À Trianon (Bentzon)

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À Trianon (Bentzon)
Revue des Deux Mondes4e période, tome 160 (p. 874-890).
A TRIANON

Il bruinait quelque peu lorsqu’une voiture de louage s’arrêta devant les Trianons. Un homme d’une quarantaine d’années, de tournure militaire, et dont la figure assez belle était en ce moment rembrunie par une expression de mauvaise humeur, en descendit.

— Et voilà que la pluie s’en mêle ! grommela-t-il entre ses dents. Quelle idée absurde j’ai eue là ! Non, c’est à n’y pas croire !

Il consulta sa montre.

— Pour m’achever, j’ai mal calculé le temps. Une demi-heure à faire le pied de grue ! Imbécile !

Celui qui s’apostrophait énergiquement ainsi jeta un coup d’œil sur les avenues qui vont rejoindre le bassin d’Apollon ; et, l’humidité y aidant, elles ne l’invitèrent pas à la promenade, si belles qu’elles fussent encore, en ces premiers jours de novembre, de la plus pénétrante, de la plus pathétique de toutes les beautés, celle que la mort menace, qui n’a plus qu’un instant, et qui en cet instant rapide se prodigue tout entière. Il n’y avait pas eu de chaleurs desséchantes cette année-là, et l’admirable parc de Versailles roulait, pour quelques jours encore, à perte de vue, une houle de feuillages diaprés.

— Monsieur désire visiter ? demanda un gardien.

M. de Bresle faillit répondre qu’il connaissait l’endroit assez bien et d’assez longue date pour pouvoir lui-même y servir de guide, mais, se ravisant, il saisit l’occasion de se mettre à l’abri.

— Soit, visitons. Rien que les petits appartemens de la Reine, s’il vous plaît. J’ai horreur de votre grand Trianon gâté par Louis-Philippe.

Le gardien le toisa avec autant d’indignation que s’il eût insulté une monarchie régnante, car vous ne verrez aucun gardien de palais prendre, envers le passé dont il fait les honneurs, l’attitude indifférente qui conviendrait en république. Celui-ci restait, autant que tout autre, serviteur des rois défunts et vénérait jusqu’à la mémoire des petits soupers de Louis XV, dont il avait coutume, dans ce Trianon dédaigné, de préciser l’emplacement avec un soin religieux.

— Très bien, nous commencerons à rebours de l’ordinaire, dit-il avec une glaciale condescendance.

Puis, changeant de ton pour prendre celui d’un écolier qui récite :

— Ceci, Messieurs et Mesdames, est un simple pavillon construit par Gabriel en 1766 ; la reine Marie-Antoinette en fit sa résidence favorite.

Sans écouter les inutiles explications données à une famille d’Américains ignorans du français, l’officier, — c’en était un, à ne pas s’y tromper, — parcourait les réduits charmans qui pour lui recelaient des souvenirs moins anciens que ceux de Marie-Antoinette. Ne s’était-il pas réfugié avec elle ici, par un autre jour de pluie, — de pluie propice et délicieuse celle-là, — au temps où il arrivait à leurs premiers rendez-vous plus empressé, plus ému qu’il ne l’était aujourd’hui ?

Pendant que le gardien faisait remarquer les sculptures des panneaux, expliquait la destination de chaque chambre, il écoutait une voix fraîche et vibrante lui répéter de ces mots qui semblent à un amant n’avoir jamais servi encore, bien qu’ils soient vieux comme le monde, il sentait un bras léger s’appuyer à son bras, il respirait un faible parfum de violette. Il était sous-lieutenant, amoureux de la plus jolie jeune fille de Versailles, cette Sylviane dont le nom précieux était maintenant en désaccord avec la figure d’une maîtresse de piano d’âge moyen, grave, dévote, estimable autant qu’estimée. Sa Sylviane du Petit Trianon, mal gardée par une mère infirme, se préparait à une carrière d’artiste qui devait, elle ne le confiait encore qu’à lui, la conduire à l’Opéra ; ses études musicales lui assuraient, en attendant, une certaine liberté. De cette liberté ils profitaient, ils abusaient ensemble. Et quel cadre pour une idylle que ces innombrables bosquets aux noms mythologiques, que cette architecture de rocailles et de charmilles qui rappelle les fêtes d’été où le Roi Soleil promenait ses caprices olympiens ! Quel exemple que celui des nymphes de tous les temps qui fuyaient afin d’être suivies ! Sur ces tapis verts caressés par tant de traînes de satin et foulés par tant de talons rouges, ce petit sous-lieutenant et cette petite bourgeoise n’étaient rien moins qu’un prince et une princesse, à l’intention de qui embaumaient les parterres, jaillissaient les jets d’eau et se déroulaient les longues perspectives ombreuses où Watteau fait marcher ses couples galans. Le grand parc les environna d’une féerie complice de celle de l’amour, il écarta de cette aventure les vulgarités de la vie étroite et mesquine, ce qui n’empêchait pas M. de Bresle de trouver tout ce qui avait été pour lui ivresse, prestige, poésie, enchantement, maussade et triste à mourir, quinze ans après. Ce solennel et ennuyeux Versailles !

