À Lesbos/14
XIV
À Paris, au xixe siècle, on peut s’éteindre d’inanition.
Les égoïstes riront.
Qu’ils écoutent !
Laurence couchait dans un taudis.
Elle ne mangeait pas assez pour reconstituer ses forces.
Peu à peu, l’anémie l’envahissait.
Grande, mince, se couchant comme un roseau battu du vent, elle pâlissait chaque jour davantage.
Elle s’acheminait vers la tombe.
La mort ne l’effrayait pas, au contraire, elle la désirait.
Ne serait-ce pas la délivrance !
Parfois, elle songeait à l’enfant laissé à l’hôpital.
Jamais elle ne le reverrait.
Pourquoi ce monstre l’avait-il faite mère ?
Mère, sans enfant !
Femme, sans époux !
Malgré sa désespérance, elle n’accusait jamais ses parents.
Elle allait insouciante par les rues, étalant, aux yeux des passants, sa noire misère et sa pâleur d’anémiée.
Son regard seul avait conservé un vif éclat.
Malgré son abaissement, on percevait les rayons lumineux d’une intelligence qui sommeillait près d’un cœur capable de bien.
Quoique flétrie par le mal, quoique courbée par l’adversité, Laurence ne pouvait cacher ses seize ans.
Les vieux coureurs d’aventures galantes et salariées aiment à butiner ces fleurs à peine écloses.
Souvent, le soir, elle était suivie, sollicitée, par ces chercheurs baveux et brèche-dent, à tête dénudée.
Elle fuyait !
L’homme l’effrayait !
L’honnêteté est pour beaucoup un objet de taxe, impossible à conserver.
Pendant les jours de chômage, on porte tout chez le bric-à-brac.
La misère lasse les plus robustes.
Les jours d’hiver étaient revenus.
Quelques heures de maladie avaient mis Laurence en arrière.
Le logeur menaçait de lui reprendre la clef de son taudis.
Elle ne faisait qu’un mauvais repas par jour.
Elle commençait à se révolter.
Marceline, devenue une fille de joie patentée, la narguait et l’insultait lorsqu’elle la rencontrait.
— Tu m’as pris mon homme, lui criait-elle tout haut.
Et, tandis que la pauvrette se sauvait, la fille égrenait un long chapelet d’injures à l’adresse de sa sœur.
Laurence regardait de loin la fille de joie offrant cyniquement ses charmes avachis aux passants.
Ses habits, livrée obligée du métier, étaient luxueux, et elle paraissait manger tous les jours.
Laurence, vaincue par le sort, se demandait si elle ne se trompait pas de chemin.
Après une journée d’un rude et fatigant labeur, elle revenait de l’atelier.
Il pleuvait.
Il ventait.
Sous l’averse glaciale, à travers la brise humide, Laurence arpentait à pas pressés la rue du Faubourg-Saint-Martin.
Elle n’osait regarder les marchands de victuailles.
Elle avait si faim !
Elle fuyait les magasins de nouveautés.
Elle avait si froid sous ses vieux haillons !
Un homme âgé, à la tournure militaire, la boutonnière fleurie du ruban rouge, venait en sens inverse.
À la lueur d’un bec de gaz, il regarda l’ouvrière.
Il comprit sa détresse.
Il pressa le pas derrière ses talons.
Laurence dut subir son parapluie et sa compagnie.
Il ne parla pas d’amour.
Il ignorait ce sentiment.
Ce satyre, vieux rebus de toutes les garnisons, ne pouvait offrir que de l’or.
Il fut cynique.
— La belle, dit-il d’une voix chevrotante, je suis riche, je puis devenir votre protecteur, votre ami.
Laurence rougit.
Elle savait encore rougir !
L’ancien était content.
Déjà il se pourléchait.
— Répondez, ordonna-t-il, je n’ai pas de temps à perdre.
Elle balbutia des mots inintelligibles.
Ce monsieur décoré à cheveux blancs, qui aurait pu être respectable, l’intimidait.
Il l’accompagna jusqu’à sa porte, au fond d’une impasse près du canal.
Ce soir-là, il fut discret.
