incessant,
Et qu’à l’heure où, plus que jamais, il a besoin
D’elle, il ait constaté, soudain, quelle est si loin
De lui déjà, que c’en est fini pour toujours,
Et qu’un autre, ayant pris cette femme à son tour,
Va fonder son bonheur sur cette forfaiture !…
Maître… Maître…, que dites-vous ?…
Mon aventure
Maître… Maître…
Ainsi ?… Puisque c’est une histoire que j’invente !…
Et pourtant c’est la mienne !… On en parlait ; des gens
M’avaient dit le péril de plus en plus urgent,
L’heure presque venue, où tout ce qu’on peut faire
Est vain… Je n’ai pas cru d’abord… Non, on préfère
Douter ; garder un peu d’espoir, jusqu’au moment
Où l’on voit, comme je l’ai vu, brutalement,
Le mal définitif, immense, et sans remède !…
Maître…
Qu’on s’entend bien, et c’est un effrayant duel !
Elle garde son beau visage habituel,
Car elle sait qu’on peut mater ses violences ;
Elle sourit, elle est gentille et se balance
Dans ses grands jupons verts comme une belle dame !
Mais c’est le fond qu’il faudrait voir, le fond de l’âme,
Et l’on découvrirait les obscures raisons
De sa silencieuse et lente trahison !
Mais qu’y a-t-il ?
À Damme est demeuré jusqu’ici sans effet !…
Oui…
M’avaient dit que devant Kadzant, à marée haute,
Certains jours on ne passait plus !… On exagère
Si souvent toutefois que je n’y croyais guère,
Et tu sais qu’au milieu de la ruine où nous sommes,
Je prétendais, malgré la lâcheté des hommes,
Montrer ma confiance entière et décidée !…
Oui…
Que je n’éclaircirais ces nouvelles confuses
Qu’en allant voir, moi-même, au-delà de l’Écluse,
Et, quatre heures durant, par les polders déserts,
J’ai marché devant moi, tout droit, jusqu’à la mer.
Or là, fat vu ceci : Figure-toi la passe
Entre Mude et Kadzant, la mer à peu près basse,
Pas une voile, pas une barque, pas une !
Et sur le sable nu d’une immense lagune,
Que le reflux avait lentement découverte,
Le silence et la mort d’une plage déserte !
Mon Dieu !
Je cherchais, en suivant la ligne des balises,
Le passage où le havre dessine sa courbe,
Quand, parmi les îlots et les bas-fonds de tourbe,
Figure-toi, que tout à coup, j’ai distingué
Qu’une troupe d’enfants, le traversant à gué,
Jouait sans redouter la profondeur des eaux,
Là même où sont passés jadis tous nos vaisseaux !
Mon Dieu !
La mer n’y monte plus aux genoux d’un enfant !
Elle est partie !… Et nous, nous qui dépendions d’elle,
Nous n’avons même pas su la garder fidèle !
Riant des jeux sournois de ces courants marins
Nous dormions, confiants, sur nos sacs de florins,
Orgueilleux de richesse et de gloire étalées !
Et pendant ce sommeil elle s’en est allée
Vers d’autres, entraînant toutes nos espérances,
Puisque là, sous mes yeux, trois galères de France,
Dédaignant nos clochers si longtemps amicaux,
Traversaient l’horizon pour entrer dans l’Escaut,
Où, demain, vaniteux de ses richesses neuves,
Anvers leur offrira l’abri calme du fleuve !
Ah, c’en était assez pour être convaincu ;
J’ai fui comme un poltron !…
Maître !
Comme un vaincu !
Maître, je vous en prie…
Je m’arrêtais parfois, cherchant encor le bruit
Des eaux, un claquement de voile sous le vent,
Un appel y quelque chose enfin qui fût vivant ;
Mais rien ! Tout paraissait désert, inanimé ;
Et seul le feu lointain qui s’était allumé
Sur la tour de Kadzant, jeta sa flamme immense,
Comme un cri sans réponse au milieu du silence !
Mais si l’on se remet au travail ?
Sa force et son argent à construire des digues,
À creuser des canaux, soit, c’est parfait, pourvu
Que Dieu fasse un miracle après ce que j’ai vu !
