À Suse/01

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types d’Obock. (Voyez p. 10.)


À SUSE

JOURNAL DES FOUILLES


1884-1886


Je ne m’inquiète pas si les oiseaux volent à ma droite du côté de l’aurore et du soleil, ou à ma gauche vers les ténèbres immenses : le meilleur des augures est le combat pour la patrie. »
(Homère, Illiade.)

I

Préparatifs de départ. — À bord du Tonkin. — Philippeville. — Canal de Suez. — Obock. Le roi Ménélik et sa cour.


Je venais de traverser la Perse, du Caucase au golfe Persique, de la Gédrosie à la Susiane, lorsque je pris, à Bouchyr, le bateau qui devait me rapatrier. Les hautes montagnes du Fars s’évanouissaient à l’horizon ; je leur dis un adieu que je croyais éternel. Fatigués, malades, anémiés par la fièvre, M. Dieulafoy et moi revînmes en France avec le ferme dessein de ne plus nous désaltérer à des sources étrangères. Peut-être devions-nous cette torpeur morale à un état de santé fort précaire.

Six mois plus tard, je songeais aux naïades de l’Iran : le souvenir de Suse hantait les nuits de mon mari. Il reconstruisait par la pensée ces palais des Achéménides, où la Grèce, l’Égypte et l’Asie occidentale avaient apporté leurs hommages et leurs trésors ; devant lui s’assemblait cette innombrable armée de Xerxès, partant de Suse pour les rivages d’Ionie ; il entendait les lamentations d’Atossa au récit du désastre de Salamine et le péan glorieux entonné par les Grecs sur les décombres fumants de Persépolis.

Marcel s’ouvrit à M. de Ronchaud, l’éminent directeur des Musées nationaux ; il lui parla de nos impressions en face du Memnonium, de l’incontestable antiquité des tumulus susiens, de l’intérêt des fouilles à pratiquer dans cet Élam si lointain. De ces entretiens naquit le projet le plus révolutionnaire que l’on pût diriger contre notre désir de vivre les pieds sur les chenets : mon mari acceptait une somme de trente et un mille francs provenant d’un reliquat de crédit affecté aux musées, et s’engageait à commencer les fouilles de Suse avec ce modeste viatique.

La sagesse des nations triomphait : fontaines de Perse, j’allais encore boire de vos eaux !

Sur la demande de M. Charmes, le ministère de l’Instruction publique ajouta un supplément de dix mille francs à ces premiers fonds ; la Guerre prêta tentes, armes et harnachements ; la Marine offrit de transporter le personnel à Aden ; deux jeunes gens, sortis, l’un de l’École des Ponts et Chaussées, l’autre de l’École Normale, furent choisis par leurs directeurs respectifs et placés sous les ordres de mon mari.

M. de Ronchaud se préoccupa ensuite de l’obtention des firmans : la mission eût couru à un insuccès certain, si elle n’eût été nantie d’un ordre royal.

L’autorisation, sollicitée par voie diplomatique, fut refusée en termes nets et concis. Le télégraphe nous apporta cette mauvaise nouvelle ; un mois ne s’était pas écoulé depuis qu’on avait demandé les firmans. Et l’on se plaint des atermoiements et des tergiversations de la diplomatie orientale !

Une pareille réponse était trop prompte pour paraître définitive. Il s’agissait de mieux orienter nos voiles.

Marcel était demeuré dans des termes affectueux avec le docteur Tholozan, médecin et ami de Nasr ed-Din chah. Pendant la durée de notre premier voyage, nous avions dû à ses recommandations de pénétrer dans les mosquées les mieux closes ; souvent même notre sécurité avait dépendu de ses soins. Ce fut à lui que nous eûmes recours.

