À L’Yser/13

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Imprimerie nationale (p. 68-71).


XIII.

Expatrié.


On portait le lieutenant Verhoef dans le train à destination de Dunkerque. Il était parmi des frères d’armes, tous gravement blessés. D’autres compartiments groupaient des soldats que la mitraille avait moins cruellement éprouvés. C’était un triste convoi… Verhoef avait séjourné à Furnes pendant quelques jours, mais le flot des blessés venant de l’Yser ne tarissait pas et il fallait faire place pour les nouveaux arrivants. Le jeune homme était encore très faible mais ses idées étaient plus claires et se reportaient sans cesse vers l’aimée…

Où était-elle ?

Verhoef avait vu des fuyards de Dixmude. Il les avait questionnés mais nul ne put répondre à ses questions.

Les lamentations concernant la malheureuse petite ville étaient multiples… les récits des incendies et de la destruction étaient légion… d’innombrables narrations relatives au danger imminent auquel on avait échappé et des détails ayant trait aux difficultés de la fuite constituaient le fond des tribulations exposées… mais chacun de ces infortunés avait suffisamment à s’occuper de soi-même et n’avait pas eu l’occasion de s’intéresser au sort d’autrui…

Les fuyards étaient légion, mais l’aimée n’était pas parmi eux !

Et le lieutenant quittait maintenant le pays… la patrie…

Le train s’ébranla, sortit de la station, côtoya le cimetière où on creusait de nouvelles fosses… passa le long des hautes dunes où les petites maisons des pêcheurs tremblaient au bruit de l’airain.

Ghyvelde, la première station en France…

Des centaines de personnes affluaient vers la voie ferrée et se groupaient le long de la haie de séparation, criant :

— Vivent les Belges !… Vive la Belgique !

Verhoef en fut ému.

— Oh, oui, murmura-t-il. Ils sentent, ils comprennent ce que nous avons fait… ce que nous avons sacrifié pour eux. Mais ils ne connaissent pas encore le danger, ils croient qu’il est conjuré…

Le train passa… Paul vit Zuidcote et la tour qui, solitaire, surgissait des dunes ; l’église était ensevelie sous les sables ainsi que tout le vieux village détruit. Et Verhoef se rappela soudain le petit voyage qu’il fit en compagnie de Berthe en cet endroit, où il rendit visite à un enfant malade, le fils d’un membre de sa famille, qui y était jadis en traitement au sanatorium. Ils avaient conversé avec des pêcheurs et un vieillard leur conta l’histoire du vieux Zuidcote détruit par les sables et la tempête à l’exception de la vieille tour qui, solitaire, émergeait des ruines, comme un dernier vestige de deuil. Et qu’était ce donc que cette tristesse comparée à la multitude de villes et villages dont les ruines étaient encore fumantes… Verhoef se rappela Nieuport, Dixmude, Pervyse, Stuivekenskerke, Ramscapelle, St-Georges, qui ne reflétaient plus qu’un misérable amas de décombres… Ce qu’il avait craint, s’était réalisé ! La guerre, la guerre inexorable n’épargnait rien, faisait fi de tout scrupule, détruisait et dévastait ce que des siècles de labeur avaient édifié.

Le lieutenant vit le sanatorium entre les dunes.

— Ce sera aussi une ambulance, maintenant… murmura-t-il… Pauvres malheureux dont on sectionnera quelque membre…

Mieux que quiconque, il en ressentait toute la douleur et l’aversion… Il y a quelques jours encore, il était plein de vie et de santé, robuste et dégourdi… Actuellement il n’était plus qu’une épave…

Que dirait Berthe ?

Ne devait-il pas la sacrifier ?… Pouvait-il unir sa destinée à la sienne et en faire la compagne d’un invalide ?

La sacrifier ?… Oh, non, jamais… il ne saurait pas s’y résoudre, il l’aimait trop…

Mais où errait-elle maintenant ?… Lors de sa visite au sanatorium, elle manifesta une si profonde douleur en voyant le petit enfant chétif…

Que dirait-elle maintenant lorsqu’elle verrait l’infortuné mutilé ?