Travailler ! Quel effort faudrait-il maintenant
Qu’ils sont restés les bras croisés depuis un an ?
Travailler ? Il vaut mieux se chamailler d’abord,
N’est-ce pas ? Et le jour où, s’étant mis d’accord,
Ils iront regarder là-bas, d’où je reviens,
Ils chercheront la mer et ne trouveront rien !
Maître…
Inégale, sans un répit d’une minute !
Vouloir arrêter l’eau qui glisse entre les sables,
Et tandis qu’elle fuit, perfide, insaisissable,
Voir, malgré ses efforts, de lagune en lagune,
Chaque vague emporter un peu de sa fortune !
Pourtant…
Que je n’ai pas touché deux florins de courtage !
Anvers m’a fait subir l’affront humiliant
D’y voir l’un après l’autre aborder mes clients !
Je n’ai plus rien ! La ruine augmente d’heure en heure
Autour de nous ; la misère est dans ma demeure,
Et je la sens glacer ces murs qu’elle envahit,
Après avoir couvert de deuil tout mon pays !
Maître…
De tous les jours ! Depuis l’échelon le plus bas,
Je me suis élevé lentement jusqu’au faîte,
Et dans l’orgueil de la fortune que j’ai faite
Je me croyais si haut qu’il était impossible
Aux flèches du malheur de me prendre pour cible !
Combien j’ai dédaigné ses premières menaces !
Mais les flèches bientôt m’atteignirent en masse
J’ai lutté ! Pour rouvrir aux vaisseaux leur chemin,
Sans compter, j’ai donné mon or à pleines mains ;
J’ai caché mon angoisse et, niant le danger,
Pour rendre confiance aux courtiers étrangers,
Réveiller les comptoirs, ranimer les affaires,
J’ai fait pendant quinze ans tout ce que j’ai pu faire !
Et chaque jour pourtant j’ai connu la torture
De sentir que j’étais moins fort que la nature
Et que je m’obstinais contre elle, sans raison,
Et j’ai vu s’écrouler peu à peu ma maison !
puis lui posant la main sur l’épaule,
Maître, ne vous désespèrez pas…
Que je sente que le courage est inutile
Et l’effort superflu devant de tels obstacles,
Pour te donner ainsi ma faiblesse en spectacle !
Maître…
Mais que veux-tu ? Je suis vieux, je suis las,
Et je n’aurais plus rien si tu n’étais pas là !
Car où puis-je trouver l’espoir qui me soutienne
Pour braver cette mort lente et quotidienne,
Si ce n’est pas ici, Gertrude, près de toi !…
Je suis toujours auprès de vous…
Si quelque chose éclaire encor mon existence
C’est ton affection loyale et sa constance,
Et quand tout m’abandonne, au moins je la trouve, elle,
Toujours prête à me rendre une force nouvelle !…
Mais que faire ?… Ils s’en vont l’un après l’autre ! Ils ont
Changé de ville, comme on change de maison !…
Où trouver mon salut ?… Que puis-je décider ?…
C’est la première fois que vous me demandez
Ce que je pense… Il me semble que l’on peut être
Très courageux, trés ferme, et pourtant reconnaître
Qu’on lutte en vain…
Est-ce que mon salut n’est pas celui de Damme,
Ma ville, que j’ai vue heureuse, grande et libre ?
Nous nous aimons ! Elle me tient par chaque fibre
De mon cœur ! Nous avons connu des jours prospères
Ensemble ! À l’âge où l’on grandit, où l’on espère,
Nous nous sommes compris tous les deux ; nous nous sommes
Aidés ; nous avons fait, d’une ville et d’un homme,
Une force vivante, unique, inséparable !
Elle apportait la mer aux voiles innombrables,
Le havre sûr, les flots profonds, les vents rapides ;
Moi j’ai donné ma volonté ferme et lucide,
Lui vouant à ce point ma peine journalière
Qu’enfin toute mon âme a passé dans ses pierres !
Aujourd’hui ses murailles tombent, mes mains tremblent,
La mer en s’en allant nous a trahis ensemble,
Mais un même trépas du moins sera le nôtre,
Car nous mourrons chacun contre le cœur de l’autre !…
Ah oui, refaire ailleurs ma fortune et mon nom,
J’aurais pu le tenter comme eux tous ! Eh bien non !
