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À bas la calotte/Texte entier

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Bibliothèque anti-cléricale (p. v-80).


UN SERMENT DE HAINE


AVANT-PROPOS


J’ai aujourd’hui vingt-cinq ans.

Il y a dix ans et quatre mois, en 1868, un homme et un enfant se trouvaient en présence, dans une étroite cellule de la maison de correction connue sous le nom de Mettray, près Tours.

L’homme était venu là, en visiteur de la colonie pénitentiaire. C’était à l’époque de la Noël. Tous les jeunes détenus, sauf un seul, — qui subissait la réclusion cellulaire, — avaient communié la veille, et le visiteur avait demandé à voir, par curiosité, cet enfant qui refusait ainsi, dans cet asile de souffrances morales, les consolations de la religion.

Le directeur avait fait remarquer que le détenu se trouvait en réclusion précisément à cause de ses sentiments irréligieux manifestés d’une manière un peu trop précoce : il était le fils d’un honorable négociant, homme profondément catholique, qui, désespéré de voir son enfant rebelle aux enseignements de l’Église, avait, après conseil de quelques prêtres[1], usé des droits de puissance paternelle inscrits dans le Code, requis l’assistance du parquet, et fait enfermer l’enfant. Et de la sorte, — en vertu de la loi qui laisse le père seul appréciateur des griefs qu’il peut avoir contre son enfant et qui l’autorise à infliger à celui-ci une peine pour laquelle en tout autre cas il faut la décision du tribunal, — un adolescent, n’ayant pas encore atteint sa quinzième année, avait été conduit par un gendarme, de Marseille à Mettray (deux cent quarante-cinq lieues !), et là, avait été cloîtré dans une cellule de quelques mètres carrés pour y rester jusqu’à sa majorité[2]. On n’avait eu à reprocher à cet enfant, avouait le directeur de l’établissement, aucun acte contre la morale ou la probité.

Le visiteur curieux avait donc tenu à ce qu’on lui montrât le jeune incorrigible. La cellule s’était ouverte. L’homme était entré.

L’homme portait une soutane.

Instinctivement, l’enfant recula : il avait l’horreur la plus profonde de tous ces individus du sexe mâle qui s’affublent d’une robe, de quelle couleur qu’elle soit.

La soutane du visiteur était violette.

— C’est donc vous, dit l’homme, qui n’avez pas voulu communier hier ?

— Oui ! répondit l’enfant.

— Vous n’êtes pas catholique ?

— Non !

— Seriez-vous protestant, par hasard ?

— Non !

— Juif ?

— Non !

— Qu’êtes-vous, alors ?

L’enfant se mordait les lèvres ; le ton narquois du visiteur lui donnait comme une sorte de rage.

— Je suis matérialiste ! fit-il en se redressant superbement.

L’homme eut un éclat de rire.

— Matérialiste ? répliqua-t-il ; qu’est-ce donc que cette bête-là ?…

Et il sortit, avec un sourire de pitié méprisante.

La porte de la cellule se referma.

L’enfant qu’on venait d’insulter crispa les poings.

Il fit, ce jour-là, un serment de haine. Il jura de consacrer toute sa vie à combattre ces hommes qui lui avaient aliéné le cœur de son père pour une misérable question de dissentiments religieux ; il jura de faire, jusqu’à son dernier jour, jusqu’à sa dernière heure, jusqu’à sa dernière minute, une guerre acharnée, sans trêve ni merci, à cette secte de gens — qu’on a appelés plus tard « les cléricaux » — qui, sous prétexte de croyance et de foi, victiment les enfants et rendent les pères bourreaux.

Ah ! il aimait son père, le jeune reclus de Mettray, et il l’adore encore, malgré tout ce qu’il a souffert !… Mais il déteste, il exècre, il hait les prêtres et la religion d’où lui sont venus tous ses maux.

Il aurait pu, comme beaucoup d’autres, garder pour lui ses convictions de libre-penseur, son incrédulité de sceptique. Eh bien ! non, sa vie se passera tout entière à lutter contre l’obscurantisme, à faire passer ses convictions dans les intelligences et sa haine dans les cœurs de ses concitoyens.

L’enfant, entrevoyant l’existence de luttes qu’il se préparait, se fixa une date pour commencer son grand assaut. Il se donna dix ans pour les escarmouches et jura que, lorsque sonnerait sa vingt-cinquième année, il entreprendrait l’œuvre suprême de destruction. Guerre où ne seront employées que des armes honnêtes, mais où toutes les armes honnêtes seront employées. Et, entre toutes, l’arme du ridicule ; car c’est la plus redoutable, la plus mortelle ; car il ne suffit pas d’assommer le jésuite avec des arguments, il faut encore le percer au cœur avec le poignard de la satire.

Je crée donc aujourd’hui — le reclus de Mettray, c’était moi — une Bibliothèque anti-cléricale. Chaque trimestre, un fascicule ; chaque année, un volume. Ce sera une œuvre populaire. Je veux me mettre à la portée de tous, je veux que mes écrits circulent de villages en villages, de mains en mains.

« Écrasons l’infâme ! » a dit Voltaire.

Ô grand Voltaire, moi ton humble fils, je reprendrai ta tradition, et je soufflerai partout la haine de la cléricaille.

Je suis jeune, j’ai l’avenir devant moi, je sens la foi de l’irréligion qui me brûle, et je suis à Paris, patrie de l’incrédulité…

L’homme qui me visita par curiosité, en 1868, a poursuivi son chemin. Il est à Paris, lui aussi. Voyez comme on se retrouve ! Il avait alors une soutane violette. Il porte aujourd’hui un chapeau rouge. C’est M. Guibert : en 1868 prélat à Tours, aujourd’hui cardinal-archevêque de Paris.