Pendant que notre ministre engageait de nouvelles négociations avec le gouvernement persan, le docteur Tholozan s’adressait directement au chah. Il intéressa le roi à des travaux qui devaient mettre en lumière l’histoire glorieuse de ses antiques prédécesseurs ; il lui parla de l’admiration de l’Europe pour le caractère d’un prince jaloux de favoriser les efforts du monde savant. Si Nasr ed-Din chah ne tolère pas volontiers la contradiction, il est accessible néanmoins à des considérations d’un ordre élevé. On ne fait jamais un vain appel à ses sentiments généreux. Nous en eûmes bientôt la preuve.

Le gouvernement persan présenta quelques observations relatives aux tribus pillardes de l’Arabistan, formula des craintes au sujet du fanatisme local, fit des réserves concernant le tombeau de Daniel, exigea le partage des objets découverts, réclama l’entière propriété des métaux précieux, et nous accorda l’autorisation de fouiller les tumulus élamites.

Une dépêche parvenue dans les derniers jours de novembre 1884 faisait pressentir cette heureuse solution. Le général Nazare-Aga, qui s’était entremis avec bienveillance dans cette négociation, confirma bientôt ce premier télégramme.

Le temps pressait. Comme les firmans ne pouvaient être reçus avant deux mois, il fut convenu que ces pièces seraient expédiées sur le port de Bouchyr, où nous devions stationner quelques jours. La durée de notre voyage laissait aux scribes royaux le loisir de méditer les termes du contrat.

Autant j’avais affronté avec calme les hasards d’une première expédition en Perse, alors que nous engagions santé et fortune personnelle, autant j’étais inquiète : je ne redoutais ni les fatigues ni les dangers, mais je tremblais à la pensée d’un échec.

En quittant Paris, j’étais dans un tel état de surexcitation nerveuse, que j’accumulai maladresses sur sottises. Je m’empressai d’égarer mon billet, puis les clefs de nos malles. À Toulon, je dus charger un serrurier d’ouvrir le sac qui contenait les ordres de départ. Je laisse à penser quelle impression cette première partie du voyage fit sur nos jeunes camarades.

Deux jours furent consacrés à recueillir la poudre, les munitions, les armes de guerre et une paire de chaouchs expédiés d’Alger à notre adresse. Faute de spahis, refusés au dernier moment par l’autorité militaire, mon mari s’était enquis de serviteurs honnêtes, dont la religion ne fût pas un sujet de trouble en pays musulman. Pour répondre aux intentions de Marcel, le gouverneur de l’Algérie avait enrôlé, à un prix excessif — la moitié du traitement de nos jeunes collaborateurs — une sorte de scribe et un agent de police révoqué, tous deux anciens turcos.

Le 17 décembre, la mission montait à bord d’un grand transport bondé de matériel et de munitions destinés à l’escadre de l’amiral Courbet. Trois bataillons d’infanterie de marine, une trentaine de médecins ou pharmaciens, un lot de sages-femmes composaient un personnel de cinq cents passagers. Le commandement était confié au capitaine de frégate Nabona.

Au large le Tonkin trouva une houle si dangereuse, qu’il dut s’abriter au sud de la Sardaigne.

Dès que le temps devint maniable, nous mîmes le cap sur Philippeville, où nous allions prendre un convoi de mulets. La mer s’apaisa le lendemain ; le navire livrait ses larges flancs aux baisers de son inconstante maîtresse, les toiles pendaient molles le long de la mâture, pour la première fois le sourire s’épanouissait sur les lèvres des voyageurs. C’était la veille de Noël ; les officiers de troupe complotèrent d’organiser un réveillon. Le Tonkin contenait cinq cent mille kilogrammes de poudre, de la dynamite et du fulmicoton en telle abondance, qu’on avait dû remplir de matières explosibles l’hôpital et les cabines inoccupées. Il était dangereux de satisfaire au désir des passagers. Chacun se le tint pour dit : à neuf heures, le calme le plus parfait régnait dans les batteries.

