À Monsieur D. L. T.

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À Monsieur D. L. T.
Poésies diverses, Texte établi par Charles Marty-LaveauxHachettetome X (p. 25-29).

I

À Monsieur D. L. T.

Nous ignorons quel est le personnage à qui cette épître est adressée ; le vers 27 nous apprend que c’est un ami de Corneille, et les vers 71 et 72 semblent indiquer qu’il est poëte. Nous ne le voyons pas figurer parmi les auteurs des Hommages adressés à Corneille au sujet de la Veuve (voyez tome I, p. 379-393). Il est bien probable que la pièce qu’on va lire n’est pas la plus ancienne de celles qui composent les Mélanges. Les travers poétiques qui y sont agréablement raillés se font remarquer dans l’ode suivante, qui a dû être écrite auparavant. Il semble que la présente épître aurait dû être rapprochée de la chanson qui porte le numéro XIV, avec laquelle elle a plus d’une analogie. Toutefois, en l’absence de renseignements certains, nous avons cru devoir respecter l’ordre suivi par Corneille.


Enfin échappé du danger
Où mon sort me voulut plonger,
L’expérience indubitable
Me fait tenir pour véritable
Que l’on commence d’être heureux5
Quand on cesse d’être amoureux.
Lorsque notre âme s’est purgée
De cette sottise enragée
Dont le fantasque mouvement
Bricole[1] notre entendement,10
Crois-moi qu’un homme de ta sorte,
Libre des soucis qu’elle apporte,
Ne voit plus loger avec lui

Le soin, le chagrin ni l’ennui.
Pour moi, qui dans un long servage 15
À mes dépens me[2] suis fait sage.
Je ne veux point d’autres motifs
Pour te servir de lénitifs,
Et ne sais point d’autre remède
À la douleur qui te possède, 20
Qu’écrivant la félicité
Qu’on goûte dans la liberté,
Te faire une si bonne envie
Des douceurs d’une telle vie,
Qu’enfin tu puisses à ton tour 25
Envoyer au diable l’amour.
Je meure, ami, c’est un grand charme
D’être insusceptible d’alarme,
De n’espérer ni craindre rien,
De se plaire en tout entretien, 30
D’être maître de ses pensées,
Sans les avoir toujours dressées
Vers une beauté qui souvent
Nous estime moins que du vent,
Et pense qu’il n’est point d’hommage 40
Que l’on ne doive à son visage.
Tu t’en peux bien fier à moi :
J’ai passé par là comme toi ;
J’ai fait autrefois de la bête ;
J’avois des Philis à la tête : 45
J’épiois les occasions ;
J’épiloguois mes passions ;
Je paraphrasois un visage ;
Je me mettois à tout usage,

Debout, tête une, à genoux, 45
Triste, gaillard, rêveur, jaloux ;
Je courois, je faisois la grue
Tout un jour au bout d’une rue :
Soleils, flambeaux, attraits, appas,
Pleurs, désespoirs, tourments, trépas, 50
Tout ce petit meuble de bouche
Dont un amoureux s’escarmouche,
Je savois bien m’en escrimer[3].
Par là je m’appris à rimer ;
Par là je fis sans autre chose 55
Un sot en vers d’un sot en prose ;
Et Dieu sait alors si les feux,
Les flammes, les soupirs, les vœux,
Et tout ce menu badinage,
Servoit[4] de rime et de remplage[5]. 60

Mais à la fin hors de mes fers,
Après beaucoup de maux soufferts,
Ce qu’à présent je te conseille,
C’est de pratiquer la pareille,
Et de montrer à ce bel œil, 65
Qui n’a pour toi que de l’orgueil,
Qu’un cœur si généreux et brave
N’est pas né pour vivre en esclave.
Puis, quand nous nous verrons un jour,
Sans soin tous deux, et sans amour, 70
Nous ferons de notre martyre
À communs frais une satire ;
Nous incaguerons[6] les beautés ;
Nous rirons de leurs cruautés ;
À couvert de leurs artifices, 75
Nous pasquinerons leurs malices[7] ;
Impénétrables à leurs traits,
Nous ferons nargue à leurs attraits ;
Et toute tristesse bannie,
Sur une table bien garnie, 80
Entre les verres et les pots
Nous dirons le mot à propos.
On nous orra conter merveilles
En préconisant les bouteilles ;
Nous rimerons au cabaret 85
En faveur du blanc et clairet,
Où quand nous aurons fait ripaille,
Notre main contre la muraille,
Avec un morceau de charbon

Paranymphera[8] le jambon[9]. 90
Ami, c’est ainsi qu’il faut vivre,
C’est le chemin qu’il nous faut suivre,
Pour goûter de notre printemps
Les véritables passe-temps.
Prends donc, comme moi, pour devise, 95
Que l’amour n’est qu’une sottise.


  1. C’est-à-dire : amuse et trompe ; au propre : conduit obliquement. Voyez tome IV, p. 322, note 2, et le Lexique.
  2. La première édition (1632) donne la leçon impossible je, pour me.
  3. Corneille a donné de curieux échantillons de ces « discours de livre, » comme il les appelle, dans Mélite (tome I, p. 146 et 147, vers 61-78) et dans la Veuve (tome I, p. 412, vers 250-266). On trouve aussi dans la comédie, ou plutôt dans le dialogue intitulé Climène, publié par la Fontaine en 1671, une satire fort délicate des poésies galantes du dix-septième siècle :

    Érato.

    Mais n’est-ce point assez célébré notre belle ?
    Quand j’aurai dit les jeux, les ris et la séquelle,
    Les grâces, les amours : voilà fait à peu près.

    Apollon.

    Vous pourrez dire encor les charmes, les attraits,
    Les appas.

    Érato.

    Et puis quoi ?

    Apollon.

    Cent et cent mille choses.
    Je ne vous ai conté ni les lis ni les roses :
    On n’a qu’à retourner seulement ces mots-là.

    Voyez encore ci-après, p. 30, note 2, et p. 33, note 1.

  4. On lit ainsi servoit, au singulier, dans l’édition originale.
  5. Remplissage.
  6. Incaguer, défier, braver.
  7. Nous ferons des satires sur elles. Voyez le Lexique pour tous ces mots.
  8. Paranympher, louer, célébrer. On appelait paranymphe le discours solennel qui se prononçait, dans la Faculté de théologie et dans celle de médecine, à la fin de chaque licence. Voyez le Lexique.
  9. Cette façon de donner à ses chansons bachiques une certaine publicité paraît avoir été alors d’un usage assez général. Tout le monde se rappelle ces vers de l’Art poétique de Boileau (chant I, vers 21-26) :
    Ainsi tel autrefois qu’on vit avec Faret
    Charbonner de ses vers les murs d’un cabaret,
    S’en va mal à propos d’une voix insolente
    Chanter du peuple hébreu la fuite triomphante ;
    Et poursuivant Moïse au travers des déserts,
    Court avec Pharaon se noyer dans les mers.