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À Paterson

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À Paterson
La Revue blancheTome XXIX (p. 5-14).

À Paterson

Tisseur de soie


De la rive droite de l’Hudson, après avoir traversé Jersey-City, un chemin de fer électrique s’élance sur l’étroite route consolidée à travers l’étendue floue des marécages, dans la direction de Paterson — Paterson que les journaux du globe ont souventes fois signalé comme la « Capitale d’Anarchie » où des évadés du vieux monde s’en vont affuter des couteaux et mâchonner des balles de plomb contre la quiétude des rois.

Les attentats et les complots, tous les actes de la Révolte ont été décidés là-bas.

On y prépare un régicide comme à Pithiviers un pâté.

Les feuilles d’Europe et d’Amérique, bien informées, ont orné de cette légende la petite ville industrielle, parce que Gaetano Bresci, avant de tirer le roi d’Italie, avait travaillé des mois dans une usine de Paterson ; et parce que lors de leur passage en Amérique maints exilés, de Kropotkine à Malatesta, y sont allés serrer les mains de quelque camarade expatrié.

C’est un centre d’émigration.

Italiens, Belges, Français, tisseurs de soie plus que de linceuls, travailleurs du fer et de l’acier — socles de charrue et non poignards, — ouvriers habiles et rapides ont trouvé, dans les usines modernes de la cité, des salaires moins dérisoires que dans les creusots de notre continent.

Ils se sont fixés.

Non que la ville à maisons de bois soit attrayante au bruit des chutes captées en force motrice pour ces usines qui cachent, derrière la verdure grimpante des vignes vierges et des lierres, la tristesse morne des ateliers, prisons comme ailleurs. Mais là du moins le pain quotidien — la viande aussi.

Et quelques heures pour soi-même.

Ceux qui dans nos villes d’Europe avaient souffert et vu souffrir, déjà réfléchi un peu, emploient ces heures de loisir à s’instruire et à entraîner leurs camarades moins avertis. L’aisance relative ne les a pas encore figés dans l’indifférence.

Voilà sans doute qui est suspect !

Ils ont plusieurs groupes d’études. Un journal français : Germinal. Un espagnol : El Despertar. Et Bresci, qui frappa Humbert, donnait chaque semaine son obole pour aider la Questione Sociale.

Savait-on qu’il tuerait un roi ?


Le métier de tisseur, à Paterson, alors était moins précaire qu’aujourd’hui où des grèves indiquent le progrès des exigences patronales. Bresci avait pu mettre quelques cents francs de côté ; profitant des facilités de transport, à l’occasion de l’Exposition de Paris, il visiterait la grande foire et ferait un tour jusqu’au pays… Il gardait à Paterson, non seulement des objets, des lettres, comme certainement on n’en laisse pas quand on se prépare à mourir ; mais il y laissait son enfant, sa femme qu’il aimait — et qu’il embrassa sans adieu.

Les camarades qui le virent partir se doutaient si peu de ce qu’il adviendrait que plusieurs d’entre eux le chargèrent de commissions toutes puériles.

Ils ne chargèrent pas son revolver.

Son revolver ! Ils devaient croire qu’il n’en possédait même pas ; ou du moins s’il en avait un, comme presque tout le monde en Amérique, nul ne pouvait songer que bientôt il en ferait jaillir les balles. C’était un garçon d’une nature plutôt timide, causant doucement, cherchant ses mots ; serviable et doux. Nerveux peut-être, un léger tic aux plis du nez…


Régicides


Du mystérieux, du merveilleux, des conjurés, des serments, couteaux dans l’ombre, tirage au sort — et l’homme s’en va, par les chemins, accomplir son œuvre de sang.

La tradition facile à suivre même en feuilleton permet d’accommoder les faits à toutes les sauces historiques. C’est plus facile. Pas besoin de penser.

Laissez courir.

Les ergoteurs psychologues ne regardent pas plus loin que leur bout de copie et l’on conte encore au public que des sectaires tiennent assemblée pour jouer des têtes de monarques.

La réalité est plus simple.

Elle est plus grave. Ce n’est plus le fanatisme, les ambitions d’un parti qui combinent le meurtre du prince. Autres temps ceux de Jacques Clément, de Ravaillac et des sourdes machinations. Aujourd’hui c’est spontanément qu’un homme se dresse dans la foule et vise le roi.

Il y a un état d’esprit.