Minuit sonnait. Quelle ne fut pas ma surprise en entendant crier : « Au feu ! » Un vieux médecin avait reconnu la sonnerie au poste d’incendie. Nous fûmes vite sur pied. Le feu envahissait la chambre des machines ; il avait pris naissance dans un tas de chiffons huileux oubliés auprès de la chaudière et gagnait les boiseries. L’un des chauffeurs, les vêtements enflammés, secouant des étincelles sur son passage, s’était jeté dans les batteries occupées par la troupe, provoquant une panique d’autant plus grande que, dès la première alerte, les portes de communication avaient été sagement fermées. Je laisse à penser quel était le diapason des hurlements poussés par les prisonniers.

« Si l’incendie est grave, me dit un officier de marine, passager à bord du Tonkin, le navire sautera avant dix minutes. »

Le fâcheux encombrement du pont paralysait la manœuvre des chaloupes ; quatre d’entre elles allaient être mises à la mer : quarante personnes, sur six cents, pouvaient à peine y prendre place. Aucun de nous ne s’émut plus que de raison : la mission de Susiane avait à remplir une tâche trop intéressante pour s’envoler dans la région des étoiles sous l’impulsion d’un paquet de poudre.

Les ordres, donnés avec sang-froid, furent exécutés avec précision ; vers une heure tout danger avait disparu ; le commandant regagnait son appartement, après avoir engagé les passagers à reprendre leur sommeil interrompu.

Le lendemain le Tonkin entrait dans le port de Philippeville. Nous ne manquâmes pas une si bonne occasion d’aller à terre et de dérober des oranges vertes dans un jardin mal gardé. Rien ne vaut les fruits volés ! Je déteste les oranges, même quand elles sont mûres : celles-ci me parurent divines.

Nous voici à Porc-Saïd, comme dit, sans malice, la femme d’un pharmacien. Le second est ému : le canal de Suez est le point du monde où les bâtiments de guerre sont le mieux à même de s’examiner de très près et de se dénigrer en frères ennemis. J’ignore l’effet produit par le Tonkin ; mais, à bord, quelles terribles critiques j’entends formuler ! Celui-ci n’a pas embraqué ses palans, le pavillon de celui-là n’est pas à bloc, les manœuvres courantes d’un troisième sont molles, et les sabords du quatrième dansent une sarabande désordonnée. Le pont est briqué à la diable, l’équipage mal tenu, la peinture d’une fraîcheur douteuse.


VUE D’OBOCK. (Voyez p. 6.)

En arrivant à Suez, j’avais acquis la conviction que toutes les flottes de l’univers étaient montées par des « tas de marsouins ».

3 janvier. — Pour la seconde fois j’ai respiré les brûlants effluves de la mer Rouge, si redoutés et pourtant si doux aux malheureux qui ont souvenir des chaleurs humides du golfe Persique. Nous laissons à bâbord la petite île de Périm, piton dénudé qui commande en souverain le détroit de Bab-el-Mandeb, et nous cinglons vers la côte d’Afrique. Le commandant Nabona doit faire du charbon et des vivres frais à Obock.

Bientôt les timoniers signalent le cap Ras-Bir. À l’horizon courent des montagnes qui s’étendent du nord-est au sud-ouest et s’infléchissent vers le sud entre Obock et Tadjoura. Cette chaîne, prolongement volcanique des côtes de la mer Rouge, s’appuie sur un plateau madréporique que soutiennent des falaises élevées. Le plateau constitue le territoire d’Obock. Il fut acquis des chefs indigènes en 1862, par le commandant Fleuriot de Langle, et payé dix mille thalaris (cinquante mille francs). Sa superficie est de vingt-cinq lieues carrées.

En promenant ma lorgnette sur la côte, je distingue la tour Soleillet, quelques arbres noueux, une dépression verdie par de chétifs palétuviers, le lit d’un torrent desséché, la maison de la Compagnie concessionnaire des dépôts de charbon, un hôpital inachevé et, à quelques milles de là, un amoncellement de houille exposé au grand air.