Versailles aurait pu lui répondre : — Mais, l’ennui, vous le portez en vous ! Est-ce ma faute si vous êtes morose, incapable de gaîté, ni de rêve ? est-ce ma faute si vous n’avez plus les mêmes yeux, le même cœur ? est-ce ma faute si vous n’êtes plus jeune ?

Au fond, le commandant, — il était dans l’intervalle devenu commandant et ceci expliquait tout, — le commandant pensait moins de mal des jardins de Trianon ; les méandres ombreux de ce décor d’opéra-comique se prêtaient aux duos ininterrompus mieux que certaines allées droites où l’on est découvert d’une lieue. Ils avaient été pour lui ce que fut pour Faust le jardin de Marguerite, le jardin par excellence, un témoin, un confident, un allié dans la tentation ; ils avaient sinon décidé, du moins précipité la défaite des derniers scrupules de Sylviane. Peu après, d’ailleurs, l’idylle tournait au drame, l’intervention de parens soupçonneux qui tenaient en réserve pour leur fils une héritière de son monde ayant amené la catastrophe banale d’un changement de garnison.

Depuis lors, le commandant de Bresle n’était revenu à Versailles qu’une fois, la veille même, et sans que ce fût de son plein gré, tout simplement pour affaires.

Quarante-huit heures à passer dans cette ville où n’abondent pas les distractions. Sous quel prétexte aurait-il pu manquer d’aller rendre ses devoirs à une ancienne amie de sa famille, la baronne douairière d’Ussay ? Il s’était donc dirigé après dîner vers cet hôtel délabré du sévère quartier Saint-Louis. Le hasard voulut que Mme d’Ussay, ce soir-là, eût convié quelques intimes au concert que lui donnaient, en guise de cadeau de fête, ses nombreux petits-enfans, des virtuoses de sept à douze ans.

Dès le seuil du salon M. de Bresle entendit applaudir les variations sur l’air : Ah ! vous dirai-je, maman ! tandis que des voix chevrotantes s’écriaient :

— Adorable ! parfait ! cher petit ! Venez qu’on vous embrasse ! C’est un amour !

Une dizaine de vieilles personnes des deux sexes se pâmaient d’aise dans les profondeurs de bergères en velours d’Utrecht jaune, à la lueur de deux lampes auxquelles on avait ajouté en signe de gala quelques bougies. Le piano, un antique piano vertical, faisait face à la porte ; debout, auprès de lui, battant la mesure, guidant les petites mains inexpérimentées, se tenait une personne moins âgée que les autres, mais réduite cependant à l’état de ruine : Sylviane elle-même !

Oh ! il ne l’aurait pas reconnue, si, à son entrée, elle n’eût rougi, tout son sang lui montant au visage d’une façon qui ressuscita soudain la jolie fille qu’elle avait été ; ce ne fut qu’un éclair : l’instant d’après, le masque de fraîcheur était tombé ; des yeux éteints dans un visage pâli, au menton trop accusé, aux joues creuses, voilà tout ce qui restait d’elle ; nul homme n’eût songé à la regarder. Il faut croire qu’il n’était pas changé de la même façon, car Mme d’Ussay, en l’apercevant, s’extasia sur sa bonne mine avec des cris joyeux. Quelques-unes des figures vénérables de ce cabinet d’antiquités se levèrent pour lui souhaiter une cordiale bienvenue ; il fut présenté aux autres et Mme d’Ussay le nomma par inadvertance à Mlle Sylviane Roger. Voyant que celle-ci lui tendait la main avec un sourire, — elle avait encore le sourire très fin de ses petites dents serrées et blanches comme des grains de riz, — la bonne dame s’écria :

— Mais, au fait, vous devez vous connaître...

Sans l’ombre de malice d’ailleurs, par un simple rappel de dates ; et Sylviane, se penchant vers le casier à musique, parut chercher très attentivement une valse qu’allait jouer l’aînée des petites d’Ussay.

— Mlle Roger leur enseigne le piano à toutes..., elle est notre Providence, souffla la grosse baronne toujours oppressée par son asthme. Pauvre fille, tant de talent ! ... et tant de mérite !

— Pauvre fille ? répéta M. de Bresle d’un ton interrogateur.

— Ne savez-vous pas que sa mère est morte ? Je n’ai jamais connu d’union comparable à la leur. Et quelle digne personne que Mme Roger !

La valse cependant se poursuivait d’une façon assez brillante ; ce furent, à la fin, pour la jeune virtuose, des complimens dont le professeur eut sa part.

Sylviane se défendait en riant, mais elle jouissait du succès de ce petit monde empressé autour d’elle, qui lui parlait à l’oreille, grimpait sur ses genoux, se disputait son attention, la câlinait de mille manières ; et elle semblait de nouveau rajeunie par le contact de cette jeunesse.

Après la Marche turque, qu’exécuta fort mal un petit garçon timide, tout près de fondre en larmes, si elle ne l’eût consolé, Sylviane s’assit au piano et accompagna une ronde chantée par les enfans. Comme elle se joignait aux chœurs pour les mettre en train, M. de Bresle ressentit une sorte de consternation ; c’en était fait aussi de sa voix ! Qu’était devenu le merveilleux soprano qui devait lui permettre d’aborder les premiers rôles du grand répertoire ?