Le lendemain il écrivit.
Trois jours après, il l’attendait à la sortie de l’atelier.
Il n’eut pas la pensée de la secourir charitablement.
Allons donc !
Il achetait une fille.
Il aurait refusé un morceau de pain à une mourante.
La misère, nous le savons, brise les volontés les plus fermes.
Laurence prêta une oreille complaisante aux offres du capitaine Galbi.
Fut-il son amant ?
Il le tenta.
Il fit de la malheureuse l’esclave soumise de ses caprices atrophiés d’impuissant.
Toujours en quête d’une émotion nouvelle, il n’agissait qu’en raffiné, égoïste et vicieux.
Lorsqu’elle vint à lui, elle n’était qu’anémiée.
Lorsqu’il la quitta, elle avait la toux des phtisiques.
Pourtant, il la nourrissait bien.
Lorsque Laurence se vit à l’abri du besoin, elle songea à son enfant.
Le reprendre !
Quelle ravissante et douce perspective.
Elle se fit aimable pour le vieux.
— J’ai une grâce à vous demander, dit-elle en souriant, pour montrer ses dents blanches.
Elle tremblait un peu.
Le monsieur lui en imposait.
— Ah ! répondit la vieille baderne d’un air de méchante humeur.
Pour le moment, il ne désirait rien, et trouvait inutile de se mettre en frais.
— Je vous ai avoué que j’avais eu un enfant.
— Oui, ne parlons plus du passé.
Il ajouta avec un geste superbe :
— J’ai pardonné une première faute ; pourquoi m’en faire souvenir ?
— Mon enfant…
— Il est rue d’Enfer, qu’il y reste.
— Je voulais vous prier de m’aider à le retrouver, à l’enlever de l’hospice.
Le capitaine regardait Laurence d’un air ahuri.
Il ne comprenait pas.
— L’enlever de l’hospice ! deviens-tu folle ?
— Non, je ne l’ai abandonnée, que poussée par la misère ; aujourd’hui, je puis l’élever, remplir mes devoirs de mère.
Elle joignit les mains :
— Ne me refusez pas !
Il devint furieux, ses yeux s’injectèrent de sang.
— Ne me parle jamais de cette gosse, ou bien je te chasse immédiatement.
Laurence n’insista pas.
Non pas que la menace l’effrayât ; elle détestait cet homme ; mais, lui parti, elle devait renoncer à reprendre Marie-Marthe.
Elle préféra attendre ; une circonstance imprévue pouvait lui permettre d’exécuter son projet.
Cette existence de honte et d’esclavage dura six mois.
Le régiment changea de garnison.
Galbi, sans souci de l’avenir de Laurence, la mit à la porte, la veille de son départ, avec un louis dans la main.
Étonnée de ce procédé, elle le regardait, paraissant l’interroger.
— Ma chère, dit-il, en pirouettant sur ses hauts talons de bottes, je ne t’ai fait aucune promesse, je ne te dois donc aucune compensation.
Elle tournait et retournait cette pièce d’or, le salaire de son corps.
— Ne prends pas un air tragique ; demain tu peux retourner à l’atelier.
Elle hochait la tête.
— Ou reprendre un autre amant.
Un autre amant ! c’est-à-dire mener la vie des vendeuses d’amour !
Aujourd’hui l’abandon, demain les ripailles joyeuses, après le marché convenu.
Quelle horreur !
Aller plus avant dans cette voie la terrifiait.
Elle songeait à Marceline.
D’abord, librement, elle avait folâtré sur le trottoir, donnant ou vendant, selon son caprice, ses baisers fardés ; puis, elle était devenue fille soumise ; en ce moment, une chaîne encore plus lourde pesait sur ses épaules.
Elle appartenait à un des lupanars du boulevard extérieur.
Non, elle ne pouvait accepter une telle existence.
Implorer cet homme !
Peine inutile.
Il n’était généreux que par égoïsme.
À la place du cœur, il n’avait qu’une machine à désirs.
— Va-t’en ! dit-il durement.
Elle partit.
Un sentiment la dominait :
Le dégoût du mâle.