Le port est compris entre une double ligne de récifs, partant, l’une du cap Ras-Bir, l’autre du cap Obock. Un banc de corail placé au sud-est de la baie le divise en deux bassins, réunis par un canal qui s’étend entre les récifs et la tête du banc. Les mouillages, bien abrités, sauf des grosses mers du nord-est, seraient excellents, n’était le chenal sinueux et encombré d’écueils.

Le Tonkin s’avance prudemment dans la direction des bouées, auprès desquelles est mouillé le Brandon, stationnaire de la colonie — heureux stationnaire, — et jette l’ancre à plus d’un mille de terre. À part un minuscule vapeur de l’État, le Pingouin, un chaland chargé de charbon et deux ou trois barques indigènes qui ne jaugent pas quatre tonnes chacune, je ne vois navire qui vive dans cet étrange port de mer.

Cependant le Tonkin fait des signaux ; le sémaphore de la tour Soleillet lui répond avec une sage lenteur. Quelques indigènes, dont la peau noire paraît être le plus élégant vêtement, courent vers la plage, entrent dans la mer et accostent le chaland de charbon. À la suite des noirs, arrivent, plus solennels, trois hommes blancs, tout de blanc habillés. Les Européens se déchaussent, retroussent leurs pantalons et barbotent pendant vingt minutes avant d’atteindre de petites embarcations calant deux pieds, mais encore trop creuses pour se rapprocher du rivage.

Avec les chalands de charbon et les autorités constituées d’Obock viennent des pêcheurs. L’un d’eux consent à nous transporter aussi près de terre que possible. La plupart des passagers du Tonkin veulent abandonner la cartouche qui, depuis le départ de Toulon, nous sert de domicile. Un bain n’épouvante personne. Enfin on s’organise par séries. Marcel et moi prenons la tête du convoi. Ya Allah ! il s’en faut de cinq centimètres que l’eau n’atteigne le niveau des bordages ; aussi l’embarcation échoue-t-elle fort loin de la plage. L’ombrelle ouverte, les chaussures sur l’épaule, mes compagnons sautent gaiement à l’eau. Au moment de suivre leur exemple, j’hésite : j’ai dû vivre jadis dans la peau de Raminagrobis. Peut-être même ai-je été parente de Sekhet, la déesse égyptienne à tête de chat, car elle a pitié de ma détresse et me dépêche un noir triton. Grimpons sur les épaules de la providence ; c’est le seul moyen d’atteindre la côte à pied sec. Je m’accroche
la plaine d’obock.
à la crinière crépue de ma monture, et me voilà partie. Les piétons pataugent, s’enfoncent dans la vase, ramassent des poulpes et des holothuries et se plaignent d’avoir les jambes rôties par l’eau de mer. Ils sont dans leur droit : en quittant le Tonkin, j’ai regardé le thermomètre de la cursive de tribord ; il marquait 30 degrés centigrades. Cette température hivernale donne une vague idée du plaisir que doivent ressentir les baigneurs lorsque au mois d’août ils viennent respirer l’air d’Obock-les-Bains.


FEMMES D’OBOCK. (Voyez p. 10.)

Une cahute indigène, peut-être même un poste de douaniers, signale le débarcadère. Le long d’un chemin de fer Decauville réservé au transport de la poudre d’or et des dents d’éléphant, blanchit un sentier tracé dans le sable. C’est la grand’route de la factorerie. Nous laissons sur la gauche les palétuviers aperçus au bout de la lorgnette, et atteignons la falaise. À ses pieds s’élèvent des tamaris arborescents, des mimosas noueux au feuillage fin et clairsemé. Ils abritent une trentaine de huttes couvertes d’étoffes de poil de chèvre ou formées de nattes en feuilles de palmier accrochées aux maîtresses branches. Autour de ces habitations primitives sont couchés des vaches petites, maigres, et de superbes moutons blancs à tête noire, qui sembleraient parents des chèvres leurs voisines, s’ils n’avaient le poil ras et la queue développée.