Mon Dieu ! se dit-il, quinze ans suffisent-ils à faire tant de ravages ? — Et il eut la sensation désagréable d’être lui-même vieux plus qu’il ne l’aurait cru.

On fit une ovation à l’auteur de la ronde.

— C’est elle ! c’est Mlle Roger, c’est notre Sylviane ! s’écriaient les enfans en lui sautant au cou. Elle l’a écrite pour nous, pour nous tout seuls !

Mlle Roger avait, dans cette société provinciale, où chacun la portait aux nues, la réputation d’un compositeur des plus distingués.

— Certes oui, pour vous tout seuls, répondit-elle gaîment, c’est son unique excuse.

Elle ne se mettait pas en avant, mais parlait quand on l’y provoquait, avec une simplicité, une aisance parfaite.

— Je ne la trouble pas du tout, pensa M. de Bresle ; cette rougeur à ma vue n’a été que l’effet de la surprise ; elle s’est ressaisie et ne fait plus la moindre attention à moi.

Il eût voulu savoir pourtant si elle ne gardait contre lui aucune amertume, mais les anciens amis qui l’accaparaient ne lui permirent pas de s’en assurer. Après le concert, on le poussa de force vers une table de whist. Tous ces obstacles et la réserve extrême de Sylviane, uniquement occupée du cercle d’enfans dont elle semblait être l’idole, motivèrent sans doute de sa part un mouvement inexplicable dans lequel sa volonté ne fut pour rien, car il n’en eut conscience qu’après y avoir cédé. Lorsque, sur le point de partir, il s’inclina devant Sylviane, M. de Bresle lui dit très bas ce mot si souvent prononcé au temps lointain de leurs rendez-vous :

— Demain, quatre heures, à Trianon.

Elle n’avait pas paru entendre. Peut-être était-elle devenue prude et revêche ? Peut-être les souvenirs qu’il évoquait lui faisaient-ils horreur ? Peut-être avait-elle tout oublié, phénomène particulier à beaucoup de femmes ?

— Tant mieux, pensa-t-il ensuite, tant mieux si elle ne vient pas !

Mais, l’ayant priée de venir, il ne pouvait manquer au rendez-vous ! Quel démon lui avait soufflé cette imprudence qui ressemblait fort par surcroît à une impertinence ? La spontanéité ne comptait plus depuis longtemps parmi ses défauts. Il se jugeait froid, réfléchi, et c’était sur lui l’opinion générale. Fallait-il croire que le sous-lieutenant dont sa haute raison reniait les fredaines fût revenu à l’improviste lui suggérer cette sotte démarche ? — Rien d’impossible à cela. Ils étaient tous plus ou moins des revenans chez Mme d’Ussay. La réunion, aux enfans près, avait un caractère macabre, et le grand salon, sombre dans tous les coins, offrait la gaîté d’une crypte.

Tout en parcourant avec distraction la suite de cabinets qui forme les appartemens de Marie-Antoinette, M. de Bresle s’interrogeait sévèrement sur sa conduite de la veille ; plusieurs fois la même épithète qu’il s’était adressée déjà lui revint aux lèvres : — Imbécile ! — Ce fut sa conclusion.

Laissant le gardien s’évertuer en vain, au profit de la famille étrangère, qui, habituée aux quinze étages des maisons de Chicago, regrettait en anglais que dans ce prétendu palais les plafonds fussent si bas, les pièces si petites, vraies cabines de bateaux à vapeur, et semblait au fond désappointée, — il resta longtemps en contemplation devant le buste de la Reine, qui, avait-il déclaré une fois, ressemblait beaucoup à Sylviane. — Oui, elle avait ce port de tête, cette jolie moue des lèvres, ce profil un peu busqué, mais des yeux beaucoup plus grands, armés de cils et de sourcils bruns qui formaient avec ses cheveux blonds un piquant contraste. Ils s’étaient attardés ensemble dans ce même boudoir, à causer, à préparer l’avenir, qui devait être si court ! Mais, alors, le mot de durée n’avait point de sens ; ils en étaient à ce toujours chimérique dont les amans font de si bonne foi un si vain usage.

Malgré ses beaux raisonnemens, M. de Bresle sentait flotter autour de lui l’ancienne magie ; seulement elle restait pour lui inconciliable avec l’image terne, effacée de la pauvre maîtresse de piano, et il se répétait à lui-même : — Elle ne viendra pas, Dieu merci ! Elle ne peut pas venir. Je l’aurai offensée, révoltée... oui, je me suis donné un tort de plus, et si gratuitement ! Comment le réparer sans commettre de nouvelles maladresses ? D’ailleurs, je pars ce soir... Impossible !

