À Frédéric Mistral - Dimanche 31 décembre 1865

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Dimanche, 31 Décembre 1865


Mon cher Mistral,

Voici une triste année pour moi, puisque je ne vous ai pas vu. Il en est toujours ainsi : vous ayant connu, et sachant que vous habitez un des diamants de la voie lactée, j'inventerais des ailes insensées pour vous y rejoindre : quarante lieues nous séparent, et je ne trouve pas le moyen de vous presser la main. Laissez-moi vous promettre, j'aime les vœux qui me lient, en commençant cette nouvelle année, que nous nous rencontrerons, n'importe comment, n'importe où. Cette heure sera divine pour moi, car, alors, j'aurai lu votre poème splendide, (dont l'attente me désespère,) et, de mon côté, je vous offrirai sans doute un des premiers exemplaires de l'Hérodiade, œuvre de mes nuits ravies.

Vous aviez raison, le spleen m'a presque déserté, et ma poésie s'est élevée sur ses débris, enrichie de ses teintes cruelles et solitaires, mais lumineuse. L'Impuissance est vaincue, et mon âme se meut avec liberté. Merci de votre amicale prophétie, d'elle est née, sans doute, cette résurrection.

J'ai, de plus, des heures terrestres qui sont charmantes, près de ma jolie Geneviève qui marche seule, dans une maison penchée sur ce Rhône bien-aimé dont vous me recommandiez il y a un an l'influence.

Mais qu'un jour il me mène encore à Avignon, et je n'y serai pas longtemps sans aller à Maïanes [sic] vous remercier de la sympathie inconnue qui nous mêle, ce bon fleuve et moi. En effet, je ne fais plus un poème sans qu'il y coule une rêverie aquatique.

J'oublie, cependant, le sujet de ma lettre, qui est de vous dire mes vœux de belle et heureuse année. Je ne les détaille pas, vous avez un cœur qui supplée à l'absence des paroles ! Recevez-les donc.

d'un de vos meilleurs amis,


STÉPHANE MALLARMÉ


à Tournon.