Prêtre, tu as nargué l’enfant dans sa cellule. Maintenant, je crache mon scepticisme à la face de tous les tiens.


Paris, le 21 mars 1879.




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À BAS
LA CALOTTE !

LES VOLEURS DE CADAVRES



Il y a quelque temps, mourait à Paris un républicain qui fut pendant sa vie l’incarnation même de l’honnêteté, Garnier-Pagès. Ce républicain n’était pas un citoyen ordinaire, un inconnu ; non, en 1848 il avait été ministre. Il n’était pas seulement connu comme républicain, mais aussi comme libre-penseur : jamais, pendant le cours de sa longue existence si bien employée, jamais il n’avait hanté les mauvais lieux de la dévotion, et lorsque, quelques années avant lui, son épouse s’éteignait, fidèle exécuteur des volontés suprêmes de la défunte, il la faisait enterrer civilement, c’est-à-dire proprement, convenablement, sans le concours grotesque de pleureurs bouffons et de chanteurs salariés.

Donc, ces temps derniers, Garnier-Pagès expirait dans les bras de son gendre, le député Dréo, encore un honnête homme, celui-là. Pendant son agonie, il n’avait fait appeler aucun prêtre, et ses derniers moments ne furent troublés par l’apparition lugubre d’aucun de ces sinistres rôdeurs de chevet.

Garnier-Pagès mort, qu’arrive-t-il ? Un individu se présente, et, au nom de sa parenté avec le trépassé, réclame le cadavre de celui-ci. Protestation de M. Dréo, le gendre, c’est-à-dire le fils que Garnier-Pagès avait choisi. L’autre, l’individu qui réclamait le cadavre, était aussi un fils du défunt, un fils même à un titre plus direct que l’autre, devant la loi ; mais, de ces deux hommes, lequel était le mieux l’enfant de Garnier-Pagès, celui que Garnier-Pagès avait procréé charnellement, et qui depuis sa naissance avait suivi une ligne de conduite diamétralement opposée à celle de son père ? ou bien était-ce l’homme qui, à l’âge où les opinions sont bien formées, avait été choisi par Garnier-Pagès, comme époux de sa fille et en quelque sorte comme son fils adoptif ?

Quoi qu’il en soit, malgré une vive et logique opposition aux prétendus droits qu’élevait l’enfant par la chair, l’enfant par le cœur dut, avec une douleur profonde, céder à l’autre, et Garnier-Pagès, républicain et libre-penseur, fut enterré religieusement, grâce à la complicité d’un fils par lui renié et avec lequel il avait cessé depuis longtemps tous rapports.

À peu près à la même époque, mourait également à Paris un autre républicain et libre-penseur, d’une réputation plus restreinte, mais enfin assez étendue pour que le doute ne fût pas permis sur ses croyances. Je veux parler d’Hippolyte Babou.

Hippolyte Babou n’était pas seulement un sceptique ; il était plus que cela : c’était un athée, et un athée professant publiquement l’athéisme, un athée athéisant. Écrivain, il avait passé sa vie à enseigner que nulle divinité n’est nécessaire à la marche de l’univers et que le dieu Jéhovah d’aujourd’hui est d’une authenticité pareille à celle du dieu Jupiter d’autrefois. Hippolyte Babou avait donc donné, toute son existence durant, des preuves indéniables de son matérialisme, c’est-à-dire de son hostilité raisonnée et convaincue à toute croyance religieuse.

Bien plus, ne voulant à aucun prix être enterré par les prêtres d’une Église quelconque, il avait déposé chez Me Vassal, notaire à Paris, boulevard de Sébastopol, un testament dans lequel il manifestait ses volontés à ce sujet.

Hippolyte Babou meurt donc. Il a la consolation d’avoir autour de sa couche des amis dévoués. Il expire en paix ; sa porte, jusqu’à la dernière heure, reste fermée à ces hommes noirs, monstres d’hypocrisie, qui se glissent d’ordinaire dans les chambres de nos moribonds, guettant le moment où ceux-ci n’ont plus conscience de ce qui se passe autour d’eux ; qui, pendant que les infortunés râlent, marmottent leurs patenôtres stupides et exécutent leurs ridicules momeries ; et qui, le lendemain, battant la grosse caisse sur la peau du cadavre, annonçant aux populations étonnées la grande conversion d’un malheureux pécheur enfin touché par la grâce, se font une réputation malsaine et criminelle aux dépens de la réputation d’un homme qui n’a jamais voulu d’eux.

Grâce à ses amis, l’honneur de Babou n’a pas à subir cette honte. En s’endormant dans l’éternel sommeil, il a l’assurance qu’aucune manœuvre indécente ne viendra sur son cercueil lui faire un renom immérité d’apostat.

Erreur ! À peine des mains dévouées ont-elles fermé les yeux de Babou qu’un parent se présente. C’est un magistrat. Il arrive de province, accompagné d’une vieille tante. Les amis du défunt sont congédiés et le cadavre de l’athée, trimballé de chapelle en église, emporte dans le tombeau la souillure de l’eau bénite.

Voilà ce qui se passe. Voilà ce qui se passe à Paris. Voilà les vols effrontés qui se commettent, sous l’œil même de la police, en plein dix-neuvième siècle, dans la capitale du progrès et de la civilisation.

Et les journaux enregistrent tout simplement ces crimes en disant : « Les obsèques d’Hippolyte Babou ont été religieuses. Le corps de Garnier-Pagès a reçu l’absoute à l’église Saint-Roch. »

Et c’est à peine si quelques voix s’élèvent pour protester contre ces détournements de cadavres, et les protestations, toutes timides, sont bientôt rentrées dans le silence.