Me voit-on m’en aller ? Moi ? Suivre les transfuges ?…
Maître…
Jamais ! Jamais !…
Allait solliciter afin qu’ils interviennent,
Le Comte de Nassau et Monseigneur de Fiennes ;
Or, je suis convaincu qu’on peut compter sur eux !…
Il suffit, après tout, d’un geste généreux
Pour que tout ce pays accablé se redresse…
Et pendant que je parle ainsi, le mal progresse !
Je le sais ! Et pourtant je m’obstine à l’espoir !…
Mais il faut espérer…
Le long d’un grand canal plein d’eau profonde et claire
Comme autrefois, un beau cortège de galères ;
Livrer, comme autrefois, au caprice des brises,
Le destin de sa vie avec ses entreprises ;
Asservir de nouveau la mer obéissante ;
Redevenir puissant dans sa ville puissante ;
Et montrer aux trembleurs le Maître que l’on est,
Oh, ce bonheur, tu le comprends !
Je le connais !
Il est si tard !…
Maître, il vous faut une grande nuit de sommeil…
Et lorsque le repos aura chassé vos doutes,
Vous reprendrez votre courage…
J’en ai besoin ! Si, même ici, sous mon vieux toit,
On me conseille de céder !
Qui ça ?
Tu montes ?
Un peu d’ordre…
Bonsoir Gertrude.
Bonsoir Maître.
Ah ! J’ai cru qu’il ne monterait pas !… Il est temps,
J’en suis sûre…
Mon Dieu, j’ai peur ce soir…
Qu’il marche…
Non… Voyons…
Ah, c’est trop dur d’attendre !
Pierre ?…
Ferme tout doucement la porte…
Elle est fermée.
Personne ne t’a vu ?
Personne…
Bien-aimée…
Vois-tu Je ne pouvais plus attendre !… Il était
Si tard… Et cependant je tremble…
Ne crains rien ; ce sera comme les autres nuits ;
Comme les autres nuits, si tu veux bien ?…
Tu venais d’arriver ? Et personne ?…
Rassure-toi ; la place entière était déserte ;
J’ai marché dans la plus complète solitude…
Je ne te parle que de mon inquiétude ;
Pardonne-moi ; la crainte me donne la fièvre ;
Je ne t’ai même pas encor tendu mes lèvres !
Gertrude…
Près de toi… Donne-moi tes mains… J’ai tant de choses
À te dire ! Et voici que je ne me souviens
D’aucune cependant, et je ne sais plus rien,
Plus rien, que ce délicieux apaisement
D’oublier tout ce qui me tourmente, un moment…
Qu’y a-t-il ?
Mentir, mentir encor… Mais, va, n’y pensons plus.
Mon cœur est trop rempli de sa joie usurpée
Pour se plaindre un instant du tourment qui la paie,
Et mes chagrins du jour sont presque du bonheur
Lorsque je m’en souviens la nuit, contre ton cœur !
Nous devons en finir !
Comment ?
Il le faut, je t’assure ; il le faut sans retard ;
Plus aucune raison n’explique mon séjour
En Flandre, et trop de gens soupçonneux qui m’entourent,
Sont pour notre amour même un danger permanent !
Ah ! ne me parle pas de cela maintenant !
Tu as raison ; c’est vrai, moi-même je redoute
Que derrière ces murs quelqu’un ne nous écoute !…
Pourtant n’attristons point par de telles pensées
Cette nuit de tendresse à peine commencée.
Si tu le veux, tantôt, oui, tu m’en parleras…
Mais donne-moi d’abord du bonheur dans tes bras !
Ma pauvre aimée…
Comme j’en ai besoin ! Ah, personne ne peut
Se douter à quel point, pendant toute ma vie,
On m’en a peu donné quand j’en avais envie !
Je sais…
Et que puis-je t’en dire ? Est-ce que l’on raconte
La tristesse et l’ennui continus, écrasants,
Des longs jours sans soleil d’un hiver de quinine ans ?