Le train s’arrêta à nouveau. On était à Rozendaal, à présent. Il y avait arrêt pour laisser passer un transport de munitions et des convois de nouveaux renforts de troupes. Des trains transportant des hommes robustes et viriles croisèrent celui des blessés…

C’était un nouveau butin pour les canons monstres, une proie nouvelle pour le démon insatiable de la guerre.

Les guerriers qui allaient à la bataille, criaient et agitaient des mouchoirs et beaucoup de blessés répondaient tout aussi bruyamment.


Type de Boche.

— Les malheureux, ils ignorent ce que c’est que la guerre, pensa Verhoef.

Mais il faut se battre… le devoir les appelle… l’usurpateur menace également leur pays… Visé, Dînant, Louvain, Termonde… et en France : Senlis, Albert… Ils doivent sacrifier leur sang pour la sauvegarde des leurs. C’est une lutte sacrée, aussi cruelle soit-elle…

— Les Belges, les Belges ! criait-on en un enthousiasme frisant le délire.

Ainsi qu’à la première station française une foule compacte se massait ici pour acclamer les soldats, et de nombreux petits groupes dévaluant des dunes vers le train-hôpital.

Des dames présentaient du pain, du café, du vin, du chocolat, des cigares et des cigarettes.

Les femmes des pêcheurs assaillaient les magasins et revenaient vivement, le tablier rempli de cadeaux pour ces informés blessés pour lesquels elles éprouvaient une profonde commisération.

— Vivent les Belges ! hurlait-on.

Des hommes, des femmes, des enfants demandaient « un petit souvenir, quelque chose qui vient des boches, un bouton, une cartouche… »

Des gens pleuraient.

Verhoef fut tout à la fois ému et gêné de cette manifestation douloureuse…

C’était vrai qu’il n’était plus qu’une épave humaine, mais il souffrait de ce qu’on le désignât avec commisération et qu’on le plaignit ainsi ouvertement.

— Oh, voyez donc ce malheureux… jambe amputée…

Il en eut mal au cœur…

Il était un infortuné invalide, un malheureux errant, il avait perdu ses forces, là-bas, au sanglant Yser, mais fallait-il donc crier son infirmité à tous les vents, la lui rappeler si cruellement ?

Le lieutenant était tout heureux lorsque le train partit…

On arriva bientôt à Dunkerque…

Le train contourna la ville. Verhoef jeta un coup d’œil succinct sur la forteresse. Elle trônait en un calme remarquable. Le beffroi surplombait fier et robuste la multitude des maisons, comme le symbole de la liberté… Et autour de la ville, les champs verdâtres qui s’étendaient jusqu’aux dunes blanches de Malo, s’étalaient paisiblement…

Mais dans les plaines de Nieuport et de Dixmude, aux rives de l’Yser et au remblai de la voie ferrée, la mort labourait de sa faulx…, le sang coulait à flots autour de Dunkerque… et les ambulances regorgeaient de blessés…

À Dunkerque on goûtait toujours un calme rustique, mais c’était un calme trompeur.

Verhoef remarqua une activité intense à l’intérieur et à l’extérieur de la gare. Les civils étaient friands de nouvelles relatives à la bataille. La marche des Allemands était-elle arrêtée ? Dunkerque était-elle menacée ? L’ennemi percerait-il ?

Des milliers de personnes posaient ces questions, espérant recevoir une réponse favorable, mais elle tardait toujours. Et pendant ce temps, de longues files de croyants se rendaient à la chapelle de Notre-Dame-aux-Dunes, où les ruraux de la Flandre française se rendaient annuellement en procession. On y priait maintenant pour un résultat favorable, pour le maintien de la forteresse… pour la défaite de l’ennemi redouté…

Des médecins montèrent dans le train. Les militaires dont les blessures ne présentaient aucune gravité durent descendre… Ceux qui savaient marcher devaient continuer le voyage à pied. Le chargement du train devint plus lugubre encore. De nouveaux blessés, empaquetés dans de la Charpie, furent hissés dans les wagons. C’était pour la plupart des jeunes gens à face pâle où de grands yeux cernés brillaient d’un éclat fiévreux… ils pleuraient et gémissaient.

