À Mlle de Lenclos (« Chère Philis, qu’êtes-vous devenue ? »)

La bibliothèque libre.


À Mlle de Lenclos. Chère Philis, etc.


À MADEMOISELLE DE LENCLOS1.
Élégie.
(1652.)

Chère Philis, qu’êtes-vous devenue ?
Cet enchanteur, qui vous a retenue
Depuis trois ans, par un charme nouveau
Vous retient-il en quelque vieux Château2 ?
S’il est ainsi, je cherche une aventure,
En chevalier de la triste figure ;
Et, dût Roland ici ressusciter,
Contre Roland j’oserai tout tenter.
Mais non, Philis, délivrez-vous vous-même ;
Vous en avez souvent usé de même.
Ces enchanteurs cent fois plus renommés,
Malgré leur art se trouvèrent charmés ;
Et votre esprit, dégagé de leurs charmes,
Ne leur laissa que la plainte et les larmes.

Pour relever un courage abaissé,
Songez, Philis, songez au temps passé.

Ce beau garçon dont vous fûtes éprise3,
Mit en vos mains son aimable franchise.
Il étoit jeune, il n’avoit point senti
Ce que ressent un cœur assujetti :
Et jeune encor, vous ignoriez l’usage
Des mouvements qu’excite un beau visage ;
Vous ignoriez la peine et le plaisir
Qu’ont su donner l’amour et le désir.
Dans les transports d’une première flamme,
Vous vous nommiez et mon cœur et mon âme :
Noms vains et chers, que les jeunes amants
Savent mêler dans leurs contentements.
Jamais les nœuds d’une chaîne si sainte
N’eurent pour vous ni force ni contrainte ;
Une si douce et si tendre amitié
Ne vit jamais un tourment sans pitié.
Les seuls soupirs que l’amour nous envoie
Furent mêlés à l’excès de la joie ;
Et des plaisirs sans cesse renaissants
Remplirent l’âme et comblèrent les sens :
Doux fruits d’amour, cueillis en abondance !
Ah ! qu’aujourd’hui l’on fait bien pénitence !
Loin des appas de toute volupté,
Philis languit dans l’inutilité ;
Et pour flatter sa languissante vie,
Philis n’a pas le plaisir d’une envie.
Philis à peine oseroit désirer,
Que sa raison lui défend d’espérer.
Vous qui trouviez autrefois favorable
Ce même Dieu qui vous rend misérable,
Pour relever un courage abaissé,
Songez, hélas ! songez au temps passé.

