Aller au contenu

Les Écrivains/M. Léon Daudet

La bibliothèque libre.
E. Flammarion (Deuxième sériep. 92-99).


M. LÉON DAUDET


De tous les jeunes gens qui, en ces dernières années, se sont fait un nom dans les lettres, M. Léon Daudet est, avec M. Paul Claudel — ce dernier plus ignoré, mais non moins attachant — celui qui m’intéresse le plus, celui de qui il faut, en toute certitude, attendre les plus belles œuvres, l’œuvre définitive, peut-être. N’est-ce point trop ambitieux, pour lui, ce que j’affirme là ? Et ne dois-je pas craindre d’attirer la déception sur une œuvre que de la prédire telle ? Je ne crois pas. Edmond de Goncourt, dont l’amitié qu’il avait des gens n’influençait jamais le jugement critique qu’il avait des œuvres, et qui, souvent, fut d’une loyauté si dure envers ceux qu’il affectionnait le mieux, ne se trompait point quand il saluait, avec enthousiasme, les premiers livres de son jeune et filial ami. Il m’en parla chaleureusement, bien des fois. Aucune personnalité littéraire ne le troublait, ne le passionnait davantage, et il montrait, dans l’avenir de ce précoce et déjà puissant talent, une confiance pleine de sécurité et qui m’était chère, puisque je la partageais avec lui.

Je connais peu de vocations d’écrivain qui se soient manifestées aussi impérieusement, aussi impétueusement, pourrais-je dire, que celle de M. Léon Daudet. Elle eut cette chance de n’avoir été contrariée ni dirigée par une famille qui comprît que l’on ne recommence pas une œuvre, si glorieuse soit-elle, et qu’il importe que l’œuvre appartienne à qui la crée. M. Léon Daudet fut donc libre d’aller, dans le sens de sa nature, à la conquête de sa propre originalité. Il se façonna soi-même, sans autres maîtres que ses lectures. Même quand il crut devoir orienter son esprit vers la science et qu’il suivait les cours, à la Faculté de médecine, on le laissa faire, et pas un de ceux qui vivaient près de lui ne douta un seul instant, que cette incursion scientifique n’aboutît à la littérature. Car ce n’était, au fond, chez lui, qu’un besoin littéraire, une soif ardente de connaître, et la juvénile assurance qu’il allait, par la science, entrer dans le monde merveilleux de la vie. Cette impression ne se vérifia point, du moins dans le sens où il en avait prévu les résultats. En ce milieu que restreignent aux limites d’une prison les murs étouffants de la matière, où l’étude de la personnalité humaine se borne aux fouilles du scalpel dans le pus, dans le sang figé, dans les chairs verdies des charognes d’amphithéâtre ; où l’on voit des têtes graves interroger les cœurs morts et les veines taries ; où la Pensée s’explique par des mensurations de tailleur et de chemisier ; où l’Amour tient, tout entier, dans l’empirisme des anthropométries illusoires, il y gagna, du moins, avec le sujet d’un beau et terrible pamphlet, les futurs Morticoles, ces désenchantements de l’orgueil scientifique qui donneront à toutes ses œuvres, plus tard, ce goût si passionnément amer, ce caractère si douloureusement exalté, de l’idéal et de la foi.

Mais n’avait-il point trop demandé à la science ? N’avait-il point exigé d’elle des éclaircissements que toutes les philosophies, toutes les religions, et Dieu lui-même, dans son recul d’intraversables nuées, nous refusent obstinément ? Et quels désenchantements nouveaux ne réservent point à une âme inquiète comme la sienne, qui veut des raisons à l’homme, à la nature, à l’univers, autres que celles de leur propre existence, la foi enflammée et le mysticisme dévorant de Suzanne ! La paix n’est jamais à celui qui pense, et la douleur est toujours à celui qui aime.

M. Léon Daudet n’écrit point pour s’amuser et nous amuser à de petites histoires romanesques, de petits adultères sans importance, de pauvres petites immoralités pour rire. Il n’écrit pas davantage pour uniquement sertir dans l’or des phrases creuses les joyaux du verbe éblouissant et nu. Il écrit parce qu’il y a en lui une force supérieure qui le pousse à écrire des choses essentielles, à crier ses pensées, à donner la vie et l’expression aux idées qui tourmentent son cerveau et y bouillonnent. C’est vraiment de lui qu’on peut dire qu’il est « un intellectuel » au pur sens de ce mot, si galvaudé, aujourd’hui. Non pas un intellectuel à la façon de ces psychologues, raisonneurs et classificateurs, systématiques et glacés qui, sous la morne vitrine de l’analyse, étiquettent et cataloguent leurs sensations, comme l’entomologiste ses insectes morts, le botaniste ses herbes desséchées. Esprit plein de sèves tumultueuses et d’activités grondantes, il est toujours en marche, toujours en galop vers les hauteurs. Rien ne l’arrête, et tout excite sa fièvre. Les obstacles et les gouffres, loin de les contourner avec des prudences minutieuses, il les franchit d’un robuste élan, au risque de se rompre les os. Les idées et les images — reflets des idées — se pressent, s’accumulent, flambent, chauffent la puissante machine de son cerveau, la maintiennent, constamment, à la plus haute pression, et elles le mènent, l’emportent, par fortes secousses, avec d’étranges trépidations, sur les sommets où rayonne la lumière divine de l’enthousiasme. Ardent jusqu’à la brutalité, passionné jusqu’à la fureur, il est inquiet aussi, jusqu’à la souffrance, devant tout ce que révèle d’inexpliqué la destinée humaine et la mystérieuse nature, sous sa double et même face de vie et de mort. Semblable au Guillaume Harlon de Suzanne, il est ce « nerveux que son cerveau dévore en l’exaltant, attaché à sa moelle par des liens de braise ».