Un état de nerfs. Des gens très calmes d’habitude s’émeuvent jusqu’à l’action lorsque les remous de la cohue les mettent fortuitement en présence du personnage de gala qui signifie la Royauté. Est-ce l’héritage indivis de la pensée dominante que légua la Révolution ? Quand bousculé, heurté par les coudes et les vivats de la populace, un impulsif ne peut plus fuir le tourbillon qui le roule autour du carrosse où parade le demi-dieu, comment ne pas comprendre qu’il s’agite un drame poignant dans sa cervelle.

Il faut souhaiter qu’il n’ait pas d’armes.

Le souhaiter — pour lui d’abord. Une existence en paye une autre, et mieux vaut à tout prendre la vie que n’importe quel genre de suicide. Mais à quoi sert proposer ?

Ce n’est plus exprès qu’on tue les rois.

Leur passage dans notre époque est l’immédiate provocation qui éveille de subites répliques. Échec au roi ! au chef, à l’être représentatif de tout ce que, dès l’école primaire, on nous enseigne à haïr — et pas assez à mépriser. Ils sont plus conscients ces pays où, lorsque circule l’empereur, toutes les fenêtres sont closes et les rues strictement désertes.


Était-il aussi de Paterson, le citoyen américain qui fit élire M. Roosevelt en supprimant son prédécesseur ?

Czolgosz n’avait jamais porté ses pas sur la rive droite de l’Hudson, et c’est des bords du Michigan qu’il se rendit à Buffalo où il rencontra Mac Kinley. Il aurait pu se contenter d’un shake hand à son président qui jouait la comédie cordiale en pratique aux États-Unis. Le petit colporteur misérable aurait dû comprendre l’honneur que lui faisait l’homme des trusts, de la finance et de « l’étalon d’or », en le laissant venir à lui. Une sensibilité fâcheuse l’empêcha de goûter cette joie dans la tranquillité béate de la foule qui défilait. Une ironie le flagella. Et, sans longue préméditation, il préféra solder de sa vie l’éclat d’une phrase discordante ponctuée de trois points de suspension.

Tous les journaux américains furent alors édifiants à lire : « Que l’on frappe des rois, concédaient-ils, dans les pays de la vieille Europe où des restes de barbarie permettent des régimes surannés ; mais chez nous, mais en République ! »

Et pour prouver péremptoirement que les Républiques actuelles se différencient des empires et des monarchies d’autrefois, les publicistes nouveau-monde demandaient qu’on appliquât sur l’heure des supplices appropriés : ils réclamaient l’écartèlement.

On innove peu.

Les républiques ont transposé la monarchie. L’hypocrisie des formules éclate à la lueur des mœurs.

Enduire un homme de pétrole, y mettre le feu après l’avoir solidement branché, est un procédé qui pour être employé journellement contre les nègres des États-Unis n’apporte qu’un léger progrès aux bûchers des Inquisitions.

L’électrocution elle-même, bien moderne et scientifique, où l’officiant est ingénieur, garde une teinte mi-religieuse : elle canalise le feu du ciel : la foudre en chambre — en chambre ardente. On aimerait çà par temps d’orage ; et sur la place. Mais trop peu de monde y assiste et l’on vole un spectacle au peuple.

Le lynchage est plus démocratique.

En France comme aux États-Unis, dans ces républiques de choix, il suffit de crier : « Au voleur ! » pour que la bonne foule s’élance dans le noble but de s’emparer d’un pauvre diable qui s’enfuit. S’il trébuche on l’écharpera.

D’ordinaire le même populo acclame toutes espèces de rois et autres présidents de républiques.


Et quand d’aventure cette foule, cette foule de M. Prudhomme, au lieu d’acclamer, se précipite pour assassiner le chef d’État — comme en elle est toute morale, toute justice, etc. — ça ne s’appelle plus un régicide ; on dit :

— C’est une Exécution.


La Compagne


J’ai vu la compagne de Bresci. Ce ne fut pas à Paterson ; mais dans un faubourg de Jersey City, à Hudson Heigts, dans la petite maison où la solidarité des camarades fit mieux que lui donner asile.