Le gardien, malgré sa méfiance contre les visiteurs parlant anglais, qu’il croyait tous capables de briser ou de déchirer furtivement les reliques historiques confiées à ses soins, quitta un instant ses Américains de Chicago pour se mettre à la recherche du traînard qui l’inquiétait un peu, lui aussi. L’ayant retrouvé en contemplation devant certain buste, il le prit pour un des nombreux amoureux de la Reine et lui proposa d’entrer dans cette mignonne salle de spectacle où il semble que rien n’ait été changé depuis le temps où Marie-Antoinette chantait en habit de bergère Blaise et Babet, en attendant cette étrange représentation de la pièce révolutionnaire entre toutes, le Mariage de Figaro, jouée par une troupe de grands seigneurs qui semblaient se condamner eux-mêmes, si près du cataclysme final. Mais M. de Bresle n’en était pas aux réflexions philosophiques ; tout en arpentant la scène du côté cour au côté jardin et vice versa, il se rappelait les velléités théâtrales de sa belle amie, et se demandait pourquoi elle n’y avait pas donné suite. Il eût préféré cela ; le succès d’une Sylviane d’Opéra, un peu légère, l’eût dégagé de tout remords, tandis que sa conscience le harcelait depuis qu’il avait vu ce visage défait, entendu cette voix brisée. Combien semblait-elle maladive, et quelle pauvre petite robe de soie noire ! Ses cheveux surtout, son opulente et rebelle chevelure aux ondes impétueuses qui ne se laissait retenir par aucun peigne, aucun ruban et lui mettait au front comme une mousseuse auréole d’or bruni ! Qu’en restait-il ? hélas ! Deux bandeaux à tout jamais domptés, si lisses, si dociles, si exempts de caprice, leur blond flamboyant éteint une bonne fois comme sous une couche de cendre. Age à part, elle avait certainement souffert. Était-ce à cause de lui, qui n’en avait rien su ou qui plutôt n’avait jamais voulu y trop penser ? Car enfin, se disait-il, cela ne peut cependant s’appeler ni une séduction, — à moins que la séduction n’ait été réciproque, — ni un abandon, rien n’ayant été prémédité.

De quelque nom que cela s’appelât, il n’était plus tranquille maintenant. Consultant de nouveau sa montre, il sortit, un peu avant trois heures, du pavillon que la pauvre reine appelait « sa petite maison » sans soupçonner combien la calomnie prenait à la lettre ce nom déshonoré.

La bruine avait cessé de tomber lorsqu’il pénétra dans le jardin qu’il n’avait pas revu depuis le temps où à chaque arbre, à chaque allée il associait une espérance ou un souvenir. Le contraste des sentimens qu’il y avait laissés et de ceux qu’il y rapportait le frappa du genre d’effroi que nous causerait un fantôme impossible à reconnaître, venant dire : « Je suis ton moi disparu. » Plusieurs êtres se succèdent en nous, de l’adolescence à la tombe, et ils sont singulièrement étrangers les uns aux autres. Si enthousiaste, ce petit Jacques de Bresle ! si sincère, si dépourvu d’ambitions, sauf une seule, l’ambition d’être aimé, qui n’avait rien à faire avec celles dont étaient résultés depuis tous ses actes.

— Bah ! pensait-il, en s’excitant au dédain, enfantillages que tout cela, qualités de jeunesse et de tempérament !

Mais ses qualités acquises, fruits amers de l’âge mûr, calculs, indifférence, science désenchantée de la vie, valaient-elles davantage ?

Les lieux où il pénétra lui parurent avoir subi la même métamorphose que lui-même. Pour eux aussi, l’hiver aride et sans fleurs allait bientôt commencer. Les préludes avaient, dans le désordre voulu de jardins agrestes, où tout semble pousser à l’aventure, un caractère plus étrange que sous les colonnades régulières du grand parc monumental, quelque chose de fantastique dans la mélancolie. Cette journée grise et tiède encore, était comme ouatée de vapeurs. À travers la buée enveloppante, ce paysage si artificiellement simple, créé par le caprice d’une jeune souveraine qui s’amusait à porter le pot au lait de Perrette sur sa tête vouée à l’échafaud, apparaissait irréel et flottant, tragique Embarquement pour Cythère. De la rivière s’élevaient vers le ciel fumeux d’autres fumées ; elles restaient accrochées aux branches des bouleaux et des charmes, à la pointe desquelles tremblaient ce qu’on eût pu prendre pour des papillons d’or et de pourpre prêts à s’envoler. Le grand pin du Mexique éployait au-dessus des eaux sa noire verdure fardée de nuances rosaires cadavériques ; celle des chênes, ses rivaux en taille et en vigueur, était à peine roussie. Sentinelles géantes, ils restaient feuillus au milieu de leurs compagnons moins robustes, à demi dépouillés par cet automne d’une clémence extraordinaire. Le gazon, le sable des allées disparaissaient cependant sous un tapis nuancé de feuilles expirantes, qui continuaient à tomber en pluie lente et molle, sans qu’aucun souffle de vent les poussât. Couleur de bronze, les roseaux, qui hérissaient de leurs lances brisées, en déroute, la surface glauque du lac. Et, parmi tous ces ors de différens tons, mouillés de gris transparent, se jouait le furtif rayon de soleil qui dans les vieilles estampes forme une gloire, perçant de biais la bousculade des nuages. Au détour d’un sentier, M. de Bresle se trouva devant le Hameau ; les prétendus logis du curé, de la laitière et du bailli, assombris d’un linceul de lierre et clos à jamais sur les piquantes mascarades qu’ils pouvaient receler, le firent passer de l’impression de la solitude à celle de la mort, la mort sans grandeur, sans lendemain éternel. Ecaillés, dégradés, moussus, ils étaient plus tristes que des tombes.