Un des traits de son tempérament d’artiste et que j’aime, parce qu’il est rare, est une sorte de logique violente et passionnée qui l’entraîne à mener jusqu’au bout, même à travers les dangers les plus certains, ses idées, et ses images. Jamais un atermoiement, jamais une réticence. Il va son chemin, bravement et tout droit, jusqu’à ce qu’il arrive. Et il arrive toujours. D’aucuns lui reprochèrent, par exemple, dans les Morticoles, la scène du Lèchement de pieds. Moi je trouve admirable et supérieur que M. Léon Daudet n’ait pas reculé devant l’entière réalisation de cet écœurant et périlleux symbole. Et parce qu’elle fut entière, cette réalisation, parce qu’aucun hideux et repoussant détail n’y fut épargné, l’écrivain est parvenu à une beauté, en quelque sorte épique, là où d’autres, plus prudents, n’eussent atteint que le dégoût. C’est, au contraire, dans son accent de formidable exagération, de la plus belle, de la plus haute satire.

D’ailleurs, je cherche vainement quelqu’un qui soit doué, comme lui, de la faculté héroïque — plus rare qu’on ne croit — de la satire : non pas la satire essoufflée et grinçante qui salit de son rire baveux les idées qu’elle effleure et les hommes qu’elle frôle, mais la satire énorme, passionnée, qui vient des sources les plus profondes de l’enthousiasme déçu et de l’amour trahi, la satire justiciaire qui marque les faces et les choses de traits sanglants qui ne s’effaceront plus, la satire qui se hausse, comme un poème, jusqu’aux lyriques sommets du comique shakespearien. Car tout est énorme, passionné, et tout intellectuel — et cependant humain — en M. Léon Daudet, aussi bien les larmes que le rire, les idées comme les sensations, les réalités qui désespèrent, et le rêve qui, après l’exaltation de la minute divine, ne vous laisse que cette affreuse angoisse de n’avoir jamais été atteint.

Et tout cela, dans l’œuvre de M. Léon Daudet, qui est si complexe et si saisissant, offre un caractère d’improvisation torrentueuse, tant la verve éclate, se hâte, ne faiblit pas un instant, tant les idées abondent, se succèdent, grandes, riches, parées, étrangement cliquetantes, emportées au galop d’une imagination merveilleuse qui ne connut jamais la fatigue de créer. Pages, chapitres, livres entiers, écrits d’une seule haleine, dans la fièvre lucide, dans la griserie légère, et pourtant dans la possession de soi, pages, chapitres, livres, où l’on ne sent pas l’effort, le halètement qui font se crisper les doigts sur le papier, et tomber des fronts pâlis la sueur glacée de l’épuisement.

Je n’ai pas à parler ici de Suzanne, ce frémissant et admirable livre, tout chair et tout rêve, tout enfer et tout ciel, ce livre que nos lecteurs connaissent et qu’ils devront relire, et je laisse à M. Armand Silvestre, légitimement jaloux de ses prérogatives de critique, le soin et la joie de dire toute l’émotion où il m’a ravi. Mais une réflexion s’impose à moi, à propos de ce livre.

M. Léon Daudet a conquis définitivement sa personnalité. Avec Suzanne, plus encore qu’avec les Morticoles et le Voyage de Shakespeare, il s’est complètement débarrassé de ce qui, dans ses autres œuvres, parmi des beautés de premier ordre et des inventions personnelles, subsistait des lectures de sa première jeunesse. Ici c’est la vie, c’est la nature, c’est l’âme, c’est lui-même. Et je doute qu’on écrive sur la passion humaine rien de plus beau que le voyage des amants incestueux à travers l’Espagne « ardente et somptueuse », rien de plus tragique que la possession de ces âmes brûlées comme le sol rouge où ils assouvissent leur rage de luxure. Et je doute que le paysage mystique de la forêt où la terre d’automne boit le sang de la pécheresse qui se repent, trouve jamais un poète plus émouvant et plus magnifiquement inspiré.

1896.