Les Écrivains/À Waterloo

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E. Flammarion (Deuxième sériep. 85-91).


À WATERLOO


— Vous tombez bien, me dit M. Henry Houssaye en m’offrant un siège… Je reviens justement de voyage, ce matin.

— Vous revenez de Waterloo, sans doute ?

— Nécessairement… D’où voulez-vous que je revienne ?… Il y a des gens qui reviennent de Pontoise… Moi, je suis celui qui, plus heureux que Napoléon, revient toujours de Waterloo… C’est mon genre…

— Tous les genres sont bons… Est-ce que vous n’irez pas aussi à Sainte-Hélène ?

— Oui… j’irai un de ces jours… Mais c’est un peu loin… J’attends que l’Académie ait un yacht… Je ne comprends pas qu’elle n’en ait pas un, depuis longtemps… Ça lui manque !… Un yacht avec un pavillon vert !… Qu’en dites-vous ?

— Il n’est pas possible qu’une âme généreuse ne lui fasse pas ce don, quelque jour, — du moment que vous en exprimez le désir, cher Monsieur Houssaye…

— Je le souhaite… car, alors, je pourrai refaire le même voyage que fit Napoléon… Je compterai les vagues, j’interrogerai les requins, qui sont de vieux grognards, et je dirai au vent : « Parle-moi de lui, grand-père ! » Vous voyez d’ici quelle série d’intéressants témoignages je pourrais rapporter, en ces conditions…

— Ah ! vous êtes un véritable historien, cher monsieur !… ne pus-je m’empêcher de crier avec enthousiasme.

Et lui, modeste, répliqua :

— Le document !… Voilà tout !… Et c’est ce qui vous explique pourquoi Michelet ne fut pas de l’Académie, et pourquoi moi, j’en suis.

Mais la conversation, à peine commencée, ne tarda pas à languir. Je ne savais plus que dire, M. Henry Houssaye ne savait plus que répondre. Je vis l’instant critique où ce silence allait s’interposer entre nous. Je le conjurai par cette brusque interrogation :

— Dites-moi, cher monsieur, par suite de quelles extraordinaires complaisances, d’une part, de quelles extraordinaires humiliations, d’autre part, avez-vous été nommé de l’Académie française ?… Car enfin,… entre nous…

M. Henry Houssaye ne sourcilla pas et répondit :

— Je vais vous expliquer cette chose qui vous étonne, et qui m’étonne moi-même, quand j’y réfléchis. — Aussi bien, il faut que cette histoire s’écrive… Et je l’écrirai, quand j’en aurai fini avec Napoléon… En attendant, nous parlons entre nous, n’est-ce pas ?

— Je vous le jure.

— Eh bien ! avez-vous remarqué que j’ai une tête de médaille ?… Du moins, grâce à de savantes coupes de cheveux et de barbe, je me suis efforcé à l’avoir, et, sincèrement, je crois que j’y ai réussi ! Y ai-je réussi ?

— C’est frappant, admirai-je.

— N’est-ce pas ?… Pour entrer à l’Académie, quand on n’a pas de talent, quand on n’a aucune sorte de talent — ce qui est mon cas — il faut avoir une tête de quelque chose, une tête de n’importe quoi… Moi, j’ai opté pour la tête de médaille… La tête de médaille a je ne sais quoi de sévère, de grave…

— De gravé, vous voulez dire ?

— De grave et de gravé, ne chicanons pas, je vous prie… Enfin, elle a je ne sais quoi de déjà historique… Elle sied à la jeunesse par un genre de noblesse spéciale ; elle vous donne tout de suite un air de célébrité préexistante, pourrais-je dire… Aussi, tenez, lorsque j’étais quelque part, au théâtre, à l’Académie, où déjà je n’avais garde de manquer une séance publique, j’entendais les gens se demander : « Quel est donc ce jeune homme qui a une si belle tête de médaille ? » Et les gens de répondre : « C’est M. Henry Houssaye, un jeune homme qui a traduit du suisse le Cheval de Phidias, de M. Cherbuliez… Un grand avenir. » Je nageais en pleine Grèce, alors… Alcibiade… les vases étrusques… Épaminondas… je ne sais plus quoi encore !… Du fait de cette tête de médaille que, par un coup de fortune, je m’étais imposée, je conquérais une personnalité !… Mon austère jeunesse corrigeait ainsi la vieillesse légère de mon père, et ce que sa notoriété avait de trop frivole… J’opposais à ses héroïnes galantes les grandes figures de l’antiquité et du quarante et unième fauteuil, où l’on ne s’assied jamais. Je faisais le quarantième, où je me prélasse aujourd’hui.