Eh bien ! non, il ne sera pas dit que nous aurons laissé s’accomplir de pareils scandales sans pousser, du plus profond de notre poitrine, notre cri d’indignation.

Il faut que l’on nous entende. Il faut que la volonté de nos morts soit respectée. Il faut que les soi-disant défenseurs de la propriété soient mis désormais dans l’impuissance de voler les corps.

Eh quoi ! l’on condamne à des mois de prison le filou qui s’empare, dans une foule, du mouchoir ou de la montre d’un badaud, et l’on supporterait que des scélérats vinssent impunément voler les hommes eux-mêmes lorsque la mort les a fauchés ?

Est-ce que le citoyen n’a pas la propriété de son corps ? est-ce que le droit d’en disposer peut, à un moment quelconque, appartenir à un autre ? est-ce que l’homme, l’homme honnête, doit être exposé à devenir, après son trépas, la proie du premier coquin venu ?

Mais, s’il en était ainsi, si la loi qui protège les vivants se refusait à protéger les morts, qui me répond que moi, moi qui écris ces lignes, moi qui repousse de toute ma haine et de tout mon mépris les exploiteurs de la conscience et les charlatans spéculant sur la crédulité, moi qui, si un parent contraire à mes idées amenait à mon chevet un ministre de n’importe quelle religion, cracherais mon dernier soupir à la face du misérable, qui me répond, dis-je, qu’une fois devenu froid et inerte, je ne serai pas livré à ces gens que je déteste, sali par leurs attouchements ignobles, et arrosé de leurs liquides répugnants ? qui me répond que ma réputation de libre-penseur ne sera pas flétrie par les voleurs de mon cadavre ? qui me répond que l’on ne racontera pas que, ma dernière heure venue, j’ai renié les croyances de toute ma vie, et que, accumulant mensonges sur mensonges, infamies sur infamies, on ne fera pas de moi, physiquement et moralement, un butin que se partageront sans pudeur les brigands que j’exècre le plus !

Allons, c’en est assez ! c’en est trop ! Pour deux vols de cadavres qui ont fait quelque bruit, combien sont ignorés !…

Il est temps de mettre un terme à ces rapines aussi odieuses qu’inconvenantes. Il est temps que nos représentants aux Assemblées nationales, prenant en main les intérêts des honnêtes gens abandonnés aux rats d’église, déclarent que les volontés suprêmes des défunts doivent être respectées, même contre le gré de leurs parents, — car, dès l’âge de vingt et un ans, l’homme n’appartient plus qu’à lui seul ; — il est indispensable qu’une loi soit promulguée, loi condamnant aux peines les plus sévères tous ceux qui, détournant un cadavre soit par violence, soit à l’aide de ruse, auront fait ou essayé de faire démentir la vie d’un citoyen par son trépas.

Alors, nous aurons le droit de mourir en paix ; nous saurons que rien de nous, après notre décès, ne sera déchiqueté, et nous nous endormirons avec la consolante certitude que notre cadavre ne sera pas jeté en pâture aux corbeaux.




SUR LA MORT DE DUPANLOUP

I

Ça n’est pas clair !


Mon brave homme de père m’a fait élever, vous l’ignorez sans doute, partie chez les révérends jésuites, partie au séminaire ; son ambition était de me voir devenir curé. Vous voyez que ça lui a très-bien réussi.

Or, il y a six ou sept ans, un de mes anciens professeurs, aujourd’hui maître de chant dans une cathédrale, me rencontre et me dit :

— J’en ai appris de belles sur ton compte, mon garçon. Il paraît que tu as mal tourné. On m’a même dit que tu es plus impie qu’un rédacteur du Siècle et que tu passes ta vie à te moquer de notre sainte religion. Eh bien ! écoute un peu ce que te prédit un de tes vieux professeurs, qui avait cependant fondé sur toi de belles espérances… Tu mourras de mort violente. Quand Dieu est vivement irrité contre une de ses créatures, il lui envoie, à l’heure qui a été fixée d’avance là-haut, un trépas tellement foudroyant que l’infortunée victime de sa juste colère n’a pas même le temps de se confesser, et va en enfer tout droit… Tu as le cou court, mon garçon ; c’est une preuve que tu as déjà commis assez de crimes pour que Dieu t’ait marqué sur le livre du Destin comme devant périr d’une attaque d’apoplexie… Rappelle-toi ce que je te dis aujourd’hui. La mort subite est le châtiment dont le Tout-Puissant frappe ceux qu’il a l’intention de perdre pour l’éternité.

Là-dessus, l’abbé me fit une révérence majestueuse et tourna les talons.

Je n’ai pas oublié sa prédiction, et, c’est avec une vive terreur que je constate tous les matins que mes faux-cols mesurent quarante centimètres de tour, marque de la future punition que Dieu m’a réservée.

Donc, puisque, selon ces bons cléricaux, Monsieur Dieu n’est pas autre chose qu’un marchand de mort subite, je dois avouer que, s’il est un trépas qui ait eu le don de me plonger dans un abîme de réflexions bien amusantes, c’est, à coup sûr, celui de l’évêque Dupanloup.

Vous ne l’avez pas oublié. Cet aimable Dupanloup était florissant de santé. Il écrivait des brochures pieuses tous les trois jours ; il débitait de bons petits discours chaque semaine ; et quels formidables coups de poing il administrait ainsi périodiquement à cette coquine de libre-pensée !

Un beau matin, il alla faire un voyage à Rome, — pas comme Madelon, « pour implorer son pardon », mais pour décrocher un certain chapeau rouge après lequel il soupirait beaucoup.

Puis, il revint, et il paraît qu’il était l’homme le plus heureux et toujours le mieux portant du monde.

