À L’Yser/06

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Imprimerie nationale (p. 20-26).


VI.

Le Bombardement de Dixmude.


— Fuyons, papa ! implorait Berthe Lievens.

Les fenêtres tremblaient.

Les Belges défendraient la petite ville contre les hordes allemandes. Des fuyards d’Eessen, de Keiem, de Beerst, chargés comme des mulets, couraient éperdus par les rues de Dixmude.

La jeune fille se trouvait devant son père, qui ne voulait pas abandonner sa maison et ses trésors.

— Pars avec Pélagie, dit Mr. Lievens. Fuis à Furnes. Moi, je ne puis me résoudre à quitter ma maison, et il n’est d’ailleurs nullement certain que les Allemands prendront la ville. Les Belges se battent comme des lions. Mais fuis avec Pélagie.

— Non, papa… je ne partirai pas sans toi ! C’est impossible.

— Si c’est nécessaire, je te rejoindrai.

— Et si c’est trop tard, alors ?

— Tu es trop pessimiste…

— Ma vie n’est-elle pas plus chère que tes antiquités, papa ?

C’est apeurée que Berthe s’exclama de la sorte.

— Quelle question, mon enfant.

— Excuse-moi, papa, mes idées s’embrouillent. Écoute donc, écoute, c’est terrible…

Le bombardement devenait plus intense et la maison était secouée en ses fondations.

— Ils vont bombarder la ville, reprit Berthe.

— Fuis avec Pélagie… les hommes peuvent encore rester.

— Non, papa…

La servante entra en coup de vent, criant :

— Ils bombardent Dixmude !

— Tu entends, papa ! Oh, fuyons ! implora de nouveau la jeune fille. Ses yeux trahissaient sa crainte et elle levait les mains implorantes.

— Papa, rappelle-toi ce que tu as promis à Paul, disait-elle d’une voix vibrante. Le danger est là maintenant… Fuyons papa, fuyons… il est temps !

— Ils bombardent la ville, répéta Pélagie.

— Mais est-ce bien vrai… vous êtes toutes deux folles de peur, dit M. Lievens. Je vais m’en rendre compte.

— Non, papa, non…

Berthe s’agrippa à son bras.

— Oh, si tu étais touché ! cria-t-elle en pleurant.

— Ne sois donc pas si nerveuse, mon enfant.

C’est maintenant surtout qu’il convient d’être calme. Les bombes ne tombent pas comme des grelons.

Lievens sortit de la chambre, mais à peine eut-il fait quelques pas dehors, qu’il rentra à la hâte et cria en son premier mouvement de terreur :

— C’est vrai… Ils bombardent Dixmude, les barbares, une ville ouverte… Vite, à la cave !

— Fuyons, papa !

— Maintenant, mais ce serait courir à la mort… Viens à la cave, nous y sommes à l’abri… Nulle bombe pourra y pénétrer…

Ainsi que la plupart des habitants, ils cherchèrent un abri sous terre. C’était une spacieuse et massive cave, dont la voûte reposait sur des colonnes en grès. Elle datait d’il y a des siècles et l’antiquaire en était fier. Il se plaisait à la comparer aux boîtes à carton de nos jours, tel qu’il dénommait narquoisement nos habitations modernes.

Mais M. Lievens n’avait pourtant jamais cru qu’il aurait dû, certain jour, y chercher un refuge contre la mort…

M. Lievens se calma instantanément.


Un paysan maudissant l’envahisseur.

— Prenons nos dispositions, dit-il, car il se peut fort bien que cette situation perdure pendant quelques jours.

— Nous fuirons dès que le bombardement aura cessé, n’est-ce pas, papa ? dit Berthe.

— S’il cesse, oui… Mais nous devons décompter avec tous les aléas… Allons, ne nous énervons pas…

— Où vas-tu ? demanda Berthe en voyant que son père se préparait à monter à l’étage.

— Je serai immédiatement de retour.

— Prends garde, papa, tu défies le danger…

— Il y a beaucoup de maisons à Dixmude et ce serait vraiment jouer de malheur si une des premières bombes atteignit précisément la mienne, murmura M. Lievens, en gravissant l’escalier.