A-t-on vécu, d’ailleurs, quand on a dû soumettre
Tout son désir d’aimer aux volontés d’un Maître ?
Qu’on a langui ses jours près de lui sans entendre
— Oh ! pas un mot d’amour ! — mais pas même un mot tendre ;
Et qu’on n’a pas cessé sous son joug étouffant
D’obéir, et d’en avoir peur, comme une enfant !
Gertrude…
Un peu plus de malheur entrait dans la maison ;
Que lentement mon cœur s’usait par la souffrance
Jusqu’au renoncement, jusqu’à l’indifférence,
N’ayant plus un désir, un espoir, un émoi…
Alors, tu comprendras ce que ce fut pour moi,
Quand je te vis soudain sur le seuil de la porte,
Que tu me dis « Bonjour ! » de ta voix jeune et forte,
Et qu’à l’éclat profond dont tes yeux ont brillé,
J’ai compris que ton cœur n’avait pas oublié !
Gertrude !
Ah ! cela seul déjà me consolait…
Écoute !…
C’est le vent qui frappe les volets.
Es-tu bien sûr ?
Mais oui ; c’est à l’extérieur…
En effet… Que disais-je ?… Ah ! qu’importe d’ailleurs ;
Les mots que je te dis sont les mêmes toujours ;
Les mots que je te dis sont tous des mots d’amour !…
Ah ! je sais bien que ma tendresse est criminelle !
Mais si j’ai mérité qu’on me frappe pour elle
Et qu’on joigne au mépris un châtiment sévère,
Qu’on me dise, du moins, comment j’aurais dû faire
Pour t’empêcher de prendre un cœur abandonné
Qu’à toi tout seul, depuis toujours, j’avais donné !
Car personne à part toi n’a rien eu de moi-même ;
Ce n’est que dans tes bras que j’ai su comme on aime,
Et tu l’as bien senti quand tu m’as retrouvée,
Quelle virginité je t’avais conservée !
Ton amour est si bon, vois-tu ! Quand tu me prends,
C’est quelque chose en moi de fiévreux, d’enivrant,
C’est un feu qui dévore mon âme et mon corps
Et qui même après ton départ me brûle encore !…
Ah ! Tu ne m’en veux pas de me donner ainsi,
Mon Pierre !… Tu ne dis rien ?
Oui, merci d’être à moi sans honte, sans pudeur,
Et de m’offrir ton corps entier, comme ton cœur !
Pierre…
Heureuse, et ce qui fait le meilleur de ma joie,
C’est au fond de tes yeux ce sourire éperdu
Par la douceur de ton bonheur inattendu !…
Et pourtant quelque doux qu’ils nous soient, à présent,
Ton bonheur et le mien me sont insuffisants,
Et mon amour est las d’éprouver chaque nuit,
Que nos baisers furtifs sont indignes de lui !
Que veux-tu !
T’emmener d’ici, coûte que coûte !
Pierre…
Tu ne peux plus rester à Damme !
Écoute…
Non ! Nous pouvons refaire encor notre existence ;
Partir pour vivre ensemble ! Ah ! vois-tu, quand j’y pense
Soudain, c’est comme si je mettais à la voile ;
Le vent souffle, la mer est couverte d’étoiles,
Et loin de tes douleurs et de ta ville morte,
Le navire s’en va Gertrude, et je t’emporte !
Mon bien-aimé !…
De ma ville ! Plus de misère, plus de deuil !
Tout t’y fait oublier ton maître et ta prison ;
Car dans l’asile heureux que t’offre ma maison
Pour y vivre ta neuve et calme destinée,
Chaque matin commence une belle journée,
Chaque soir la termine en amour dans mes bras !…
dans un sanglot soudain,
Ah ! ne me fais pas mal, puisque je ne peux pas !
Pourquoi ? Pour lui ?…
Mon bien-aimé !
Qui mieux que notre amour te parle et te conseille !
Oh ! comment peux-tu dire une chose pareille !
Écoute ! Il a pleuré sur la chute de Damme,
Tantôt ! Son désespoir eût déchiré ton âme ;
Et debout, devant lui, sans larmes, sans émoi,
Je ne pensais qu’à toi ! Je ne pensais qu’à toi !