La population du village se précipite vers nous. J’avais médit des indigènes. Les hommes entourent d’un pagne le bas des reins ; quelques élégants ajoutent à cette draperie élémentaire une toge de calicot blanc. Les femmes plus couvertes que leurs maris, s’enroulent dans des étoffes de laine qui laissent épaules et bras nus. La tête, protégée par une toison que les coquettes s’efforcent de natter, est surmontée d’un paquet de cotonnade plié en forme de chaperon plus ou moins fantaisiste. Des bracelets d’argent, des colliers de verroterie complètent la toilette. Je n’insisterai pas sur le costume des enfants : il se réduit à une amulette attachée autour du cou.

Les Danakils sont noirs de peau, bien constitués, mais grêles de formes. Chasseurs adroits, pêcheurs habiles, coureurs rapides, ils joignent à ces qualités une cruauté et une fourberie dont ils se vantent tout les premiers. Frapper un ennemi par derrière est digne d’éloge ; le massacrer, un titre de gloire. La mort d’un adversaire vulgaire donne le droit de porter une année durant la plume noire plantée dans la chevelure ; une plume blanche, valable dix ans, est octroyée au vainqueur d’un lion ou d’un Européen. Il est flatteur pour l’Européen d’être traité avec autant de considération que le roi des animaux. La manchette de métal, le bouton d’ivoire au lobe de l’oreille signalent à l’admiration générale les meurtriers les plus éminents.

Ces mœurs sanguinaires s’harmonisent si bien avec le caractère de la race, qu’un homme ne saurait trouver femme s’il n’a prouvé sa valeur par l’assassinat de l’un de ses semblables. Les familles prévoyantes achètent même de vieux nègres affaiblis et les livrent à leurs enfants en bas âge ; les chers bébés peuvent ainsi conquérir la plume noire et satisfaire sans danger à la loi cruelle de la tribu.

Leur assimilation avec les lions rend les trois Européens d’Obock fort circonspects. L’année dernière ils n’osaient parcourir la distance de quarante mètres qui sépare leurs maisons. Un des plus vieux colons, M. Arnous, dont les Danakils prétendaient avoir à se plaindre, n’avait-il pas été frappé sur le seuil même de la factorerie ? Aujourd’hui encore, Obock offre si peu de sécurité, que le gouverneur va coucher tous les soirs à bord du Pingouin, tandis que le corps de garde lève le pont-levis dès la tombée de la nuit et se barricade de son mieux.

Gravissons la falaise formée de dépôts madréporiques ; pénétrons dans la factorerie.

Deux corps de logis sont adossés aux murs d’enceinte : l’un réservé à l’habitation du gouverneur, l’autre au casernement de vingt hommes, commandés par un sergent.

Poussons plus avant. Près de la concession Ménier, on me fait admirer
GROUPE DE DANAKILS.
l’emplacement d’un potager où je vois trois choux et une douzaine de laitues. Et l’on compte rafraîchir les six cents bouches du Tonkin avec les salades venues dans les jardins de la colonie !

Encore un espace rocheux, puis apparaît un grand hôpital, construit avec les matériaux arrachés à la falaise. À droite poussent des buissons, plus bas et plus touffus que les tamaris venus sous l’œil protecteur du gouverneur. La plus haute branche de chacun d’eux est couronnée d’un vieux vase. Cette potiche ainsi placée indique que l’arbre est habité. Sous les rameaux de l’une de ces maisons primitives, j’aperçois deux jeunes filles sommairement vêtues : la plus jeune écrase du blé en promenant sur une pierre dure un cylindre de porphyre aminci à ses extrémités ; l’autre regarde travailler son amie.