— Ne serait-il pas préférable que nous fûmes tous morts ! murmura Verhoef.

Et ainsi qu’à Stalhille, avant que le drame cruel de l’Yser se déroula, il se remémora les vers de l’auteur :

La terre s’ouvre et se ferme,
La terre se bombe et descend,
Lorsque le vieux fossoyeur terne,
Y dépose un cercueil… tremblant.

N’étaient-ils pas les plus heureux ceux qui reposaient dans la terre, pour laquelle ils étaient tombés ?

Il n’avait connu ni frère, ni sœur, et ses parents étaient morts depuis longtemps…

Mais Berthe !

Son cœur l’appelait en pleurant.

Berthe !…

Mais pour elle aussi, n’eut-il pas été préférable qu’il fût mort ?

La terre s’ouvre et se ferme,
La terre se bombe et descend,
Verte, bientôt elle s’afferme,
Se nivelle en un aspect riant.

Se nivelle tout verte… la douleur de Berthe se dissiperait, disparaîtrait…

Et la terre se bombe et s’aplane,
Elle s’ouvre et se ferme souvent,
Et du doigt on désigne une âme
Qu’on enterra au son du canon bruyant.

Mais la terre descend mollement,
La terre se ferme à nouveau,
Pendant que l’herbe d’un geste lent
Recouvre la tombe du héros…

L’herbe qui efface… Ces tombes à Liége et à Tirlemont. Verhoef en avait tant vu creuser. L’herbe les recouvrait maintenant…

— N’y reposent-ils pas en paix, les héros tombés au champ d’honneur, ne sont-ils pas moins à plaindre que les invalides, qui s’avancent en rampant et qui errent en déshérités de la terre ?

Tel était l’état d’esprit du pauvre mutilé que le train transportait par les vertes plaines de la Flandre française.

Au nouvel arrêt, à Bourbourg, les environs de la gare étaient noirs de monde.

Le lieutenant détourna la tête… Oh, pourvu, que la foule ne recommença pas ici à manifester ses complaintes…

— Je préférerais être mort, soupirait-il, pendant que des larmes lui mouillaient les joues.

— Vivent les Belges ! hurlait-on au dehors.

— Que diront mes enfants, mes mioches, lorsqu’ils reverront leur père ainsi mutilé ? Et qui donc leur fournira le pain quotidien ? cria désespérément un blessé assis à côté du lieutenant et qui était amputé du bras gauche.

— Oh ! je voudrais qu’ils se taisent ! répondit Verhoef.

— Ils sont pourtant bien intentionnés.…

— Oui, ils sont bien intentionnés…

— Mais c’est triste d’être plaint de la sorte… c’est pénible lorsqu’on se rappelle avoir été un des plus robustes gars de la paroisse…

Une file de wagons chargés de renforts de troupes passa à nouveau.

Le train qui transporta Paul et ses compagnons d’infortune continua sa route. Il ne s’arrêta heureusement pas à Gravelines et les blessés ne virent la foule que l’espace d’un moment.

Verhoef songeait toujours à cette poésie relative aux tombeaux. L’herbe qui efface…

— Non, dit-il, Berthe ne m’oublierait pas… Et moi, je ne peux pas mourir pour elle… Mais, pourtant, m’est-il permis de l’épouser ?… J’étais robuste et fort avant mon infirmité… Serais-je si faible maintenant que je faillirais dans la lutte pour le devoir ? Et n’est-ce pas mon devoir de lui rendre la liberté, à présent ! Oh, Berthe, Berthe, que ce sacrifice me parait cruel !…

Calais était la gare terminus… Verhoef espérait que le voyage se terminerait ici. Quoique le trajet n’avait pas été fort long, la route parcourue avait paru longue par suite des arrêts multiples et des trains qu’on avait croisés presque sans interruption. Les blessés étaient fatigués des secousses et des trépidations.

Des autos attendaient à la gare.