Patatra ! à ce moment-là, le télégraphe, comme un gros farceur qu’il est, s’est mis à annoncer partout :

— Dupanloup vient de claquer ! Dupanloup a cassé sa pipe.

C’était vrai, on ne peut plus vrai.

Moi, quand on m’a appris la mort de l’évêque d’Orléans, je me suis dit :

— Parbleu ! un homme qui n’avait pas de chapeau !… C’était fatal… ça devait arriver… un rhume de cerveau est si vite pincé… Tout le monde sait qu’un rhume mal soigné tombe sur la poitrine… Une bonne pleurésie… il n’en faut pas davantage pour enlever un homme en quelques heures…

Eh bien ! pas du tout, je m’étais mis le doigt dans l’œil. Ce n’était pas d’un rhume de cerveau que Dupanloup venait de mourir ; car il était revenu de Rome avec la promesse formelle de recevoir sous peu — et franco par la poste — le couvre-chef tant désiré.

Dupanloup était donc mort, non pas d’un refroidissement, mais d’une attaque d’apoplexie compliquée d’un accès de goutte.

Depuis ce jour-là, je me casse la tête, chaque fois que les terribles prédictions de mon ancien professeur me reviennent à l’esprit. Et j’avoue humblement que je n’y comprends plus rien.

Dupanloup supprimé brusquement, comme un simple libre-penseur voué à la colère divine, ayant eu à peine, au moment où il tapait de l’œil, le temps de recevoir sur l’occiput quatre ou cinq chiquenaudes à l’eau bénite, — voyez-vous, ça n’est pas clair, ça n’est pas clair.

« La mort subite est le châtiment dont le Tout-Puissant frappe ceux qu’il a l’intention de perdre pour l’éternité. » — On m’a dit de ne pas l’oublier ; je l’ai retenu.

Ah çà ! est-ce que Dupanloup n’aurait été toute sa vie qu’un mécréant déguisé ?

Alors, tout le beau zèle qu’il déployait en faveur de la religion, c’était donc de la frime ?

Tout ce qu’il nous racontait dans ses somnolentes brochures, c’étaient des blagues ?… il n’en croyait pas un mot ?

Eh bien ! c’est du joli !

À qui va-t-on pouvoir se fier maintenant ?

Dupanloup, un athée !… Dupanloup, un matérialiste !… Dupanloup, aussi incrédule au fond que Littré !… Dupanloup, frappé inexorablement tout comme je le serai, moi, par Monsieur Dieu, marchand de mort subite !…

Celle-là est roide, ma foi.

Oh la la ! oùs qu’est Veuillot, que je l’embrasse ?…


II

Une neuvaine, s. v. p. !…


J’ai reçu, hier, chez moi la visite de Dupanloup…

Tiens ! vous riez ?… C’est pourtant vrai.

Vous ne croyez pas aux revenants, vous ?… Parbleu ! vous n’avez pas la foi. Mais moi qui en suis imbibé depuis les pieds jusqu’à la tête, je puis vous affirmer que j’ai vu Dupanloup pas plus tard qu’hier.

J’étais dans ma chambre. Il pouvait bien être entre onze heures et minuit. Je dormais aussi profondément qu’un auditeur de M. de Broglie. Tout à coup ma fenêtre s’est ouverte, et un Monsieur en soutane violette l’a enjambée. Il n’avait pas de chapeau. C’était Dupanloup.

Je le considérai un moment. Je vous jure qu’il n’était pas disposé à rire : il avait l’air d’une âme en peine.

— Sapristi ! lui dis-je, je ne m’attendais pas à vous voir. Asseyez-vous donc, et dites-moi un peu ce qui vous amène ici.

— Ah ! Monsieur, si vous saviez !… murmura l’ex-évêque d’Orléans… ah ! je suis bien à plaindre !… Je suis en purgatoire…

— J’aurais dû m’en douter… Votre successeur a ordonné dans tout son diocèse des messes à n’en plus finir pour le repos de votre âme… C’est donc que vous êtes un profond scélérat.

— Hélas ! qui n’a pas commis dans sa vie quelques petites peccadilles ? Encore, si j’avais eu le temps de me confesser ! Vous savez que la confession efface tout… Mais, va te faire lanlaire ! j’ai été pincé par la mort subite… Pas une minute pour recevoir la moindre absolution… Tropmann, Dumolard, Billoir, Vitalis, sont au ciel, et moi, j’en ai encore pour soixante-treize mille neuf cent soixante-quinze ans quatre mois et trois jours à rôtir dans les flammes du purgatoire…

— Bigre ! ce n’est pas gai.

— À qui le dites-vous ?… Tenez, en ce moment, j’ai les apparences d’un pékin ordinaire ; vous ne voyez ni feu ni fumée autour de moi… Eh bien ! c’est ce qui vous prouve qu’il ne faut pas se fier aux apparences…

— Vous voulez dire ?…

— Je rôtis en ce moment, Monsieur… Oui, tel que vous me voyez, je cuis, je bous, je fris, je rissole… C’est comme ça !… On enseigne cela au catéchisme… Quand Dieu permet à une âme du purgatoire de venir rendre visite à un vivant, son passage sur la terre ne l’empêche pas de souffrir tous les tourments de l’horrible séjour… Ah ! si vous saviez ce que j’endure à l’instant même !… Vous me plaindriez, allez, vous qui avez bon cœur…

— Je vous plains, vous pouvez le croire, Monseigneur.

— Aïe ! aïe ! aie ! Ah ! c’est au bras… Mon Dieu ! assez ! pitié !… Assez de brûlures !… Aïe ! aïe ! aïe !… Maintenant, c’est la cuisse… Mon Dieu ! ayez pitié de ma cuisse !

— Voulez-vous un cataplasme ? Justement j’ai de la farine de lin.