Le pavillon, à la lisière du bois Palisade’s non loin des fabriques, avait été aménagé en boarding house ; de façon qu’au lieu de se satisfaire d’une charité aux lendemains douteux, ceux qui s’intéressaient à la femme du condamné lui fournissaient le moyen de pourvoir elle-même à sa vie en prenant quelques pensionnaires parmi les ouvriers des usines d’alentour. Peut-être aussi l’arrière-pensée que ce serait pour ces ouvriers, américains la plupart, l’occasion d’une curiosité proche d’un désir de comprendre…


La volonté de faire de la propagande est la caractéristique absolue de ces hommes qu’on traite d’énergumènes et dont, à l’exception près, l’initiative est fraternelle et les procédés dogmatiques : nous pourrions dire parlementaires.

Un besoin de s’épancher, de convaincre, tombe souvent à discutailler ou s’écoule en déclamations à l’honneur de sociétés futures.

Ailleurs c’est pire :

Une science rudimentaire s’ébat dans des discours-prêches où ronronnent les mots d’harmonie, d’amour et de machinisme…

On crée une nouvelle morale.

On devient sectaire sans le savoir. On patauge. On excommunie. On caresse. On enrégimente. Et c’est par les petits côtés que l’on fait connaître une idée.

Des prosélytes applaudissent, et des néophytes gâtent leur vie parce qu’ils n’ont compris qu’à demi.

On débite des conférences.

Il arriverait, si de temps à autre les choses n’étaient mises au point, qu’il y aurait le mensonge anarchiste comme il y eut le mensonge chrétien.

Trop de tendance à parler de la Cause. On oublie que dans ce monde adverse et que nous croyons sans lendemain, chacun doit avoir sa cause ;

Et que recommencent les duperies dès qu’on tient boutique d’espoir.


Moins que d’autres révolutionnaires les immigrants en Amérique sont portés à se laisser bercer par les promesses de l’âge d’or. L’effort personnel qu’ils ont fait, en osant les routes, pour s’en aller vers du mieux, les prédispose à la recherche des points de vue les plus clairs. Bon nombre de ces hommes d’action qui sont individualistes prennent leur plaisir où ils le trouvent en aidant une femme restée seule.

Cela, c’est plus que des paroles. Et c’est plus que ne font les peuples pour les vieux parents du soldat qu’ils envoient mourir en campagne.

C’est autant que le bureau de tabac pour la veuve du commandant.

Et ceux qui donnent cette leçon de la main largement ouverte pour une joie de leur goût, pour une œuvre de fraternité, ne disposent d’aucun budget et rationnent leur repas du soir. Tandis que les gouvernements, tandis que les capitalistes, qui par paquets lancent des hommes aux hécatombes coloniales, déclinent toutes responsabilités envers les parents de leurs morts, on peut voir de simples artisans, par le seul fait d’une idée, assumer délibérément les charges laissées par l’un d’eux, qui partit sans que nul ne l’y poussât.

Un révolté en mourant sera moins inquiet pour les siens que le militaire patriote — s’il est pauvre et n’a que sa patrie !


La compagne du régicide est une forte femme de trente ans, au front découvert, aux grands yeux pas très expressifs, au sourire comme étonné. Fille d’Irlandais, née en Amérique, elle ne connaît pas le français et sait à peine quelques mots d’italien. Bresci, lui, ne savait pas l’anglais, ou si peu. Et, sans appuyer, on discerne que si ces deux êtres pouvaient s’entendre c’est qu’ils ne causaient pas beaucoup.

Deux bébés jouent devant la porte ; Madeleine à l’air décidé, et Muriel, la toute petite, qui vint au monde deux mois après que son père s’en fut allé…

Le drame qui plane sur ce sourire et cette enfance, l’attitude presque recueillie des rudes ouvriers des fabriques qui fréquentent le boarding house ; tout, depuis la sollicitude des compagnons qui, le dimanche, viennent embrasser les petits ; tout impressionne et fait songer.

La police trouve que c’est dangereux et mille honteuses tracasseries sont faites à une pauvre femme qui garde le même sourire — le même sourire étonné…


Le dernier Complot


Heureusement l’autorité veille. Elle agit. J’étais encore à Paterson au moment où fut dévoilé le dernier complot de la saison.

Cette fois il s’agissait de supprimer Victor Emmanuel III ; le fils après le père. Le coup partait du même endroit ; l’assassin partait de la même ville, du même foyer de conjuration. Ils avaient donc raison ceux-là qui parlaient de ténébreux complots.

On faisait la preuve.

Un homme dont les circonstances me permettent d’écrire le nom, un certain Inocenti Rafaele organisait l’attentat et recrutait à Paterson. Cet homme arrivé depuis peu tenait des propos violents, colportait des formules d’explosifs et développait un plan de campagne qui fut compris des camarades.