Verhoef fut transporté dans l’une d’elles.

Ici aussi, la foule acclamait les Belges.

— De grâce ! pas de bruit ! implorait le malheureux.

Toutes ces manifestations le peinaient.

Dans la ville, il vit un groupe de soldats légèrement blessés. En trois jours, par étapes successives, ils avaient effectué à pied, boitant, se traînant, les trente-sept kilomètres qui séparent Dunkerque de Calais, en passant par Gravelines et Pont d’Oye. Des civils entouraient les soldats. Hommes et femmes portaient les havre-sacs, les fusils, les cartouchières des militaires, soutenaient les plus faibles, manifestaient autant qu’il était en leur pouvoir, leur sympathie et leur pitié. Calais regorgeait de blessés. Toutes les fabriques et les édifices publics étaient réquisitionnés pour les troupes et de nombreux habitants d’un geste spontané, offraient l’hospitalité aux soldats. Chacun se dévouait dans la mesure de ses moyens, car la ville n’était pas encore suffisamment aménagée pour recevoir le flot des victimes de la guerre. Les militaires les plus gravement blessés étaient soignés les premiers. On transporta le lieutenant Verhoef dans un vaisseau hôpital qui était excellemment aménagé. L’intérieur se composait de trois grandes chambres pouvant grouper 140 hommes et dont les lits étaient superposés en trois rangées.

On réserva un appartement particulier pour Verhoef…, mais il demanda à pouvoir rester parmi les soldats. Il avait une aversion pour les mesures d’exception réservées aux officiers.

Des marins français dont le navire était ancré au port, vinrent à bord, chargés de poisson frit et de pommes de terre. Leurs bons yeux reflétaient une sincère pitié pour les Belges avec lesquels ils lièrent immédiatement une cordiale conversation, admirant les fusils et les baïonnettes et s’extasiant sur la besogne formidable que ces armes avaient accomplie.

Des dames s’amenèrent à bord avec des brassées de cadeaux.

— Je voudrais pouvoir me reposer, pensa Verhoef. Il regrettait en ce moment de ne pas avoir accepté la chambre particulière qu’on lui avait offerte. Tout ce va et vient, quoiqu’il fut animé des meilleures intentions, le gênait. Les visites cessèrent cependant relativement vite. Le calme règna bientôt dans les salles, et se propagea par tout le navire qui portait tant de mutilés et d’épaves humaines en son sein.

— Berthe ! Berthe ! répétait Verhoef en pleurant.

Où était-elle ? Où était son père ?

S’étaient-ils enfuis ou étaient-ils restés dans cette tourmente de la mort ?

Étaient-ils blessés, morts peut-être ?…

Si elle avait dû périr par la mitraille ennemie, il implorerait Dieu de mettre fin à sa vie, pour pouvoir trouver le repos sous l’herbe qui efface.

Mais comment aurait-il des nouvelles ?

Il se rappela ce dernier soir passé dans la bonne vieille et hospitalière maison à Dixmude !

Oh, malédiction, quelles choses affreuses s’étaient donc passées depuis lors ! Tout ce terrible drame de l’Yser !

Et Antoine Deraedt ! Où était-il son cher ami ? Était-il mort où en convalescence ?

Le sommeil le tenailla enfin et mit fin à ses angoissantes réflexions. Le corps fatigué exigeait du repos et le pauvre lieutenant qui avait largement payé son tribut à la patrie, s’endormit.

Ce sommeil lui fut salutaire car au matin il était plus courageux et plus optimiste que la veille.

Il devait partir à nouveau ; ainsi que beaucoup d’autres blessés on le transporterait en Angleterre. C’était nécessaire d’ailleurs car les convois de blessés devenaient de plus en plus nombreux et il fallait faire place pour les nouveaux arrivants…

C’était en vain que le lieutenant Verhoef demanda à pouvoir rester… Le soleil n’avait pas atteint son périhélie qu’il vit disparaître la côte française. Il pleurait Berthe maintenant, sa mutilation, sa pauvre patrie, cette affreuse détresse engendrée par cette guerre cruelle.