Il se chargea de matelas et de couvertures et les disposa dans la cave ; il fit sa provision de pain, de viande et d’œufs et dit joyeusement…

— Nous devons organiser quelque peu notre hôtel… Ah, oui, il nous faut encore une lampe…, une hâche, un levier, un marteau, une scie, au cas où nous serions ensevelis sous les décombres.

Il rentra avec une hâche gigantesque, datant du moyen-âge.

— Elle est meilleure que la camelotte de nos jours, dit-il. Si une bombe venait à renverser un des murs, je parviendrai bien à faire une brèche à l’aide de cet instrument…

— Tu me fais peur, papa ! gémit la jeune fille. Tous ces dispositifs lui paraissaient cruels… étaient en corrélation avec la mort et la destruction, et, on aurait pu s’enfuir si facilement et éviter tous ces dangers, qui les menaçaient actuellement.

Mais Lievens ne se départit pas de son calme et disposait des matelas dans les chambres au dessus de la cave, en murmurant :

— Ils amortiront le coup, si une marmite atteignait la maison.

Sa gaieté disparut pourtant lorsqu’il pénétra dans la chambre, où étaient rassemblées ces antiquités.

— Oh, quelle horreur, dit-il, une bombe suffirait pour déduire le tout… Maudits Allemands, qui troublez notre quiétude et notre bonheur !… Oui, vous êtes des barbares, des vandales, et en prononçant ces mots, M. Lievens pensa surtout à ses trésors, qu’il sentait menacés.

Il porta une foule d’objets à la cave, des lampes en cuivre, des tableaux, des magnifiques caissettes artistiquement ciselées, n’écoutant nullement les avertissements de sa fille et ne songeant qu’à son amour pour ses collections…

Soudain la maison vibra jusqu’en ses fondations… Des fenêtres volèrent en éclats, un tableau tomba du mur, des portes battirent, et le sol sembla s’ébranler.

— Jésus-Marie ! cria Pélagie dans la cave.

— Papa ! appela Berthe.

Violemment effrayé, Lievens avait laissé choir un vieux vase en cuivre. Il resta pendant quelques instants, comme figé sur place…

— Ce n’est pas loin d’ici, murmura-t-il.

— Papa ! répéta la jeune fille. Papa, où es-tu ?

— Me voici, mon enfant…

— Viens, descends au plus vite !

— Oui, je viens à l’instant…

Lievens poussa la porte d’entrée de la maison et jeta un regard dans la rue.

Il aperçut à quelque distance un épais nuage de poussière. Un rayon lumineux passa soudain au travers de cette buée grisâtre et un faisceau de flammes en jaillit.

— Mon Dieu, le feu ! le feu dans la rue ! cria Lievens tremblant.

Une nouvelle explosion fit vibrer toute la ville. Des murs s’écroulèrent.

Lievens entendit le fracas d’un éboulement, la chute de poutres, le bris de vitres…

Il ferma violemment la porte et s’élança à la cave où il s’affaissa en pleurant sur un matelas.

— Pauvre petite ville ! sanglota-t-il. Elle doit être anéantie… Ô, ces barbares, ces bourreaux, ces vandales ! Maudits soient-ils par la postérité.

— Papa ! gémit Berthe, et d’un mouvement de pitié elle se jeta à son cou. Fuyons, partons pour Furnes ou pour la France…

— Fuir mon enfant et laisser tout à l’abandon, ma belle maison, mes antiquités, tout ce que je rassemblai avec tant de soins et d’amour… Ô, ces barbares. Ils nous enlèvent tout, tout… rien ne leur est sacré !

— Nous sauverons notre vie, papa !…

— Notre vie !… Je laisserai ma vie ici,… ma vie c’est ma maison… Écoute… mais ils veulent donc raser la ville…

Pélagie, à mi-voix, priait sans s’interrompre.

Le bombardement de la ville, l’effondrement des murs, le hurlement, le fracas, le bruit assourdissant qu’on entendait jusqu’ici… et puis ces prières, c’était affreux.

La mort hurlait de toutes parts, par les rues, par les plaines… elle hurlait au-dessus de l’église imposante, du gracile hôtel de ville, du charmant béguinage.

Le sol, les maisons, l’atmosphère tremblait… c’était un ébranlement général ; des toits s’effondraient, des murs vacillaient, des flammes montaient au ciel, des pavés étaient projetés dans l’espace… des trous béants creusés dans le sol ouvraient leurs flancs comme des tombes avides.

