À Lesbos/08
VIII
Andrée avait une blessure nouvelle et profonde au cœur.
Mademoiselle Fernez était une vaillante et juste nature, qui ne se laissait pas facilement vaincre par l’adversité.
Le souvenir d’Eugène Badère s’effaça, comme un mauvais rêve, ne lui laissant qu’une haine toujours grandissante.
Celle de l’homme.
Son père l’avait ruinée.
Un autre mâle, son fiancé, après avoir essayé de la séduire par des promesses mensongères, l’avait odieusement volée.
Aucune loi ne pouvait atteindre ce monsieur.
Loin de le mépriser, ses camarades le traiteraient d’adroit, et l’on rirait du bon tour joué à des femmes sans défense.
Quelques amis demeurèrent fidèles aux dames Fernez.
D’autres commentèrent méchamment le brusque départ du fiancé.
La misère devenait plus rude que jamais.
Les deux infortunées se remirent courageusement au travail.
Andrée déclara qu’elle renonçait au mariage.
En même temps elle prit la résolution de ne pas continuer à n’être qu’une prolétaire sans métier, devant accepter toutes les plus mauvaises besognes.
Jadis, au couvent, elle dessinait et peignait avec goût.
Pourquoi ne pas reprendre, aux heures perdues, le crayon et le pinceau ?
Elle ne pouvait pas payer des maîtres, elle n’avait pas le temps de fréquenter les écoles gratuites établies par la Ville.
Ces obstacles ne l’arrêtèrent pas.
Chacun, autour d’Andrée, se moqua d’elle.
Vouloir devenir une artiste !
C’était insensé !
Ou elle mourrait de faim, ou bien elle se perdrait dans la masse des inconnus dont le nom n’est jamais révélé au public, si ce n’est à la porte des brocanteurs.
Elle laissa dire.
Elle dessina d’abord d’après des modèles ; puis ensuite d’après nature.
La vente de ses premières toiles fut difficile.
Les marchands n’en donnèrent presque rien.
Andrée ne se rebuta pas.
La vie de bohème ne l’effrayait pas.
Pourtant c’était la misère et pour longtemps encore.
Que lui importait !
C’était la liberté !
C’était l’orgueil de se créer, seule, une position indépendante.
Ses premiers envois au Salon furent régulièrement repoussés.
Puis, une année, on accepta une nature morte fort bien éclairée.
Quelques critiques en parlèrent.
Le nom de l’artiste ne fut plus complètement inconnu.
Petit à petit, elle prit sa place parmi les peintres féminins appréciés par les connaisseurs.
Elle eut des commandes.
Elle figura bientôt dans toutes les expositions.
Une année, elle reçut une mention.
Arrivera-t-elle au grand art ?
Elle l’ignore encore, mais elle cherche l’œuvre qui doit lui ouvrir, toutes grandes, les portes de la renommée.
Je n’ai pas voulu étaler en ces pages toutes les souffrances imposées à la malheureuse Andrée avant qu’elle eût pu atteindre le moment de quitter complètement l’aiguille pour se consacrer entièrement à la peinture.
Pour écrire un tel récit, j’aurais dû tremper ma plume dans du sang, car elle laissa des lambeaux de sa chair à toutes les ronces de la route.
Les femmes seules me comprendront ; elles referont par la pensée le vrai chemin de croix que cette vaillante sut s’imposer, où souvent elle tomba défaillante, n’osant regarder sans frémir la montée aride placée devant ses pas.
Maintenant elle regarde fièrement en arrière, car l’avenir sera uniquement son œuvre.
Avoir renoncé au mariage impliquait-il qu’Andrée ne voulait plus aimer ?
Elle ne savait !
Parfois le désir la mordait rudement.
Elle refusait d’écouter le cri de sa jeunesse solitaire.
Un amant, un entreteneur, c’était se donner un maître.
Souvent, elle revoyait, comme dans une vision fugitive, la figure toute blanche, sous sa coiffe immaculée, de sœur Marie des Anges.
Que penser de cette folie d’autrefois ?
Partout on citait le nom de femmes connues pour avoir des goûts étranges.
Quelques-uns accolaient à ces noms des épithètes grossières.
Andrée ne jugeait personne.
— Que sais-je ? pensait-elle.
Andrée connaissait des peintres ; parmi ces derniers, l’un d’eux, Gustave Lebon, lui avait témoigné une vive sympathie.
Ils étaient devenus camarades.
Lebon venait d’atteindre sa quarantième année.