— Vous pensiez déjà à l’Académie ?

— Naturellement… À quoi vouliez-vous donc que je pensasse ?… J’y ai pensé tout petit… à l’âge où les enfants jouent aux billes, moi, je jouais à l’académicien… Généreuse enfance et dont je me souviens avec attendrissement !…

— Et puis ?

— Et puis, quoi ?

— Vous avez une tête de médaille… c’est quelque chose, soit !… Mais cela ne suffit pas à vous ouvrir les portes de l’Académie… Vous avez bien dû vous livrer à quelque autre travail, sinon plastique, au moins intellectuel…

— Certes !… Et cela me fatigua extrêmement… Pendant des années et des années, j’ai été bien gentil, bien sage, bien respectueux… J’ai choisi avec soin et discernement les maisons influentes et ennuyeuses où je dînais, et les salons plus ennuyeux encore où, tous les soirs, je me montrais, et aussi les opinions qui ne choquaient personne… Et je disais à tout le monde : « Je ne suis rien… Je suis un pauvre jeune homme bien gentil, bien sage, bien respectueux… Je n’ai pas de talent, et je suis très heureux… Car si j’avais du talent, je ne serais pas si gentil, si sage, si respectueux, et j’aurais, peut-être, des opinions qui risqueraient de vous choquer… Oui ! tout, plutôt que de vous choquer, de choquer quelqu’un, n’importe qui… Car on ne sait pas où ce quelqu’un et ce n’importe qui peuvent aller, les rencontres qu’ils peuvent faire… les influences secrètes qu’ils peuvent déterminer. » Et je disais encore, aux gens qui m’adressaient des compliments sur mes ouvrages : « Non… vous vous trompez, ce n’est pas bien… je n’ai pas de talent… je n’ai rien que de la gentillesse, de la sagesse, du respect, et quarante mille volumes… Je travaille beaucoup, voilà tout mon mérite… je pioche, je pioche… je suis un bûcheur… je lis mes quarante mille volumes… je fais ce que je peux… mais je ne peux rien… Ce n’est pas de ma faute. » Et je m’humiliais tant et plus, et je m’effaçais si bien que, ne portant ombrage à personne, chacun m’aimait, me poussait, et l’on se disait entre soi : « Vraiment, ce petit Houssaye est bien gentil, bien sage, bien respectueux, il ne choque personne… Il faudra faire quelque chose pour lui ! » À un autre que moi, on eût offert une place de percepteur ou de bibliothécaire communal… À moi, on offrit l’Académie, et les plus extravagantes décorations. Quand je pense que Ferdinand Brunetière n’est que chevalier de la Légion d’Honneur, et que j’en suis officier, et bientôt commandeur, et sans doute, dans quelques années, grand-croix, cela ne vous donne-t-il pas une joyeuse idée du sens, chez nous, des proportions… et de ce que pèse le talent dans la balance de ceux qui sont chargés de le récompenser.

— Et depuis ?

— Depuis, tout m’arrive !… Je ne sais plus quoi faire des honneurs que l’on m’attribue… ni où les mettre… je suis débordé…

Il s’arrêta, un moment, de parler, et jeta sur lui-même un regard profond et large, comme s’il voulait revoir toute sa vie, et il dit :

— Est-ce curieux, tout de même ?… Est-ce incroyable ?… Ma vie a quelque chose d’inexpliqué… On dirait un rêve !… Il y a des heures où, à force d’être si paradoxalement heureux, je doute de moi-même ! Et je me demande parfois si je ne me serais pas fait à moi-même cette étrange mystification, d’avoir eu, à un moment donné de ma vie, sans que je le sache, sans que personne le sache, du talent !…

Alors, la pendule sonna cinq heures ! M. Henry Houssaye sursauta :

— Cinq heures ! fit-il. Sapristi !… Je pars pour Waterloo à six heures… Il n’est que temps !

Et il me congédia.

Dans l’escalier, je songeai :

— Alors, il ne fait pas que revenir de Waterloo… Il y part aussi !…


1896.