Le balcon avancé d’une des fabriques abritait un banc rustique. M. de Bresle reconnut ce vieil ami et s’assit comme jadis, les yeux fixés sur l’embranchement des deux chemins par lesquels Sylviane pouvait venir. L’heure était passée de dix minutes et il se rappelait que jamais elle ne l’avait fait attendre, qu’elle l’avait même devancé plusieurs fois ; en ce cas, il l’apercevait de loin dissimulée derrière son ombrelle ouverte, se croyant invisible, parce qu’elle-même ne voyait pas, illusion qu’il plaisantait gaîment et dont elle riait toute la première, malgré sa grande peur d’être rencontrée, reconnue.

— Elle ne viendra pas ! se répéta-t-il pour la vingtième fois avec un mélange de soulagement et de dépit.

Certes, elle n’existait plus pour lui depuis de longues années, mais il eût été fâché au fond de ne plus exister pour elle si peu que ce fût, quoiqu’il redoutât par-dessus tout d’avoir eu sur sa vie une influence décisive. Nos sentimens humains sont complexes. Il eût été bien embarrassé de voir clair dans ceux qu’il éprouva lorsqu’elle surgit enfin à courte distance. Une inquiétude lâche dominait tout le reste, l’hypothèse qu’elle eût pu se méprendre, croire à un réveil soudain de l’ancien amour...

Elle avançait si semblable dans l’éloignement à la Sylviane qu’elle avait été ! Même démarche, légère et rythmée, même silhouette générale, une maigreur, excessive pourtant, ayant respecté l’élégance harmonieuse des lignes. Bientôt il put distinguer sa toilette si unie, si modeste, l’humble costume de laine qui courait le cachet par tous les temps. Dans cette absence presque affectée de recherche, il vit une abdication qui lui serra le cœur, et aussi une fierté qui le rassura. Elle ne lui avait évidemment prêté aucune velléité sentimentale, aucune intention de retour, même éphémère, vers ce qui n’était plus. Autrefois elle adorait la toilette ; faute de mieux, elle parait sa délicieuse personne d’ornemens sans valeur adroitement chiffonnés ; un dangereux désir de plaire se trahissait à première vue chez Sylviane. Combien en était-elle loin aujourd’hui ! On l’aurait crue attentive, au contraire, à n’être plus femme que le moins possible.

À mesure qu’elle approchait, M. de Bresle retombait cependant sous une sorte de charme, le charme indépendant du sexe et de l’âge qui se dégageait d’un sourire très doux éclairant ces traits flétris.

De loin elle semblait déjà répondre au premier mot qu’il lui adressa avec un mélange de contrition et d’embarras :

— Ainsi vous me pardonnez ?…

— Quoi donc ? de m’avoir demandé cette rencontre ? Je vous en sais gré, au contraire,… si bon gré ! Nous n’avions pas pu hier échanger un mot et j’ai beaucoup de choses à vous demander.

— Beaucoup de choses ?… Voyons.

— Mon Dieu, presque tout ce qui vous concerne. Je vous ai suivi de mon mieux dans votre carrière, je me suis réjouie de votre avancement si rapide, que vous devez à une courageuse initiative. Oui, cette permutation qui vous a permis de faire campagne, une campagne périlleuse dans des climats meurtriers… J’ai trouvé cela très bien. Tous les jours, ici, on a prié pour vous. Oh ! je ne parle pas de mes prières, elles doivent avoir peu de poids, mais de celles de mes amies, les bonnes religieuses de ***, qui obtiennent, bien entendu, tout ce qu’elles veulent. Je vous avais recommandé à elles. Aussi…, — elle toucha du bout du doigt la décoration de sa boutonnière, — vous leur devez cela, vous leur devez d’être guéri de votre blessure.

— Comme vous êtes au courant ! s’écria-t-il, ravi de voir l’entretien prendre un cours si facile. Qui donc a pu vous informer ? …

— Mais, la rumeur publique, à laquelle il fallait bien avoir recours, puisque je ne savais rien par vous.

— Si vous ne saviez rien, répliqua-t-il en essayant, avec une mauvaise foi toute masculine, de prendre l’avantage, c’était assurément de votre faute, car vous avez cessé de m’écrire la première.

Elle eut une de ses soudaines et juvéniles rougeurs.

— Sans doute, j’aimais mieux le silence ; sur le silence on brode ce qu’on veut.

Et, avec plus de honte qu’il n’eût voulu l’avouer, M. de Bresle se rappela qu’elle avait en effet répondu follement et passionnément à ses premières lettres folles et passionnées ; les autres n’étaient guère que celles qui préparent une rupture, en soignant les transitions. Comment se serait-elle prêtée à ce jeu misérable ? Mais elle n’expliqua rien : d’un ton indifférent, au contraire, pour mettre fin à la confusion secrète qu’elle devinait, dont elle avait pitié :

— Vous ne supposez pas, dit-elle, que je veuille m’asseoir sur ce banc par une humidité pareille ? Marchons plutôt.