Des fuyards s’élançaient hors la ville, chassés par une folle angoisse ; d’autres étaient chargés comme des mulets et bravaient calmement le danger, se gisaient lentement le long des murs, soufflant un instant sous un porche ou derrière le môle d’un vieux pan de mur…

Les bombes hurlaient sans cesse dans l’espace, s’abattaient sur un toit ou dans la rue, et explosaient avec un bruit épouvantable. Les shrapnels éclataient avec force et les balles cinglaient les tuiles, les pierres comme une rafale de grêle semant la destruction par une infinité de petits trous, jetant bas des immeubles qui avaient résisté pendant des siècles aux intempéries.

Des habitants se sauvaient de leurs caves en criant, et s’empressaient de chercher un nouvel abri contre la mort chez des amis ou connaissances… On se complaisait pourtant dans ces endroits exigus, on était accroupi côte à côte ayant foi en l’épaisseur des voûtes, on partageait en commun la nourriture et la boisson, on consolait et encourageait les plus faibles, on attendait qu’une accalmie se fit… D’aucuns étaient disposés à fuir ; d’autres entêtés, refusaient de quitter la ville, faisaient l’éloge de la bravoure des soldats qui sauraient bien tenir l’Allemand à distance.

C’était comme si on revivait l’ère des catacombes, et qu’on était contraint à vivre sous terre, pour échapper à la persécution et à la mort.

Le bombardement cessa dans la soirée…

Il faisait calme maintenant… c’était une tranquillité étrange et étouffante qui était comme l’augure d’une phase plus terrible lorsque l’airain se serait reposé. Nombreux furent ceux qui profitèrent de cette occasion pour s’enfuir. Ils se frayèrent un chemin à travers les décombres, enjambant des poutres encore flambantes, pataugeant dans les bris de vitres et de tuiles, contournant d’immenses abris et franchissant des barricades établies à la hâte. Un rouge sinistre surplombait Dixmude… cette fois ce n’était pas l’or crépusculaire qui, du temps de la paix, flamboyait, superbe, dans les vitraux des églises ou dans les vitres des vielles maisons… C’était le rouge des flammes pétillantes, du feu destructeur, qui se dégageait des ruines et qui glissait le long des habitations, pareilles à des torches brûlantes ; c’était la lueur rougeâtre de la guerre…

Des ombres semblables à des spectres dansaient sur le sol ou sur de hautes murailles… revêtissaient les formes plus fantasques sur les troncs et dans les branches des arbres, ainsi que sur les barricades… Des fuyards trébuchaient, tombaient, se relevaient, se sauvaient précipitamment de cet antre terrible, où la mort pouvait réapparaître à tout instant… on regardait en l’air, craignant entendre à nouveau le sifflement des projectiles semant la destruction, car cette soudaine accalmie paraissait être si fausse, qu’on ne pouvait y croire après l’épouvantable bombardement de ce jour.

Ils quittaient leur ville chérie, ces malheureux. Ils éprouvaient la sensation que leur bonheur était désormais brisé, qu’ils abandonnaient une partie de leur vie. Des sanglots leur contractent la gorge.

Certains s’arrêtèrent à l’Yser, au Haut Pont, fixant les flammes et le brasier et donnèrent libre cours à leurs larmes… Mais des soldats troublèrent leur


Paysanne du pays de l’Yser.


méditation endeuillée les engageant à poursuivre leur chemin, plus loin, derrière le front…

Dixmude goûta use heure de repos, mais les canons tonnaient encore en d’autres endroits et les mitrailleuses et les fusils faisaient entendre leurs crépitements… Les hautes tours du pays de Furnes laissaient tomber leurs regards sur la bataille la plus furieuse, livrée jusqu’à ce jour… et elles tremblaient ainsi que les temples vénérables, les maisons menacées et les morts dans leurs tombeaux.

Berthe engageait son père à fuir maintenant.

— Oui, oui, bredouillait Lievens…, nous partons.

Mais se reprenant, il dit :

— Si toi et Pélagie…

Mais la jeune fille l’interrompit immédiatement et reprit avec insistance :

— Papa, nous partons ensemble, ou nous resterons ! Je ne te laisserai pas seul ici, je ne le ferai pas ! Et aigrie, elle ajouta : Puisqu’il en est ainsi, mourons ensemble !… Sauve-toi seule, Pélagie !…

— Non, mademoiselle Berthe, je reste avec vous. Mais que monsieur nous accompagne ! Il est temps maintenant et ce jeu terrible peut recommencer à tout instant.