— Merci. Les cataplasmes ne peuvent rien contre les tortures du purgatoire.

— Que faire alors ?

— Rien n’est susceptible d’adoucir mes tourments ; tout ce qu’on peut faire, c’est les abréger… Pensez un peu, soixante-treize mille neuf cent soixante-quinze ans quatre mois et trois jours…

— Oui, c’est assez long… Mais toutes ces messes que votre successeur à l’évêché d’Orléans a ordonné de dire pour vous, est-ce que ça ne vous est pas compté pour diminuer votre temps ?

— Ah ! Monsieur, ne m’en parlez pas… Pour qu’une prière ait de la valeur, il faut qu’elle soit faite avec conviction, et, entre nous, je dois vous avouer que ces malheureuses messes qui sont dites par ordre, sans un sou de bénéfice… enfin, vous me comprenez…

— Ma pauvre vieille, je te comprends.

— Quand une prière arrive au ciel, on la pèse… Il y a là-haut une balance pour ça… On met la messe dans un plateau, et pour qu’elle soit reçue, il est nécessaire qu’elle atteigne un poids fixé… Les messes que l’on dit pour moi n’ont pas de chance : à en juger par leurs dehors, elles semblent devoir peser des quintaux ; mais, je t’en fiche, une fois pesées, on reconnaît qu’elles valent tout juste des bulles de savon…

— Ce n’est pas drôle, ça.

— Non, ce n’est pas drôle… Et quand on fait l’autopsie, — car on fait aussi l’autopsie des messes là-haut, — c’est alors qu’on trouve de jolies choses dans l’intérieur des miennes !… Dans l’une, à l’offertoire, il y a un calcul qu’a fait le curé pour savoir ce que lui coûterait un lièvre à son dîner… Un autre, pendant la consécration de l’hostie, pensait à une de ses jeunes pénitentes… Un troisième, tout en communiant, se demandait quel cancan il allait inventer pour faire brouiller un ménage dont le mari ne fréquente pas les sacrements… Et cætera, et cætera… Bref, les messes, en général, mon cher ami, ne valent pas grand’chose auprès du bon Dieu… Une prière de petit bébé rose part mieux du cœur que toutes les patenôtres marmottées en latin par les curés plus ou moins salariés…

Cet aveu, dépouillé d’artifice, me fit prendre en profonde pitié ce pauvre diable de Dupanloup.

— Tenez, vous m’intéressez, lui dis-je… Ne pourrais-je rien faire pour vous abréger un peu votre temps de purgatoire ?

— Vous pouvez gagner des indulgences et me les appliquer.

— Mais vous disiez tout à l’heure qu’on avait beau appliquer des cataplasmes…

— Pardon, les indulgences ne sont pas des cataplasmes.

— Ah !…

— Ainsi, vous diriez, mais là, très-sérieusement, avec conviction : « Mon doux Jésus, je vous donne mon cœur », vous gagneriez cent jours d’indulgences ; en d’autres termes, vous enlèveriez cent jours de purgatoire à qui vous voudriez.

— Ce n’est pas plus malin que ça ?

— Non !

— Alors, attendez, mon brave… Laissez-moi faire un petit compte.

Je pris du papier, un crayon, et je posai quelques chiffres. Cet infortuné Dupanloup me regardait avec anxiété.

Quand j’eus terminé mes calculs :

— Vos 73,975 ans 4 mois et 3 jours de purgatoire font 27 millions de jours…

— Hélas !… Aïe ! aïe ! ma cuisse !…

— Je publie en ce moment, sous le titre de Bibliothèque anti-cléricale, des brochures qui se tirent à trente mille exemplaires ; cela me fait donc trente mille lecteurs.

— Sapristi ! je n’en ai jamais eu autant.

— Cela tient sans doute à ce que vos brochures, à vous, devaient être beaucoup trop intéressantes.

— Que voulez-vous ? on fait ce que l’on peut.

— Suivez bien mon raisonnement… Si chacun de mes trente mille lecteurs consent à dire une fois par jour : « Mon doux Jésus, je vous donne mon cœur », au bout de neuf jours vous êtes en paradis…

— C’est ce qui s’appelle une neuvaine.

— Eh bien ! mon pauvre patachon, je vais organiser une neuvaine à votre intention… Je vous dois bien ça, allez, après votre mort… vous m’avez assez fait rigoler pendant votre vie…

— Ah ! Monsieur, vous me comblez… Je vois que j’ai eu raison de venir vous trouver… Je ne vous embrasse pas, parce que je vous brûlerais.

Et sur ce, voilà mon revenant qui disparaît.

Or çà ! j’en appelle à tous mes lecteurs.

Voulez-vous, oui ou non, que nous tirions Dupanloup du purgatoire !

Oui, n’est-ce pas ?

Ça nous coûtera si peu et ça lui fera tant plaisir !

Eh bien ! pendant neuf jours, chaque soir en nous mettant au lit, disons tous, très-sérieusement en croyant que c’est arrivé :

« Mon doux Jésus, je vous donne mon cœur ! »


FALLAIT PAS QU’Y AILLE !



De temps en temps, nous lisons dans les journaux que des missionnaires français ont été quelque peu houspillés aux Indes, en Chine ou au Japon pour s’être mêlés de faire du prosélytisme en faveur de la religion catholique.

Là-dessus, les bonnes âmes ne manquent jamais de crier à l’abomination, de prétendre que l’honneur de la France est en jeu, qu’il faut relever l’injure infligée à nos nationaux et qu’une expédition à grand renfort de frégates cuirassées et convenablement munies d’artillerie est le seul moyen de laver la tache faite à notre drapeau.