Comme nous les considérons, un Dankali, armé d’une lance, les traits bouleversés, sort d’un épais buisson et se précipite vers nous. La vue de nos revolvers lui inspire de salutaires réflexions, il s’arrête dans l’attitude d’un fauve prêt à bondir. Voilà comment on salue des amis à dix minutes du drapeau tricolore.

Au point de vue militaire, Obock peut devenir une colonie précieuse. C’est un dépôt de charbon, où nos navires trouveraient, à défaut d’Aden, du combustible et de l’eau distillée. Il ne faudrait pas toutefois que l’Angleterre fût partie intéressée dans la guerre qui nous éloignerait de ses ports, car il lui suffirait de fermer le détroit de Bab-el-Mandeb, en supposant même que le canal de Suez fût libre, pour obliger la marine française à reprendre le chemin du cap de Bonne-Espérance. Quelques détails géographiques faciliteront l’intelligence de cette situation.

Le détroit de Bab-el-Mandeb, qui met en communication la mer Rouge avec l’océan Indien, a quatorze milles de large ; l’île anglaise de Périm le partage en deux parties. La passe du sud, ou grande passe, dont les fonds se relèvent près de la côte africaine, est navigable sur une largeur de sept milles. La petite passe, comprise entre Périm et la côte Arabique, n’excède pas un mille et demi ; elle est la plus sûre et la seule utilisée en toute saison.

La mer Rouge est donc fermée à son extrémité méridionale aussi bien que du côté de Suez. À qui profitera l’ouverture permanente de l’une de ses portes, si ce n’est à la nation maîtresse de la seconde, c’est-à dire à l’Angleterre ?

Mieux vaut rester en dehors d’une souricière que d’y entrer si l’on n’en peut sortir.

Le corollaire indispensable de la neutralisation du canal de Suez est l’évacuation du rocher de Périm. Encore notre flotte devrait-elle, pour se rendre au Tonkin, affronter le voisinage d’Aden, immense arsenal où, depuis des années, l’Angleterre accumule des défenses formidables.

Mais on n’est pas toujours en guerre. Grâce à Obock, on espère s’affranchir des charbons anglais, de l’eau distillée anglaise, des transports anglais, et de tous les produits de la Grande-Bretagne. L’argument est topique… pour l’avenir. Aujourd’hui Obock coûte chaque année plus de quatre cent mille francs et reçoit, en fait de marchandises françaises, du charbon de Cardif, apporté par des bateaux construits sur la Tamise, chargés à Swansea et qui n’ont de français que le pavillon, l’équipage et un port d’attache où ils relâchent de temps à autre, afin de toucher la prime à la navigation. Observateur impartial, je dois ajouter qu’il existe pourtant une grande différence entre les charbons anglais d’Aden et les charbons, non moins anglais, d’Obock. À Aden la tonne coûte vingt francs de moins et arrive à bord des navires cinq fois plus vite qu’à Obock.

Les colonies ne se nourrissent pas seulement de charbon : l’agriculture, l’industrie nationale, le commerce vivent de nos conquêtes lointaines. Si nous causions de l’agriculture ? Elle ne saurait être bien prospère dans un pays pourvu de torrents sans eau, de rochers sans terre végétale, d’une atmosphère sans nuages, d’un soleil sans pitié ni merci.

Restent le commerce avec le Choa et l’Abyssinie, les caravanes, la poudre d’or, les dents d’éléphant, les blés, les orges !

Je touche ici aux plus graves questions.

Malheureusement l’avenir commercial de notre colonie est aussi précaire que ses destinées agricoles. Une chaîne de montagnes difficile à franchir sépare Obock des routes de caravanes conduisant en Abyssinie, barre le passage à l’Aouach, grande rivière qui seule eût permis d’effectuer des transports économiques, et ferme l’accès de cette partie du littoral au profit de Tadjoura, situé plus au sud.

Nous sommes, assure-t-on, dans les meilleurs termes avec le roi du Choa, Ménélik, vassal de Sa Majesté le roi Jean d’Abyssinie. Ce prince cherche même à nouer d’amicales relations avec la France.