— Partons, alors, dit Lievens, je prendrai mon argent et…

— Et moi, je me chargerai des paquets, dit Berthe. Allons dépêchons-nous, papa ! insista-t-elle, craignant que son père hésita à nouveau. Partons, sinon il sera trop tard…

Elle monta à l’étage. Lievens vacillait. Berthe l’entendit pleurer silencieusement…

— Papa ! cria-t-elle attristée, mais elle refoula sa pitié, sachant qu’elle ne pouvait donner libre cours à son sentiment. Il fallait agir. Vite, papa, où est ton argent ?… Ne perdons pas notre temps !…

Tout attristé, Lievens, jeta à nouveau les yeux sur ses antiquités… ses trésors, qu’il avait collectionnés pièce par pièce, son musée, sa vie…

Soudain il s’affaissa en sanglotant sur un coffre garni de cuivre… un coffre dans lequel nos aïeux cachaient craintivement leurs privilèges… et tendant les mains dans un geste de désespoir, il gémit :

— Je ne puis, non, je ne puis pas ! Pars avec Pélagie, Berthe.

— Encore quelques instants et ce sera trop tard, papa ! Nous pourrons peut-être revenir demain ou après-demain… Il n’est nullement nécessaire que nous allions très loin… Nous n’irons qu’à Oostkerke, chez la cousine Mélanie.

— Toi et Pélagie

— Je ne partirai pas sans toi, papa…

— Je le veux !

— Et moi, je reste !

— Je le veux. Tu dois m’obéir… je le veux… je suis ton père…

— Non papa, je ne te laisserai pas ici. Nous fuirons ensemble ou nous attendrons la mort commune ! Mais viens donc,… nous reviendrons demain, nous n’allons qu’à Oostkerke… tu ne saurais quand même pas protéger tes antiquités en ce moment…

— Eh bien, allons, dit Lievens, farouche. Oh, ces barbares, ces cruels ! Et il serrait furieusement les poings.

Il ne pensait plus aux fermes détruites, aux champs anéantis, aux moulins


Le dernier refuge.


abattus, aux maisons pillées, à l’église menacée… il ne pensait plus qu’à ses antiquités, à son musée, à son trésor, que les bombes allemandes pulvériseraient peut-être.

Berthe pleurait. Elle s’effondra à côté de son père et se couvrit la figure des mains ; son corps était secoué par l’explosion de son chagrin.

— Oh, Monsieur, vous ne vous gênez pas, va, clama Pélagie tout indignée. Voyez dans quel état vous avez plongé Berthe. Vous vous intéressez réellement beaucoup plus à tout ce fatras, à toutes ces vieilleries, ces guenilles d’il y a quelques siècles, qu’à votre propre fille. Dieu s’en vengera, croyez-moi ! Et qu’en dira, Monsieur Paul ! Vous endossez des responsabilités auxquelles vous ne pourrez jamais faire face. Et notez bien que je ne vous demande pas à fuir pour moi, je n’ai rien à perdre et n’ai plus de parents sur terre… mais si j’insiste, c’est pour Berthe, pour son bonheur et pour Monsieur Paul.

Lievens se leva…

— Allons, dit-il, brièvement…

— Prends ton argent, papa, dit Berthe. Oh, nous n’irons pas loin, tout au plus jusqu’à Oostkerke…

— Oui, oui…

— Nous pourrons revenir bientôt.

— Mais, de grâce, fuyons la mort au plus vite…

— Oui…

Ils quittèrent enfin la maison.

La guerre moderne

— Le feu ! s’exclama Pélagie dès qu’elle fut dehors et qu’elle vit les flammes projeter de toutes parts leurs lueurs fauves. Quel horrible spectacle !

— Allons, hâtons-nous ! insista Berthe, craignant toujours que son père ne revint sur sa décision.

— Eh bien, Monsieur Lievens, vous videz également les lieux, dit un bourgeois qui se trouvait tout calme sur le seuil de sa porte. J’avais pourtant crû que vous auriez été un des derniers.