Et ils marchèrent côte à côte, le long de la pièce d’eau sinueuse, en foulant le tapis de feuilles meurtries qui exhalait une odeur de déclin. Il la regardait de côté. A travers sa voilette, le profil spirituellement arqué lui paraissait jeune, malgré l’altération du fragile teint de blonde, malgré les petits plis gravés aux yeux et aux commissures des lèvres.

Avec l’audace d’un entêté, qui veut avoir le dernier mot, il reprit :

— Je ne sais trop ce que vous pouviez broder, comme vous venez de le dire, sur mon silence, mais le vôtre m’a fait beaucoup souffrir.

— Pas bien longtemps, répondit-elle, et son ironie était sans aucune aigreur. Pas bien longtemps, puisque vous vous êtes marié.

Il haussa imperceptiblement les épaules :

— Oh ! le mariage ne prouve rien.

Elle éclata du rire argentin d’autrefois, un rire unique, le rire de Sylviane.

— Vraiment ? ... Quelle consolation pour moi qui suis restée vieille fille ! Mme d’Ussay semblait enchantée de ce mariage en me l’annonçant.

— Le monde est toujours enchanté du mariage d’autrui.

— Vous êtes heureux pourtant ?

— Heureux, c’est un grand mot ; mais oui, j’aurais, — au gré du monde toujours, — des raisons de l’être.

Et il fit très correctement l’éloge de sa femme, maîtresse de maison accomplie, distinguée, raisonnable, oh ! pleine de mérite, sans se douter que Sylviane disait tout bas :

— Combien je haïrais d’être vantée sur ce ton ! Et d’ailleurs, s’il l’aimait, il ne me parlerait pas d’elle.

— Vous avez des enfans ?

— Non.

Ce non tomba sèchement, lancé d’une voix brève.

— Tant pis ! je la plains, je vous plains aussi ! Cette fête d’hier a dû vous être plutôt pénible en vous faisant sentir ce qui manque à votre foyer.

— Il y manque beaucoup d’autres choses et je ne crois pas que je serais dédommagé de leur absence par le fait d’avoir jeté quelques malheureux de plus dans la vie. Car, au temps où nous sommes, la vie, pour ceux qui réfléchissent, ne peut être au fond que misérable.

— Mieux vaut, il me semble, ne pas trop réfléchir, agir plutôt, aller de l’avant comme un soldat va au feu !

— Un soldat voit clairement son devoir et n’a pas de choix à faire.

— En donnant de nous-mêmes aux autres le plus possible, et sans mesure, nous sommes toujours certains de faire notre devoir ; c’est aussi, peut-être, le meilleur moyen de trouver son propre sort supportable. Après tout, ce mélange de joies rapides, de rudes accidens et de longues souffrances dont l’homme s’est plaint, je suppose, dans tous les siècles, c’est la vie ; mais j’ai l’air de prêcher, pardon... l’habitude invétérée de la pédagogie, vous savez ! Nous parlions des enfans. Moi, je les adore ; je suis pour mes petits élèves une maman. C’est vrai, n’ayant plus personne à moi, je me suis fait d’eux tous une famille. Même j’ai dans le nombre un amoureux.

— Cela ne m’étonne pas.

— Il a quatre ans et il m’adore, ce sont des attentions, des fleurs, des tendresses...

— Toujours coquette...

Ses dents brillèrent fines et blanches entre des lèvres dont l’incarnat avait pâli.

— Comme vous voyez.

Et ils firent quelques pas de plus sans parler. Le lac embrumé se brisait, un peu plus loin, en cascade. C’était le seul bruit de cette solitude, avec, par intervalles, le froissement soyeux d’une feuille tombant après tant d’autres sur l’épais tapis qui rendait leurs pas muets comme ceux de deux ombres. Tout à coup cependant M. de Bresle tressaillit et murmura : — Un espion !

Caché parmi les roseaux, à la façon du héron dans son nid, un intrépide paysagiste, les pieds dans le marécage, donnait tant bien que mal un corps, sur la toile posée devant lui, au dernier soupir du jardin. On ne distinguait guère que le chapeau informe rabattu sur ses yeux.

— Bah ! reprit tranquillement Sylviane, il est tout à sa peinture. D’ailleurs, sans le connaître, je le croirais discret. Ce doit être un brave homme..., un poète, puisqu’il comprend la beauté d’une journée comme celle-ci, un artiste consciencieux, puisqu’il risque des rhumatismes pour l’amour du vrai, un naïf, puisqu’il ose recommencer ce que Corot a tant de fois accompli d’une façon inimitable. Et quand ce serait un bavard, quel mal voulez-vous que cela nous fasse ?

— Je ne pensais qu’à vous, dit le commandant.

Elle eut un demi-sourire en songeant qu’autrefois il s’était soucié beaucoup moins de la compromettre.