Votre serviteur qui, lui, n’appartient pas à la confrérie des bonnes âmes, est bien loin de partager cet avis.

La nouvelle de missionnaires houspillés, voire pendus, le laisse profondément indifférent, et si jamais il prenait la fantaisie à notre République de renouveler l’expédition de Rome au profit de quelques sales jésuites tarabustés au Japon ou ailleurs, je conseillerais carrément la désertion à nos soldats, qui ne sont pas, en définitive, sous les drapeaux pour aller se faire tuer en l’honneur des curés.

Ce qui me pousse à tenir un pareil langage, c’est qu’il n’est pas un jour que nous n’apprenions que des missionnaires ont été maltraités dans quelques contrées de l’extrême Orient et que nos consuls ont été obligés d’intervenir en leur faveur.

Tout récemment encore, je lisais dans le Journal officiel « qu’un certain Mgr Ridel, évêque-missionnaire, avait été arrêté par le gouvernement de Corée (Chine) et qu’il avait fallu l’intervention de notre ministre plénipotentiaire à Pékin pour le faire mettre en liberté après une détention de plusieurs mois ».

D’abord, il s’agirait de connaître les actes dont s’est rendu coupable le Ridel en question pour que le gouvernement de Corée ait cru devoir le mettre en sûreté. Il est évident que ce n’est pas à propos de bottes ; et, étant donné d’une part le caractère éminemment pacifique et tolérant des Chinois, qui sont le peuple le plus doux de la terre, étant données d’autre part les pratiques peu honnêtes qu’emploient quotidiennement, — même chez nous — les jésuites pour ce qu’ils appellent « convertir les gens », il est facile de comprendre que le Ridel et ses complices en propagation de foi se sont livrés à des actes particulièrement vexatoires et à coup sûr répréhensibles.

Tout le monde connaît la légende inventée par les missionnaires sur les Chinois. Les Chinois, ont raconté partout les jésuites, sont des gens cruels qui donnent leurs enfants à manger aux cochons.

Il n’y a que les jésuites pour imaginer de pareilles fables.

D’après les rapports des capitaines marins qui ont exploré ces lointaines contrées, les Chinois sont au contraire d’un naturel doux et bon à l’excès, aiment leurs femmes et leurs enfants à l’adoration, et, loin d’être des sauvages, sont extrêmement civilisés, plus civilisés même que nous.

En effet, nous en avons eu la preuve à l’Exposition, où l’industrie chinoise occupait une des places les plus brillantes. Les Chinois font le long voyage de Pékin à Paris pour venir étudier notre industrie, comparer nos produits aux leurs, afin de tirer de cette comparaison le meilleur enseignement possible, et nous, Français, quand nous faisons le voyage de Paris à Pékin, c’est pour aller piller, bombarder, mitrailler, voler et convertir : on n’a pas oublié le pillage du Palais d’Été, et l’on n’ignore pas qu’il existe sous le nom d’Œuvres de la Propagation de la foi, de la Sainte-Enfance, du Rachat des petits Chinois, etc., des sociétés dont le but est d’envoyer continuellement en Chine des prêtres chargés de faire de la propagande en faveur de la secte catholique.

N’est-ce pas une vérité historique que les Chinois ont découvert l’imprimerie et inventé la poudre, je ne sais combien de siècles avant nous ?

Voilà certes qui prouve l’intelligence, le génie de ce peuple méconnu ; et pour attester la civilisation dont jouit la Chine, pour démontrer combien les Chinois sont portés au bien plutôt qu’au mal, il faut dire qu’ils appliquent à l’industrie les découvertes dont nous nous servons, nous, pour perfectionner les engins de destruction créés contre nos semblables : par exemple, la poudre qu’ils emploient exclusivement en feux d’artifice, pour l’embellissement de leurs fêtes ; aucun peuple n’a poussé aussi loin que les Chinois l’art de la pyrotechnie ; les navigateurs sont unanimes à déclarer qu’on est ébahi de l’emploi merveilleux qu’ils font de la poudre.

Telle est cette nation calomniée par les jésuites.

Quel intérêt ont ces misérables à nous représenter comme une immense horde de sauvages le peuple de la terre le plus avancé dans la voie de la civilisation ? — La réponse est bien simple : l’intérêt qui les guide partout et toujours, l’argent.

Étudions de près les missions, et voyons en quoi elles consistent :

1. C’est un moyen des meilleurs pour attirer les gros sous des imbéciles dans la caisse pontificale. Lisez les Annales de la Propagation de la foi, et vous verrez que les sommes récoltées chaque année sous ce beau prétexte se chiffrent par millions.

2. Avec les missions, on se débarrasse de quelques pauvres diables exaltés de bonne foi, qui prennent au sérieux les enseignements du Gésu. Exemple : l’abbé Gabriel du Juif-Errant, d’Eugène Sue. Ces bons prêtres existent, âmes naïves, hommes dévoués et simples qui ne rient pas lorsqu’ils rencontrent un autre augure. Aussi, ce sont des augures, gênants. Mais comme il est facile d’exciter leur imagination on les expédie aux Indes, en Chine, au Japon, dans les Montagnes Rocheuses, n’importe où, pourvu que ce soit bien loin ; on leur dit d’aller prêcher l’Évangile aux idolâtres, et ce sont ces pauvres diables qui paient les pots cassés par les autres et sur le dos desquels les différents ordres noirs se font la magnifique réclame qui défie toute concurrence et qui s’appelle « le martyre ».