— Et vous, qu’allez-vous faire ?

— Oh moi, je ne fuis pas encore… J’ai tout le temps ! Je n’abandonne pas ma maison d’un instant à l’autre. Et d’ailleurs ce qui m’engage davantage à ne pas encore partir en ce moment, c’est que je constate que la proportion des habitants qui restent est beaucoup plus forte que celle de ceux qui fuient.

Berthe fit signe au bourgeois de se taire, mais c’était trop tard.

— Vous entendez ! cria Lievens. La plupart des habitants restent ! Et moi je m’enfuirais. Jamais ! Je ne me laisserai pas monter la tête par deux femmes. Va avec Pélagie à Oostkerke, Berthe !

— Non, papa…

— Je l’ordonne !

— Je te répète que cela m’est impossible. Nous partirons ou nous resterons ensemble…

— Et si je ne veux pas, moi… Ne te fais plus d’illusions, la plupart des habitants restent et j’imiterai leur exemple…

— Alors je rentrerai avec toi à la maison, viens, papa…

— Vieux bavard ! dit Pélagie, toute fâchée, au voisin… Si tu veux risquer ta carcasse, ça te regarde, mais ne t’occupe pas des affaires d’autrui.

— Chacun est libre d’agir tel qu’il lui plait, Pélagie.

— Oui, et quelques imbéciles organiseront sans doute un concours pour voir qui restera le plus longtemps sur les lieux…

— Ma bonne Pélagie, ne nous chamaillons pas, la guerre est déjà suffisamment répandue ; gardons la paix à Dixmude. Si vous éprouvez des transes, partez !

— Je n’ai pas peur, mais j’insiste pour mademoiselle Berthe…

— Viens ! dit Berthe lui faisant signe, et la vieille servante suivit son maître et sa maîtresse en grognant.

Bien tard dans la soirée, un paysan apporta une lettre de Verhoef.

— Il vit ! jubilait Berthe avant même qu’elle en eût lu la teneur.

Quoiqu’elle avait vécu toute la journée dans des transes mortelles, son esprit s’intéressait sans cesse à l’aimé…

Elle était abritée par les solides voûtes de la cave, mais Paul était exposé au feu, à l’horreur de la bataille, à cet enfer !

Heureusement il était encore en vie. Il lui écrivait et Berthe lut :

« J’espère que vous vous êtes sauvés. Si non, fuyez illico. Notre situation est grave. Nous nous trouvons aux prises avec un ennemi débordant par le nombre. Nous nous battons avec la rage du désespoir, mais c’est une lutte qui ne laisse pas de doute. Nous devrons ployer. Fuyez ! Je vous en prie, je vous en conjure ! Priez pour moi, comme je prie pour ma bien-aimée Berthe.

À la hâte.

Ton Paul.

Berthe pleurait à chaudes larmes… C’était la voix de son fiancé à l’Yser, sortant des tranchées et du danger menaçant, qu’elle percevait…

— Mon Dieu, protégez-le, sauvez-le du péril, implorait-elle en sanglotant.

Elle passa la lettre à son père.

Mr. Lievens la lut…

— Désireux de nous écarter, Paul exagère, dit-il.

— Mais, papa…

— Je suis convaincu que les Allemands seront refoulés.

— Tu opines maintenant comme les journaux que tu as dénigrés tant de fois.

— Non, mais j’ai la conviction que les Allemands sont refoulés sur Vladsloo, à bonne distance de la ville.

— Papa, Paul ne ment pas…

— Il veut nous faire fuir. La plupart des habitants restent, et moi je me sauverais ! Non, jamais ! Je ne sais et je ne veux pas m’y résoudre ! Mais toi et Pélagie…

— Nous resterons si tu ne nous accompagnes pas, papa.

Berthe aurait désiré dire quelques mots au paysan, mais il était déjà parti.

Mr. Lievens se refusait obstinément à quitter sa maison.

On resterait donc, on attendrait un nouvel ouragan et on s’abriterait à la cave…

La jeune fille devint même quelque peu indifférente…

Si Paul devait braver le danger, elle le braverait également… et elle eut la sensation qu’il y avait ainsi plus d’unité entre eux.

Passive, elle attendrait les événements… elle prierait… c’est tout ce qu’elle pouvait faire…

Le calme planait toujours sur la ville… Berthe se hasarda un moment à la rue…

Un cortège de blessés passa à ce moment.