— A mon âge, je ne crains plus rien ; il me faudrait commettre des excentricités invraisemblables pour amener mes amis à douter de moi. J’ai beaucoup d’amis, de très bons amis, j’en ai plus que je ne mérite. Les paroles du psaume : « Heureux celui dont les péchés sont couverts et dont les fautes sont pardonnées ! » pourraient s’appliquer à moi. Je n’ai jamais été volontairement hypocrite et pourtant je ne sais comment il se fait que l’opinion m’a toujours été clémente, de sorte que, parmi d’autres regrets, je n’ai pas celui d’avoir troublé la quiétude de ma pauvre chère mère ; elle a été sûre de moi jusqu’à la fin.

Si franche, si humble et si fi ère, allant si hardiment droit au but, sans arrière-pensée, sans se plaindre, sans accuser personnel

Une émotion dont il n’était pas maître serrait M. de Bresle à la gorge.

— Il y a longtemps que votre mère est morte ?

— Cinq ans...

— Et vous êtes toute seule ? ...

— Mon Dieu, non, j’ai mon travail, mes élèves.

— C’est par déférence pour votre mère que vous avez renoncé au théâtre dont d’avance..., vous vous rappelez..., j’étais jaloux ?

Elle feignit de ne pas entendre ses dernières paroles.

— J’ai perdu ma voix, voilà tout, quand... Vous l’ignoriez ? J’ai été très malade, une fièvre cérébrale, typhoïde, que sais-je ? ... et jamais je ne me suis complètement remise... L’anémie, une faiblesse incurable a persisté ensuite ; bronchite sur bronchite avec cela. J’avais toujours eu la poitrine assez délicate et le climat un peu froid de Versailles ne m’était peut-être pas favorable après une pareille crise. Bref, ce que vous appelez ma belle voix n’est jamais complètement revenu..., et peu à peu il n’en est rien resté. Si le coup eût été brusque, mon chagrin, très grand déjà, aurait eu la violence du désespoir... Je n’y aurais pas résisté..., et même... ainsi... il me semble que je puis comprendre la douleur d’une mère perdant son unique enfant, car je n’avais que cela.

Ses paupières s’abaissèrent sur ce que M. de Bresle se figura être une larme, mais elle ne la laissa pas couler et reprit d’une voix à peine altérée :

— Tout est peut-être pour le mieux, en somme.

Il attendait, le cœur serré, qu’elle s’expliquât :

— Oui, je n’aurais pas eu la force de renoncer volontairement.

Quand elle le regarda de nouveau, c’était lui qui avait les yeux humides. Rien ne le touchait comme le courage, et certes cette femme si frêle n’en manquait pas.

Il lui prit la main, qu’il porta respectueusement à ses lèvres sans qu’elle se défendît, et répéta :

— Pardon !

Cette fois elle n’affecta pas de ne point comprendre, elle répondit avec élan :

— Ne vous reprochez rien ! Je vous ai dû peut-être le calme et la dignité de ma vie. Quand nous nous sommes rencontrés, aussi jeunes l’un que l’autre, je croyais avoir tous les droits possibles au bonheur, j’étais tentée par une carrière aventureuse, mille périls me menaçaient et je ne sentais en moi rien de ce qu’il faut pour les vaincre. Eh bien ! une première faute, une première peine m’a mise à l’abri.

— Et vous ne voulez pas que je dise que la vie est affreuse, s’écria-t-il, cette vie qui fait de nous des victimes ou des bourreaux dans je ne sais quel dessein obscur !

— Je ne me plains pas de la mienne, répondit Sylviane, qui en ce moment avait vingt ans par la grâce tendre et passionnée. J’ai eu ma part.

En même temps elle lui retirait sa main et reprenait :

— Mais parlons de vous.

Elle le pressa de questions directes auxquelles il dut bon gré mal gré répondre, révélant un peu plus que la somme commune d’égoïsme, d’orgueil et de sécheresse.

Il avait reçu beaucoup, mais voulu plus encore, par conséquent crié à l’injustice et supporté avec impatience les moindres désappointemens.

Avec un mépris hautain, il jugeait les tendances d’une époque où tout se renouvelle et se transforme au milieu d’une ébullition menaçante qui commanderait aux intérêts particuliers de se sacrifier à l’intérêt commun, tandis qu’ils n’ont jamais été plus âpres et plus envahissans. Et c’étaient des arrêts sans merci portés contre les hommes et contre les choses avec une étroitesse singulière chez un être de cette intelligence et de cette incontestable droiture, mais prisonnier quand même de ses exigences insatiables et de ses préjugés.

Longtemps, à cette déshéritée, il osa parler des déboires que lui avait apportés une carrière généralement enviée.

Sylviane l’écoutait sans interrompre, ne le plaignant, au fond, que d’être incapable de foi et de sacrifice. Si Mme de Bresle, dont elle avait entendu dire beaucoup de bien, ne réussissait pas à le rendre heureux, il devait contribuer bien moins encore, pensait-elle, au bonheur de Mme de Bresle. Oubliant à qui s’adressait son réquisitoire contre tout ce qui n’était pas lui, il laissait couler librement le flot d’amer pessimisme que, dans le monde, son apparente prospérité, le ton sarcastique et léger de ses discours, dissimulaient d’ordinaire, et il y trouvait une extrême jouissance qu’il colorait du nom d’abandon, d’épanchement.