Il s’était marié jeune !
Un mariage d’amour, affirmait-il.
Le temps avait passé sur cette ardente passion, n’y laissant à la place qu’une cordiale amitié, basée sur le respect que vous inspire la mère de vos enfants.
Gustave ne demeura pas indifférent à la beauté troublante de mademoiselle Fernez.
Au contact de cet homme dont elle devinait les sentiments, Andrée comprit que son cœur n’était pas encore mort.
Elle pouvait aimer.
Cette découverte lui causa une joie immense.
Elle serait heureuse.
Puis cette affection chasserait peut-être des pensées qui lui faisaient peur.
Tout à coup elle s’écria :
— Il est marié !
Horreur !
Elle songeait à prendre un mari à une femme, un père à ses enfants.
Sa mère n’était-elle pas une épouse abandonnée ?
Une maudite n’occupait-elle pas, au foyer conjugal, la place de la délaissée ?
Si elle haïssait son père, c’est qu’une autre femme l’avait chassée du cœur paternel.
Elle, une victime, pour satisfaire un caprice, un sentiment éphémère, allait à son tour détruire le bonheur de toute une famille !
— Non, dit-elle fermement, je ne commettrai pas cette infamie.
Mademoiselle Fernez détestait le rôle des moralistes ; de plus, elle savait que si elle se retranchait derrière le devoir pour repousser les avances amoureuses de Gustave, elle risquerait d’aviver sa passion, et cela sans profit pour l’épouse menacée.
— Je ne dois avoir qu’un but, se dit-elle, c’est de le dégoûter de moi, en lui exposant des théories abominables.
Un soir, Gustave Lebon rencontra Andrée sur le boulevard de Clichy.
Elle sortait de son atelier.
Il se mit à marcher auprès d’elle.
D’abord on parla de choses indifférentes.
Il paraissait fort préoccupé.
— Savez-vous, Andrée, dit-il à brûle-pourpoint, que je vous aime ?
Mademoiselle Fernez s’arrêta, et regardant le peintre droit dans les yeux, elle lui répondit en riant :
— Vous vous moquez de moi.
— Non, quoique je me sois mal expliqué.
— Allons, soyez net et précis.
— Aujourd’hui, je vous désire ardemment ; demain je vous aimerai, si vous me repoussez.
— Votre définition me plaît infiniment
— Vous croyez-vous incapable d’inspirer une réelle affection ?
— Je ne tiens pas à m’appesantir sur la question ; seulement j’ai pour vous une cordiale amitié ; il me serait pénible de briser avec vous.
— L’amour vous effraye donc bien ?
— Je n’y crois plus.
— Le désir que j’avoue éprouver ne vous inspire pas le même effroi ?
— Il passera la première fois que vous rencontrerez une jolie fille, qui, plus généreuse que moi, répondra à cette flamme passagère.
— Je ne désespère pas de parvenir à vous convaincre de m’écouter ; votre persiflage même m’encourage à continuer.
— Mon cher ami, depuis longtemps je ris de tout, mais surtout de l’amour ; si par malheur je prêtais une oreille complaisante à vos galants propos, je serais capable de me moquer de moi-même, et cela au moment psychologique.
Gustave ne put réprimer un geste de douloureuse surprise.
— Andrée, parfois je me demande avec terreur si vous êtes vertueuse.
— Qu’appelez-vous vertu ?
— En un mot, êtes-vous une honnête femme ?
— Allez voir mon casier judiciaire ; je ne crois pas avoir volé ni occis qui que ce soit.
— Andrée, soyez franche ! Avez-vous un amant ?
— Quelles circonvolutions pour en arriver là ! Vous ne pratiquez pas la ligne droite.
— Répondez, ou je croirai que vous vous dérobez.
— D’abord, mon cher, avoir un amant, ou s’abstenir, ne constate nullement ni la vertu ni l’honnêteté, ce n’est là qu’une affaire de tempérament.
— Vous esquivez ma question. Seriez-vous une prude hypocrite ?
— Pas que je sache ; et je vais vous répondre sincèrement : Je n’ai pas d’amant.
— Alors vous manquez de tempérament.
— Vous êtes indiscret !
— Entre camarades…
— La nature n’a été ni prodigue ni avare à mon égard : jamais la passion ne me dominera ; parfois je dois compter avec elle.
— Alors…
— Une exécution devient nécessaire.
Gustave se recula.
— Oh ! Andrée !
La divinité commençait à descendre du piédestal où l’avait placée l’ardent artiste.