Encore faut-il atteindre Kaffa, la capitale de bambous et de roseaux de notre futur allié. Ce n’est point petite affaire. Une caravane emploie six grands mois à s’organiser, et, dès qu’elle est partie de Tadjoura — non d’Obock, — elle est aux prises avec des difficultés sans cesse renaissantes. Si la paix règne parmi les tribus somalies campées entre nos possessions et la frontière du Choa, quatre-vingt-dix jours seront insuffisants pour parcourir les quatre cent cinquante kilomètres qui séparent Kaffa de la côte. Dans le cas contraire, les belligérants rançonneront à tour de rôle les voyageurs et ne laisseront aux plus fortunés que des yeux pour pleurer sur leur imprudente aventure.

Que peut-on importer au Choa ?

L’Abyssinie, pays très montagneux, coupé de fertiles vallées, produit en abondance fruits, céréales, fourrages, plantes textiles. Seul le sel fait défaut. S’il arrive sous forme de blocs réguliers, durs et bien taillés, il est considéré comme une monnaie d’aussi bon aloi que les thalaris d’argent frappés à l’effigie de Marie-Thérèse ;
FAMILLE DANAKILE À OBOCK. (Voyez p. 10 et 11.)
s’il se brise en chemin, sa valeur devient infime, car il ne sert plus qu’à saler la nourriture des animaux, aussi friands que l’homme de cet indispensable condiment. À part le sel, les caravanes transportent à Kaffa des armes de guerre — instruments de civilisation par excellence, — de l’eau de Lubin et des images d’Épinal fort prisées de la reine.

Je ne doute point qu’il ne soit nécessaire de soumettre les noires beautés du Choa à de nombreuses ablutions parfumées, mais le chargement d’une caravane annuelle doit suffire au décapage de toute la nation. Pour ma part, ce ne seraient pas des troupes et un gouverneur que j’enverrais à Obock, mais une compagnie de parfumeurs.

La conquête de l’Abyssinie par la pommade et les eaux de toilette, voilà l’avenir.

Au retour, les caravanes sont libres d’acquérir et d’emporter le miel, le café, le musc et la poudre d’or recueillie en très petite quantité dans les rivières. On ne traite pas ces divers achats avec de nombreux intermédiaires. Sa Majesté seule règne, brocante, accapare le produit des terres ou de l’industrie privée, et confond si bien ses intérêts avec ceux de ses sujets, qu’elle oublie le plus souvent d’établir une distinction entre les siens et les leurs.

Il est très chagrin depuis quelques années, l’excellent Ménélik. L’éléphant disparaît ; les défenses d’Abyssinie, si recherchées des Indiens, deviennent aussi rares dans les magasins royaux que le sourire sur les lèvres de madame Ménélik, à la veille de renoncer à l’eau de Lubin, faute d’ivoire pour la payer. En vain le couple souverain fait-il rechercher les cimetières où ces pachydermes vont mourir loin de tous les yeux : les ossuaires sont si bien cachés, que les plus habiles chasseurs sont revenus bredouilles. Le noir monarque a promis une couronne d’or à celui qui le mettrait sur une bonne piste ; il est à craindre que cette parure démodée ne soit pas fondue de sitôt.

De ses aptitudes commerciales ne jugez pas que le nouvel ami de la France soit un homme mal né. Fi donc ! Ménélik descend en ligne directe de la reine de Saba. Se targuant de cette illustre origine, il revendiqua jadis le droit de coiffer la couronne de plumes placée sur la tête du roi Jean. Défunt Salomon, un ancien ami de la famille, mit les deux princes d’accord en leur suggérant l’ingénieuse pensée de sacrifier Mars sur l’autel de l’hyménée — beau sujet de tableau — et d’assurer, par le mariage des héritiers présomptifs du Choa et de l’Abyssinie, la réunion des deux pays.