— Voilà que l’averse recommence, dit-il enfin, s’interrompant tout à coup.

— Oui vraiment, il pleut, mettons-nous à l’abri.

Le pavillon octogone appelé le Temple de l’Amour s’offrait pour cela, mais la porte en était fermée à clef.

— C’est fini, dit-elle avec son joli sourire moqueur, c’est fini, on n’entre plus. Mais il devrait y avoir dans quelque coin un temple de l’Amitié plus hospitalier que celui-ci. N’importe, cette pluie est légère ; elle ne me gênera pas pour rentrer chez moi. Me reconduire ?… Certes non, c’est de cela qu’on pourrait me gronder !

— Qui on ?

— Mais Ursule, la vieille bonne de ma pauvre maman… Elle me gouverne en son nom avec une autorité qui ressemble à de la tyrannie.

— Ah ! Sylviane, si je ne partais pas demain ! J’irais vous voir, nous causerions, et vous me feriez du bien comme vous m’en avez fait aujourd’hui.

— Supposez-vous vraiment que je vous autoriserais à franchir le seuil du vilain petit logis de la rue de Provence où je vis entre Ursule et ma chatte blanche, une vénérable relique d’autrefois, elle aussi ? Vous qui parliez de ma coquetterie, où avez-vous l’esprit ? À Trianon, c’est différent, j’y suis encore Sylviane ou son spectre, si vous voulez ; mais, là-bas, je ne serais qu’une Mme Roger dont il ne me plaît pas que vous gardiez le souvenir.

— Pourquoi ? Cette existence dépossédée, sans lumière et sans joie, que vous acceptez vaillamment, vous rend si grande, si intéressante au contraire ! s’écria M. de Bresle avec plus de sentiment qu’il n’en aurait attendu de lui-même. Mais je n’y pourrai jamais penser, en effet, sans me trouver coupable, très coupable.

Elle devint grave et le laissa devant cette responsabilité qu’enfin il acceptait.

— Eh bien ! répliqua-t-elle avec un dernier serrement de main, dites-vous aussi qu’il y a toujours moyen de réparer !

Les yeux de M. de Bresle l’interrogèrent ; où voulait-elle en venir ?

— Il faut, reprit Sylviane, être très bon, en souvenir de ceux qui nous aimèrent, pour ceux que nous avons maintenant le devoir d’aimer.

— Ah ! murmura-t-il, — et certes en ce moment il croyait être sincère, — je n’ai aimé qu’une fois, et c’était…

— Je ne veux pas entendre son nom, dit-elle d’une jolie voix de jeune fille où tremblait la joie. Décidément voilà une éclaircie, j’en profite. Adieu, Jacques !

Comme alors, elle l’appelait Jacques. L’accent qu’elle y mit lui resta dans l’oreille et dans le cœur avec la ténacité d’un de ces parfums subtils qui vous pénètrent, vous enveloppent, ne veulent plus vous quitter.

Déjà, lorsqu’elle lui jeta cet adieu, Sylviane était loin, l’apparition s’évanouissait dans le labyrinthe des allées et des bosquets. Jacques de Bresle fit quelques pas précipités pour la suivre, mais il s’arrêta de lui-même... A quoi bon ? Tout avait été dit !

Un bizarre coucher de soleil qui ne se révélait que par un éclair livide à l’occident le retint quelques minutes encore, rivé à cette place, écoutant les réponses que la nature donne quelquefois à nos pensées.

— C’est un grand cœur, songeait-il. — Et le silence, si recueilli, si profond, était d’accord avec lui.

Puis M. de Bresle ajouta :

— Il y a quelque chose de plus beau et de plus rare encore que la vertu sans reproche...

— La fidélité à un seul, semblaient bruire les feuilles agitées par un coup de vent qui, si faible qu’il fût, les enleva par centaines. Et leur valse tourbillonnante était une ironie. Certes la vanité entrait pour quelque chose dans cet hommage tardivement rendu. Cependant il restait au fond de l’âme de Jacques comme une douceur, je ne sais quoi d’attendri, qui ne s’y trouvait pas auparavant, et il sentait que sa conscience prendrait souvent pour lui parler, quand elle voudrait être obéie, la voix de Sylviane. Une illumination fugitive, vive et crue comme celle de la lumière électrique, avait passé sur les jardins en même temps que ce coup de bise rapide ; après quoi, le crépuscule se répandit sans plus de transition, semant partout sa cendre fine et grise, qui eut vite fait d’effacer tous les jolis mensonges dont se compose le petit Trianon, fausses chaumières de faux villageois, grottes creusées à plaisir, cascades artificielles, bergeries sans moutons, détails puérils de toute sorte. Le paysage, dont on ne distinguait plus que les grandes masses et les lignes simplifiées, revêtait à mesure un caractère nouveau de calme et de vérité. M. de Bresle avait allumé un cigare et relevé le col de son paletot.

— Comme le jour tombe vite ! pensa-t-il, en prenant, d’un geste, congé de beaucoup de choses. Tout à l’heure ce sera la nuit.


TH. BENTZON.