C’étaient des hommes fourbus, marchant avec difficulté, boitant, s’appuyant au bras de leurs camarades ; d’aucuns, le visage couvert de linges humectés de sang, d’autres, un bras en écharpe…

Tel était l’aspect de nos soldats, sortant de la bataille horrible, qu’ils livraient pour garder le dernier lopin de terre de la patrie.

Berthe eut mal au cœur…

Elle voyait maintenant des soldats, nos fils, nos défenseurs…

Tout ce qu’elle en avait vu jusqu’à présent, n’avait aucune corrélation avec ce qu’elle voyait à présent.

Soudain, elle ouvrit la porte tout grande et de sa voix douce et mélodieuse, elle dit :

— Entrez !

La maison fut aussitôt envahie par les militaires.

— Ce sont d’infortunés blessés, papa, dit-elle.

Mr. Lievens la comprit.

Aidé de sa fille et de Pélagie, il apporta du pain, de la viande, du fromage, du vin, de la bière, des cigares, du tabac, partagea amicalement ses biens, engagea les hommes à bien se régaler, faisant montre d’une large et sincère hospitalité. Mais le trio ne s’en tint pas là, ils quérirent de l’eau et du savon, du linge et de la charpie, lavèrent les plaies, les enduisirent d’onguents, fixèrent des bandages…

La paisible maison était soudain devenue des plus mouvementées…, l’anxiété avait cédé le terrain à l’amour.

Les soldats en étaient pénétrés. Ils parlaient du champ de carnage où tant des leurs étaient tombés et où de nombreux blessés gisaient abandonnés…, le feu meurtrier empêchant qu’on s’en approchât. Ils ébauchèrent également quelques mots par rapport à leurs mères, femmes et enfants, restés au pays où l’Allemand régnait actuellement en maître. Ils devenaient tendres et sensibles en présence de la cordialité qu’on leur témoignait ici.

Mais ils ne pouvaient pas rester ; ils partaient pour Furnes… et à pied, car le chemin de fer était réservé aux munitions et au ravitaillement. Certains étaient pourtant si fatigués qu’ils restèrent néanmoins, se jetèrent sur un matelas et s’endormirent séance tenante.

D’autres blessés passèrent par petits groupes, de trois, de six, de dix. Berthe les invita également, cherchait force nourriture dans les magasins encore ouverts et poursuivit ainsi son œuvre de charité.

Mais soudain le bombardement recommença et on se réfugia aussitôt à la cave, les soldats y compris.

Berthe n’avait plus peur. Un sentiment tout autre la dominait… Elle avait aidé les guerriers. Elle ferait davantage… Elle, la fiancée d’un lieutenant, d’un officier, lui était-il permis de chercher un refuge dans un petit village et grossir la foule des nécessiteux ? Ou était-ce son devoir de soulager les souffrants et les infortunés, de prêter secours partout où elle pourrait, d’opposer la charité à la cruauté et l’amour à la haine ?

C’était le rôle de la femme toute auréolée en cette œuvre grandiose, alors que le mari est à la guerre, blesse et tue…

La petite ville était à nouveau secouée sous l’action des lourds mortiers crachant la mitraille, des toits s’effondraient, des murs vacillaient, les chaussées étaient dépavées et de toutes parts les flammes montaient au ciel.

Berthe résignée ne parlait plus de fuir…

Elle agirait ainsi que son père déciderait.

Quant à fuir très loin, elle ne le ferait pas…

Elle voulait rester à proximité des guerriers, fatigués, affamés, blessés… Elle continuerait la tâche entreprise de plein gré…

Jusqu’à présent, elle n’avait vu que des éraflures et des blessures de peu d’importance. Aurait-elle la force de soigner les plaies mortelles et les soldats mutilés, de regarder en face toute la douleur poignante émanant du champ de carnage ?

La jeune fille n’y songea pas, parce qu’elle ne connaissait pas encore la guerre en sa hideur et qu’elle se laissait guider par les événements.

Elle était heureuse à présent de ne pas avoir fui, quoique la cave tremblât sous l’airain en fureur et qu’on percevait de temps à autre la réverbération des flammes par des interstices et que le bruit des immeubles s’effondrant parvenait jusqu’à eux.