Si toutes les compétitions et les guerres se terminaient par l’holocauste peu coûteux de quelque divinité hors d’usage !

Un roi d’aussi noble souche que Ménélik ne peut se dispenser de rendre de fréquents hommages au Créateur ; à son exemple, les habitants du Choa, catholiques fervents, chôment le vendredi, le samedi, même le dimanche, et honorent si souvent la Vierge, saint Michel et les bienheureux les plus renommés du paradis, que l’on célèbre à Kaffa trois cents fêtes annuelles. Soixante jours de travail assurent l’existence des familles condamnées à gagner leur pain à la sueur de leur front. Le reste du temps il est loisible aux gens des classes laborieuses de conserver la peau sèche, et nul d’entre eux ne se prive de ce plaisir.

Dans l’Éden abyssin, les fils de Bellone et les artisans sont également favorisés. Le héros assez fortuné pour compter à son actif les meurtres authentiques de dix Gallas a le droit de porter, outre le plumet fantastique emprunté aux Somalis et aux Danakils, une longue manchette d’argent qui couvre l’avant-bras. Faveur bien autrement précieuse, il peut se nourrir, sa vie durant, aux dépens des marchands de comestibles. Pareilles récompenses sont bien de nature à surexciter l’ardeur des guerriers du Choa. Dieu me garde d’ailleurs de contester leur courage ; ils sont braves jusqu’à la folie : l’armée égyptienne l’apprit à ses dépens.

Hélas ! tout n’est-il pas heur et malheur dans ce bas monde ! Si la vie est douce aux vainqueurs, si après la bataille ils boivent dans une délicieuse oisiveté l’hydromel versé à pleine coupe et se gorgent, sans désemparer, de galettes de dourah, il est interdit aux troupes royales d’être battues. Les chairs des fuyards sont déchirées avec des lanières de peau d’hippopotame ; les capitaines malheureux sont assommés à coups de coude dans le dos par des praticiens experts. Ce traitement permet aux clients du bourreau de rentrer au foyer domestique, mais leur assure l’éternité dans un délai qui ne dépasse pas quatre jours.

L’intendance de l’armée du Choa me paraît aussi devoir être prônée. Une troupe, forte de cinq à six cents soldats, vient-elle à s’ébranler, elle se fait précéder de milliers de femmes qui charrient les vivres, les munitions et les bagages des combattants. Ceux-ci s’avancent graves et nobles, fièrement campés sur leur cheval de bataille, et ne s’embarrassent même pas de la lance et du bouclier, que des esclaves tiennent à leur disposition.

Quand nous ferons assommer nos généraux vaincus, quand la plus belle moitié du genre humain qui effleure de ses talons Louis XV l’asphalte des Champs-Élysées portera sur ses blanches épaules les bagages des troupes, la régénération sociale ne sera plus un vain mot et notre patrie sera mûre pour de hautes destinées !

Concluons. Obock n’est pas une station de caravanes ; l’Abyssinie se suffit à elle-même et n’achètera pas de longtemps des produits français ; l’accès du Choa est difficile et le deviendra d’autant plus que l’on pensionne les chefs somalis. Il n’est petit sire capable de résister au plaisir de piller une caravane, si pareil fait d’armes constitue un titre à une rente annuelle de sept ou huit mille francs en échange d’une apparente soumission.

Partout où nous plantons le drapeau tricolore, il faut qu’il s’enracine. Mais pourquoi doter une tour, un hôpital et vingt huttes de paille d’un gouverneur et de bureaucrates ? Cinquante hommes placés sous les ordres d’un officier vigoureux, un comptable de la marine, des dépôts de charbon bien organisés, un appontement, quelques balises et des bouées suffiraient à faire respecter notre pavillon et assureraient, en cas de nécessité, l’approvisionnement de notre flotte ou des navires qui ne voudraient pas toucher à Aden.


FEMME D’OBOCK.