3. Quant aux missionnaires qui ne sont pas sacrifiés par la Compagnie, quant à ceux que le Gésu envoie au bout du monde, mais qui en reviennent, ce sont ceux qui font marcher le commerce de l’ordre et qui en rapportent de jolis bénéfices. Ceux-là s’exposent le moins possible. Ce sont eux qui volent aux Chinois leurs petits enfants. Le coup fait, ils filent prestement du pays, retournent en Europe et viennent montrer aux fidèles badauds ces pauvres chérubins qu’ils ont, disent-ils, arrachés aux griffes de Satan. Les vieilles dévotes, les marguilliers gâteux pleurent d’attendrissement devant le dévoûment de ces bons Pères qui ont sauvé ces petits anges à la fois des flammes de l’enfer et de la dent des cochons. Pour peu que le boniment soit bien fait, pour peu que l’enfant ait été volé jeune et répète convenablement les réponses qu’il a apprises par cœur, les pièces de cent sous pleuvent dans l’escarcelle jésuitique, et les bonnes âmes, s’intéressent au sort des infortunés petits Chinois, ouvrent leurs bourses et leurs caisses, afin que les bons Pères aillent à Pékin en racheter le plus grand nombre possible.

Êtes-vous édifié maintenant, ami lecteur ? Comprenez-vous dans quel but les infâmes jésuites ont échafaudé légendes sur légendes, mensonges sur mensonges ? Au retour de leurs missions, au bout de toutes leurs calomnies, il y a de belles pièces d’argent ou d’or qui brillent, étincelantes, seule divinité que ces maîtres exploiteurs reconnaissent et devant laquelle ils se jettent à deux genoux.

Voilà pourquoi je n’éprouve jamais le moindre sentiment de pitié quand j’apprends que les Chinois ont écharpé quelques missionnaires. On a beau me dépeindre le massacre de ces Révérends Pères de la façon la plus touchante : instinctivement, je me demande quelle est la somme d’infamies qui est cachée derrière ces glorieuses palmes du martyre.

Fallait pas qu’y aille ! répondrai-je toujours à qui viendra me raconter les persécutions dont tel ou tel évêque a été victime en Chine ou ailleurs.

Qu’ont-ils à faire là-bas, tous ces individus à robe noire ou violette ? Ne peuvent-ils pas laisser les gens tranquilles ? Qu’importe à Dieu — si Dieu existe — qu’on l’adore sous le nom de Jésus, de Jéhovah, de Jupiter ou de Bouddha, pourvu que ceux qui prennent la peine de l’adorer se conduisent sur la terre honnêtement ! Pourquoi vouloir à toute force que les Chinois et les Japonais avalent des hosties au lieu de brûler du papier doré devant leurs statues ?

Voyons, je serais bien curieux de savoir ce que feraient nos prêtres de la secte catholique si on se conduisait à l’égard de leurs ouailles comme ils se conduisent envers ceux qu’ils flétrissent du nom d’idolâtres.

Je suppose que, demain, une bande de mandarins débarque en France ; je suppose que ces ministres de Bouddha entrent impétueusement dans une église chrétienne au moment de la messe, qu’ils escaladent l’autel, qu’ils brisent le tabernacle, qu’ils renversent les croix, les statues de madones et de saints, et qu’ils s’écrient :

« Peuple d’infidèles, écoute-nous. Nous venons te prêcher — la vraie religion. Depuis des siècles, tu croupis dans les ténèbres de l’idolâtrie catholique. Tu vois que tes saints et ton Dieu ne valent rien ; ce sont de faux dieux ; nous les avons brisés devant toi, et s’ils n’ont pas manifesté leur puissance en nous foudroyant, c’est que leur puissance n’existe pas. Peuple d’infidèles, apprends que le dieu vrai, c’est Bouddha !… Bouddha qui s’est incarné dans Brahma et dans Vichnou !… Lui seul est grand, lui seul existe, lui seul a créé le monde… Peuple d’infidèles, abandonne ta religion et prends la nôtre… Veux-tu, pour te convaincre, une nouvelle preuve de la fausseté de ton dieu ?… Tiens ! regarde ces hosties que tes prêtres te donnent comme contenant la divinité elle-même… Vois ce que nous en faisons, nous les jetons au vent, nous les foulons aux pieds… Ce ne sont que des fétiches… Ils ne peuvent rien contre nous qui sommes les envoyés du vrai Dieu… Comprends, peuple, que jusqu’à présent tu as été dans l’erreur et que tu ne t’es prosterné que devant de vaines idoles. »

Supposons, dis-je, qu’une bande de mandarins se conduise de la sorte. Il est absolument certain que bedeaux, marguilliers, sacristains et sonneurs de cloches se joindraient au troupeau des fidèles pour tomber à bras raccourcis sur nos missionnaires chinois ; monsieur le curé, sans prendre le temps de quitter sa chasuble, irait prévenir la police, et une nuée d’agents, envahissant l’église, aurait bien vite mis en état d’arrestation les ministres trop zélés du dieu Bouddha.

Et l’aventure se terminerait par une bonne condamnation aux travaux forcés prononcée en toutes règles par des tribunaux parfaitement convaincus, en vertu du Code qui punit le pillage en bandes organisées, en vertu de la loi dans laquelle figure encore le crime dit « sacrilège ».

Les catholiques se frotteraient les mains, et les gens qui ne pratiquent pas diraient eux-mêmes : « C’est bien fait. Tant pis pour les mandarins ! Ils n’avaient qu’à rester chez eux. Personne ne les obigeait à venir en France prêcher aux chrétiens la divinité de leur Bouddha ! »

Par conséquent, ce que je dirais des mandarins, je le dis des missionnaires jésuites. Ne peuvent-ils donc pas rester dans leurs couvents ? Qui les force à aller convertir les Chinois à leur Jésus et à sa maman-pucelle ! On les coffre, on les met au bagne, on les pend. Tant mieux ! C’est bien fait, fallait pas qu’y aillent !

Je vais même plus loin.