Un maréchal, l’ornement de la France4,
Rare en esprit, magnifique en dépense,
Devint sensible à tous vos agréments,
Et fit son bien d’être de vos amants.
Ce jeune duc, qui gagnoit des batailles5,
Qui sut couvrir de tant de funérailles
Les champs fameux de Nordlingue et Rocroi ;
Qui sut remplir nos ennemis d’effroi ;
Las de fournir les sujets de l’histoire,
Voulant jouir quelquefois de sa gloire,
De fier et grand, rendu civil et doux,
Ce même duc alloit souper chez vous.
Comme un héros jamais ne se repose,
Après souper il faisoit autre chose ;
Et, sans savoir s’il poussoit des soupirs,
Je sais au moins qu’il aimoit ses plaisirs.
L’air délicat d’une exquise peinture,
Cette fraîcheur qu’inspire la nature,
Ce teint uni qui paroît sur les fleurs,
Le vif éclat des plus riches couleurs,
N’ont rien d’égal à ces belles jeunesses
Qui vous donnoient leurs plus molles caresses ;
N’ont rien d’égal à de tendres beautés,
Charmants sujets de mille voluptés,
Que leur amour, aux dépens de leurs larmes,
Assujettit autrefois à vos charmes ;
Que leur amour, par des désirs pressants,
Assujettit au pouvoir de vos sens.
Dis-je bien vrai ? N’est-ce point un mensonge ?
Las ! il fut vrai, mais ce n’est plus qu’un songe.
Quand un plaisir une fois est goûté,
Ce n’est plus rien que songe et vanité.
Des vieux amants si la gloire passée
Vient quelquefois s’offrir à la pensée,
Le souvenir de leurs traits les plus beaux
Donne un désir pour des objets nouveaux ;
Et, rappelant cette première image,
Touche le cœur pour un autre visage.
Les bien-aimés, les heureux successeurs,
Doivent jouir, et perdre leurs douceurs.
Une paisible et longue jouissance
Fait les dégoûts, et détruit la constance ;
Car s’attacher toujours au même bien,
C’est posséder, et ne sentir plus rien.
Ainsi, Philis, il faut être inconstante :
Vous passerez pour une vieille amante,
En prévenant cette triste saison
Où la constance est jointe à la raison.
Moins de chagrins en de si longs ménages,
A fait souvent rompre des mariages ;
Et votre esprit, mille fois dégoûté,
Se pique encor de sa fidélité ?
Avoir toujours son âme accoutumée
Aux vieux plaisirs dont elle fut charmée ;
Avoir toujours les mêmes sentiments ;
Toujours sentir les mêmes mouvements ;
Vivre toujours sans dessein, sans envie,
C’est être morte au milieu de la vie :
Laissez toucher votre inclination ;
Cherchez ailleurs quelque autre passion.
Quoi ! vous parlez en Corisque6 savante,
Et vous aimez en bergère innocente !
Si vous aimiez, comme une Amaryllis,
D’un jeune amant les roses et les lis,
J’approuverois que votre âme blessée
Gardât toujours cette chère pensée ;
Mais vous n’aimez que certaine langueur
Qui ne vient pas des mouvements du cœur.
Corisque, hélas ! agréable infidèle,
Vous que j’ai vue, et perfide, et si belle,
Laisserez-vous périr votre beauté,
Pour démentir votre légèreté ?
Dans vos plaisirs l’une et l’autre enchaînées,
Ont toujours eu les mêmes destinées ;
Et la rigueur d’un semblable destin
Leur va donner une pareille fin.
Vos yeux mourants reprochent à votre âme
Qu’ils vont s’éteindre en cette vieille flamme,
Et que l’amour de quelque objet nouveau
Rendroit leur feu plus brillant et plus beau.
Tous vos attraits s’adressent à la bouche,
Pour vous parler de l’ennui qui les touche ;
Mais elle-même, aujourd’hui sans couleur,
N’ose parler de sa propre douleur ;
Ses doux appas exposés au pillage,
Endurent seuls une impuissante rage :
Tant de beautés qui régnoient autrefois,
Pour leur salut ont recours à ma voix.
Leur mal est grand, sensible à qui vous aime ;
En les plaignant, c’est vous plaindre vous-même :
Et, si je cherche un remède à ce mal,
Au vôtre, au leur le remède est égal.
Écoutez donc un avis salutaire ;
Sachez de moi ce que vous devez faire :
Un Dieu chagrin s’irrite contre vous ;
Tâchez, Philis, d’appaiser son courroux.
Vous reprendrez votre premier visage,
En reprenant votre premier usage ;
Et le retour de vos légèretés
Nous fera voir celui de vos beautés.
Il faut brûler d’une flamme légère,
Vive, brillante, et toujours passagère ;
Être inconstante aussi longtemps qu’on peut,
Car un temps vient où ne l’est pas qui veut.



NOTES DE L’ÉDITEUR

1. Ninon écrivoit souvent : de Lanclos. Voy. M. Feuillet de Conches, mélanges, etc., t. II, p. 587.

2. Le bon esprit de Ninon lui avoit montré la folie de la Fronde ; mais son père étant engagé avec le coadjuteur, et ses principaux amis étant dans le parti opposé à la cour, Ninon résolut de ne pas s’en mêler, et s’éloigna du théâtre des événements, dès le commencement des troubles, en 1649. Elle avoit choisi pour sa retraite une terre du marquis de Villarceaux, alors son amant, et n’en revint qu’en 1652, peu de temps après l’épître de Saint-Évremond. Voy. Bret, Mém. sur la vie de Mlle de Lenclos, p. 48 et suiv., et notre Introduction.

3. Gaspard de Coligny, duc de Châtillon, tué devant Charenton, le 9 février 1649. Ninon l’avoit enlevé à Marion de l’Orme.

4. Le maréchal d’Albret. Voy. sup., p. 183.

5. Le grand Condé, alors duc d’Enghien.

6. Personnage du Pastor fido de Guarini ; voy. acte III, sc. v., et les Secoli de Corniani, t. VI, p. 182 (1829).