Sa femme, une bourgeoise, pensant comme tout le monde, dut lui apparaître parée de toutes les vertus de la gardienne fidèle du foyer.
Andrée Fernez lui répondit en riant :
— Quoi ! vous êtes scandalisé ! Les hommes agissent-ils différemment avec les filles qu’ils paient ?
— Ne vous comparez pas aux hommes.
— Pourquoi ?
— La matière les domine, tandis que la femme est être…
— Halte-là, mon cher ; tout à l’heure vous m’avez proposé de me donner à vous pour satisfaire un caprice, une flamme d’un instant.
— Je suis marié, je ne puis vous épouser.
— Si je vous écoutais, je perdrais aussitôt à vos yeux tout mon prestige.
— Pouvez-vous faire une telle supposition ?
— Soyez logique : entre nous aucune liaison sérieuse ne peut exister ; vous me désirez par curiosité, et si je me donnais ce serait pour obéir au même mobile ; de là à mon système il n’y a qu’un pas.
— Taisez-vous, Andrée ; votre scepticisme me confond et m’étonne.
— N’êtes-vous pas nos maîtres en ces sortes de théories si bien mises en pratique par vous ?
— Alors, pour vous, l’amour n’est que le fonctionnement plus ou moins régulier d’un besoin de la nature ?
— Rien autre.
— Comme vous avez dû souffrir pour en arriver là !
— Peut-être.
— Que deviennent les enfants avec un tel raisonnement ?
— Les femmes qui pensent comme moi ne font pas d’enfants.
— Heureusement que toutes ne suivent pas vos traces ; la fin du monde ne tarderait guère.
— Où serait le mal ? La misère, l’injustice dominent ici-bas et vous désirez perpétuer une pareille société ?
— La famille…
— Un mot, mon cher, rien qu’un mot vide de sens : quelques enfants en naissant trouvent un foyer ; mais le plus grand nombre n’a en partage que de dures et pénibles privations ; pour quelques-uns, il serait préférable qu’ils fussent venus en dehors des lois, car l’hospice — cette grande marâtre sociale — est souvent plus clémente pour leurs jeunes ans qu’un père légitime brutal, paresseux ou malheureux, qu’une mère impuissante, méchante ou injuste. Ils doivent supporter sans se plaindre, la misère que leur impose l’imprévoyance ou le malheur de leurs parents, et cela au nom de cette fameuse autorité que concède le code au chef de famille.
Les coups même doivent être acceptés en silence.
— Tous les parents ne battent pas leurs enfants.
— Ils ont bien tort de se priver de cette satisfaction ; les juges sont si indulgents pour les coupables de ce genre de méfait ! Croyez-moi, l’avenir sera à l’amour libre, et les enfants appartiendront à la société ; au moins, ils mangeront tous les jours. C’est si bon d’avoir droit à la grande miche de pain.
— Jamais on n’acceptera une telle conception sociale.
— Qui le sait ? Les préjugés sentent le moisi, tout croule, tout craque, le monde est trop vieux.
— Andrée, j’ai peur de vous aimer.
— Pourquoi ?
— Parce que vous êtes une exception, et comme la flamme attire le papillon, je me sens irrésistiblement attiré vers vous ; pourtant…
— Achevez toute votre pensée.
— Je crains de vous mépriser.
— Revenez à vous, mon ami ; n’ayez aucune crainte, car je ne puis faire votre bonheur.
— Si vous le vouliez, nous pourrions remonter ensemble la montée que vous avez si vertigineusement descendue, accrochée aux buissons du chemin, nous retrouverions toutes vos illusions.
— Il est trop tard.
Mademoiselle Fernez lui tendit la main et disparut dans une des rues étroites et tortueuses, qui montent vers Montmartre.
Le peintre resta tout songeur.
Il passa sa main fine et nerveuse sur son front moite de sueur.
— J’ai fait un rêve, murmura-t-il, il vient de s’envoler, et je demeure en face de la réalité : ma femme, mes enfants.
Pour elle, j’aurais tout oublié.
Quel âcre plaisir on éprouverait à vaincre, à dominer une pareille créature !
La vaincre ?
Son maître ou son esclave, qu’importe, si je pouvais la posséder ! ! !
Il revint chez lui.
Andrée, de son côté, marchait à pas pressés.
— Il me croit bien mauvaise, et demain je ne lui inspirerai que de l’horreur.
Elle s’arrêta.
— Lui ai-je menti ?
Non, je suis une révoltée !