Cet homme était un mouchard.

Son aventure mérite de rester comme type des moyens employés par l’autorité pour accréditer des légendes qui « justifient » de larges coups de filets dès que s’en présente l’occasion. Inocenti Rafaele, qu’avant même de tenir pour mouchard on méprisait comme hâbleur, avait fini par reporter tous ses soins à la culture intensive d’un compagnon sans ouvrage et qui l’écoutait, taciturne ; quand il le crut mûr pour l’action, il précisa. On s’en irait en Italie, on abattrait le louveteau ; œuvre à deux : Rafaele payerait le voyage, l’autre frapperait. Entendu. Le compagnon taciturne avait deviné son partenaire ; il le suivit…

Pas bien loin. Mais suffisamment pour savoir que l’Inocenti avait ses petites entrées au consulat italien de New York. C’est curieux comme les personnes d’apparence le plus taciturne ont parfois des trouvailles gaies ; l’embauché de Rafaele fit remarquer à son complice que l’on ne pouvait décemment aller massacrer un monarque dans une tenue aussi peu cérémonieuse que le veston d’atelier : il se fit offrir un complet, une montre pour voir l’heure du crime ! et le revolver indispensable. Après quoi, rendez-vous fut pris pour les derniers préparatifs.

Ce beau samedi de veillée d’armes, où l’on devait boucler les valises, restera dans quelques mémoires. En son complet battant neuf, un peu avant le temps convenu — la montre avançait peut-être — l’homme enrôlé pour tuer le roi pénétra d’un pas assuré dans la maison isolée où Rafaele allait le rejoindre. L’assassin était accompagné d’une dizaine de personnages à la mine peu satisfaite. Le complot se corsait sans doute. Rafaele ne s’ennuierait pas.

Le fait est que lorsqu’il se présenta, le quidam fut plutôt surpris. Sans la moindre brutalité, et pour apprendre à la police qu’on peut opérer poliment, on retourna les poches du monsieur et l’on ouvrit son portefeuille. Rien de suspect. Les compagnons allaient être forcés de procéder comme de simples juges à l’interrogatoire du prévenu, lorsque celui-ci, pris de peur, préféra des aveux complets :

— Ne me faites pas de mal, supplia-t-il, je dirai tout.

On le mit à l’aise. Il expliqua que, condamné pour vol à Turin, s’étant enfui en Amérique et se trouvant sans ressources à New York, il s’était rendu au consulat dans l’intention de se livrer ; là, il avait fait connaissance avec un fonctionnaire qui lui promit d’obtenir la remise de sa peine s’il fournissait quelques renseignements — sensationnels, insista-t-il — sur les anarchistes de Paterson.

Le malheureux avait accepté.

Depuis, on lui donnait de l’argent et des conseils ; ce n’était pas lui qui avait eu l’idée de l’affaire. Et maintenant il demandait pardon, jurait que les anarchistes l’avaient converti sans le vouloir par leur bon cœur, leurs beaux espoirs ; jamais, au dernier moment, il n’aurait eu le courage de laisser partir le camarade dont le signalement était déjà expédié par toute l’Italie. Il tremblait, la face blêmie ; sa voix hoquetait dans le silence. Lamentable, il tomba à genoux. La scène avait assez duré, énervante, crispant les poings. On le releva. Et repoussant l’opinion de quelques-uns qui voulaient lui griller au front, en lettres indélébiles, traditore, on termina avec méthode, scrupuleusement.

Comme on avait débuté par la fouille, et que dans cette voie il y a l’engrenage, on lui fit écrire et signer sa « déposition ». On bertillonna même un peu : à la lumière oxydrique, on prit sa photographie ; histoire d’envoyer un souvenir aux groupements révolutionnaires où le Rafaele serait peut-être tenté de se faufiler par la suite. Les rôles ainsi renversés, après l’anthropométrie, on leva l’écrou du policier, omettant seule l’opération trop banale, trop lâchement bourgeoise, du classique passage à tabac.

Les conjurés de Paterson, une fois au moins, ne tuaient pas leur homme.

N’empêche qu’un revolver de plus (don du consul d’Italie) est dans la circulation. L’autorité ne redoute pas de jouer avec une arme à feu. Cet objet de curiosité est sans doute déjà passé de main en main, qui sait où ? comme un pur bibelot.

Le revolver historique fera-t-il un jour parler de lui ?


Zo d’Axa