Voilà comment je t’aime et comment je suis tienne !
Mais s’il est une chose, ici, qui me retienne
Pourtant, c’est la misère où je le vois réduit ;
Et puisque notre amour veut que je sois pour lui
Sans bonté, sans douceur, même sans amitié,
N’exige pas du moins que je sois sans pitié !
Oh, je n’exige rien ! Mais je défends ta vie,
Car c’est à ta pitié que tu la sacrifies !
Notre amour est trop vrai, trop jeune, trop fervent,
Pour languir dans ta ville où plus rien n’est vivant,
Et le crime aujourd’hui c’est d’étouffer sa flamme,
Sous l’ombre de la Flandre et la ruine de Damme !
Écoute…
Je te dirais : « Mentons encore, et restons-y ! »
Mais tu sais ce qu’on voit quand on ouvre ta porte !
Bruges se meurt ! L’Écluse est morte ! Damme est morte !
Dans toutes vos cités les ruines s’amoncellent ;
Et rester vivre ici, c’est mourir avec elles !
Pierre…
À chacun son temps ! Pendant combien d’années
Ont-ils tenu la mer dans leurs mains fortunées !
Ils étaient les plus forts ; c’était juste ; mais l’âge
A lentement vaincu leur force et leur courage,
Et de plus jeunes qu’eux, courageux et robustes,
Sont venus, qui l’ont prise à leur tour, et c’est juste !
Aussi, ne pleurons pas leur vieillesse chenue ;
La vie ? Elle est là-bas, chez moi, qui continue !
Pierre…
D’avoir perdu pour lui, déjà, tout ton passé,
Vas-tu, dans le silence et l’ombre de sa ville,
Traîner tes dernières jours d’existence stérile,
Et, pour mieux t’acquitter de ce que tu lui dois,
Perdre encor l’avenir que tu portes en toi ?
L’avenir ?…
Qu’au plaisir moins troublé d’un amour sans mensonge ?
Non ! Cet amour s’exalte à l’espoir émouvant
De vivre encore, après ma mort, dans notre enfant ;
Et c’est du même espoir que ton être frissonne,
Quand tu m’attends, quand tu me veux, quand tu te donnes !
Oh ! mon Pierre…
Et si demain le monde osait juger ta vie,
Comparais devant lui sans aucune épouvante :
Tu tiendras sur ton sein ta réponse vivante !
Mon bien-aimé, vraiment, tu crois que c’est possible ?
Que je pourrais avoir cette joie indicible,
De serrer dans mes bras, sur mon cœur, un matin,
Mon enfant, notre enfant, mon Pierre ?…
C’est certain.
Ah, vers un tel bonheur tout mon être s’élance
Aussi ! Je tends vers lui mes mains, mon cœur…
Silence !
Quelqu’un marche…
Non… Non…
Je t’assure…
Mais non…
Distinctement…
Mon bien-aimé…
Dis ?
Je veux t’emmener !
Maintenant ?
Tout de suite !
Pierre…
Il le faut ! La nuit protège notre fuite…
dans le manteau qu’il a pris sur la table,
Mon Dieu… Mon Dieu…
Je sais où te mener hors la ville…
Gertrude !
Pierre !…
Va-t-en !
Que faites-vous ici ?
Pierre !…
Laisse-moi faire ; ceci me regarde.
Maître…
Que faites-vous ici, dans ma demeure ?
en montrant Gertrude,
Je l’arrache au destin de ce pays qui meurt ;
Au sort auquel votre égoïsme la livrait ;
Et quand tout va mourir ici…
Et de quel droit d’ailleurs ?…
Notre amour, voila tout !
Ah, je suis le plus fort aujourd’hui ; laissez-nous
Maître !… Nous nous aimions ; vous l’avez prise ; eh bien,
Voici mon tour…
N’avancez pas !…
Gertrude, viens ?
Gertrude, viens ?
Je ne veux pas que tu t’en ailles !
Maître !
Ah, n’y touchez pas, n’y touchez pas !…
Canaille !…
Que fais-tu, Pierre !…
Ah, non !… C’est à moi de te prendre !
Nous n’allons pas mourir, n’est-ce pas, Mère-Flandre ?