À Théodore Aubanel - Samedi matin (28 juillet 1866)

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Au collège de Tournon
Samedi matin
(28 juillet 1866).



Mon bon Théodore,

Je n'ai pu trouver encore une minute pour te dire le mot énigmatique de ma lettre, et je n'aime pas rester un logogriphe pour mes amis tels que toi, bien que j'emploie volontiers ce moyen de forcer les autres à penser à moi.

(Il paraît que j'avais oublié d'éclairer la lanterne ? — celle où je me pendais autrefois [1] !) J'ai voulu te dire simplement que je venais de jeter le plan de mon Œuvre entier, après avoir trouvé la clef de moi-même, — clef de voûte, ou centre, si tu veux, pour ne pas nous brouiller de métaphores, — centre de moi-même [2], où je me tiens comme une araignée sacrée, sur les principaux fils déjà sortis de mon esprit, et à l'aide desquels je tisserai aux points de rencontre de merveilleuses dentelles, que je devine, et qui existent déjà dans le sein de la Beauté.

... Que je prévois qu'il me faudra vingt ans pour les cinq livres dont se composera l'Œuvre, et que j'attendrai, ne lisant qu'à mes amis comme toi, des fragments, — et me moquant de la gloire comme d'une niaiserie usée. Qu'est une immortalité relative, et se passant souvent dans l'esprit d'imbéciles, à côté de la joie de contempler l'Éternité, et d'en jouir, vivant, en soi ?

Je te parlerai de tout cela, et te montrerai quelques spécimens d'ébauches, si je puis aller à Avignon, après avoir lu ton drame !

En attendant, je t'aime de tout mon cœur ; Marie et moi, et Geneviève, aimons Madame Aubanel, et embrassons Jean de la Croix. Quant à Grivolas, je ne l'embrasse pas. Épouvante ce scélérat par le récit que tu lui feras de ses propres crimes, et sois l'Incarnation de ses Remords.

Amitiés aux Brunet.

Ton


STÉPHANE M.



  1. Voir le dernier vers du « Guignon »
  2. « De moi-même » corrige « de mon œuvre ».