Puisque ces missions étrangères sont de nature à nous attirer à tout moment des difficultés avec des puissances amies, comme la Chine et le Japon, puisque nos consuls sont obligés de réclamer à tous moments des évêques et des vicaires apostoliques que ces gouvernements de l’extrême Orient fourrent sans cesse en prison (et ce n’est évidemment pas pour des prunes), puisqu’un jour ou l’autre une guerre peut éclater à propos de ces vilains corbeaux, le devoir du gouvernement serait de déclarer que les missionnaires n’agissent qu’à leurs risques et périls, que nos ambassadeurs ne doivent en aucune façon et sous aucun prétexte les protéger, et en outre nos députés devraient voter une loi interdisant sous les peines les plus sévères les œuvres comme celle de la Propagation de la foi et autres semblables. Il est défendu aux citoyens de se cotiser pour payer l’amende d’un journaliste condamné ; à plus forte raison, devrait-on interdire les cotisations ayant pour but d’envoyer à l’étranger des agents susceptibles d’attirer au pays des embarras diplomatiques dont l’issue peut, à un moment donné, nous être fatale.

Mais vous verrez que ce sera comme si l’on chantait Femme sensible sur l’air des Lampions.

Nous sommes tellement encroûtés en France, nous avons tant et tant de précautions quand il s’agit de toucher à un homme noir, qu’il se passera encore de beaux jours avant que la République se décide à comprendre que les jésuites n’ont pas absolument raison d’aller importuner les Chinois. En attendant ce jour, — que j’appelle de tous mes vœux, — notre ministère et ceux destinés à lui succéder ordonneront de plus belle à nos consuls de protéger ces vautours rapaces.

Si la Chine tolérait une association ayant pour but de recueillir des fonds à l’effet d’envoyer en France des prêtres bouddhistes, fanatiques et voleurs, notre gouvernement s’empresserait de faire un cas de guerre de cette tolérance coupable, et il n’aurait pas tort.

Pourquoi donc laisse-t-on la Propagation de la foi et l’Œuvre des petits Chinois s’épanouir chez nous dans toute leur beauté ?



Ne me parlez plus de saint Eustache !


Je n’ai qu’un regret, mais il est vif ; c’est d’avoir employé dix francs à acheter des billets de la Loterie nationale.

Je n’ai rien gagné du tout, pas même le gros lot de 125,000 fr. Et pourtant saint Eustache me l’avait promis.

Encore un joli fumiste que saint Eustache ! Aussi, je lui garde une dent… Non, je lui garde toute ma mâchoire !

Si jamais il me repince à lui faire une neuvaine, il fera chaud.

Écoutez mon histoire, âmes sensibles, c’est navrant.

Je ne suis pas pieux, mais je l’ai été ; il y a longtemps que je ne pratique plus, ce qui prouve que j’ai pratiqué. Je sais donc ce que c’est qu’une prière et comment on doit la faire pour qu’elle soit exaucée là-haut.

Comme j’ai déjà eu le plaisir de vous le dire, je m’étais payé dix billets de la Loterie nationale. J’avais quelque chance pour gagner ; mais la chance n’est rien, si on ne l’aide pas.

Alors, je me suis souvenu de mon jeune temps, des beaux jours de mon enfance, où je servais la messe, où j’agitais la sonnette au derrière de M. le curé.

Je me suis dit : — Je vais faire une neuvaine.

Une neuvaine ? Bien. Mais à quel saint ?

Vous savez, moi, je n’ai aucune préférence. Cet été, quand je suis venu voir l’Exposition, je suis descendu à un hôtel qui s’appelait l’hôtel Saint-Eustache. On y est très-bien. Donc, saint Eustache ne peut pas manquer de me porter bonheur.

Saint Eustache, mon ami, je vais te faire une neuvaine. Ce n’est pas plus malin que ça.

Et pendant neuf jours, — oui, Monsieur, pendant neuf jours, — tous les soirs, avant de me coucher, je me suis mis à genoux devant ma table de nuit, et là, à haute voix en me frappant la poitrine, j’ai récité trois pater et trois ave, en ajoutant à la fin :

— Saint Eustache, bon saint Eustache, faites-moi gagner le gros lot !

Jamais, je vous le jure, jamais de ma vie je n’avais prié avec autant de ferveur.

Tenez, je me rappelle très-bien ma première communion. Ah ! quel grand jour ! comme il est encore bien présent à ma mémoire ! j’étais au collége, j’avais onze ans ; le matin, d’ordinaire on ne nous donnait, au déjeuner, qu’une grosse soupe de pommes de terre. Dieu ! que c’était dégoûtant ! Ce jour-là, nous autres, ceux de la première communion, on nous fit déjeuner avec du bon café au lait, et, après, on nous permit d’aller, dans le parc du collège, nous ébattre parmi les plates-bandes de fraises. Oh ! les fraises ! ce que j’en ai mangé, ce matin-là !… Sans blague, le jour de ma première communion a été un des plus beaux jours de ma vie.

Eh bien ! la ferveur avec laquelle j’ai communié, en songeant au délicieux régal qui nous attendait, cette ferveur, qui n’était pas une ferveur en plaqué, n’approche pas de celle avec laquelle j’ai prié saint Eustache de me faire gagner le gros lot.

D’ailleurs, saint Eustache m’a parfaitement entendu, et, la preuve, c’est qu’une nuit il m’est apparu en songe.

— Mon enfant, m’a-t-il dit, je vois avec plaisir que tu reviens à des sentiments religieux. Aussi, je te récompenserai. Tu as dix billets, tu gagneras les dix plus gros lots.

— Oh ! saint Eustache, faites-moi gagner seulement celui de 125,000 francs, et je vous porterai à votre église un cierge gros comme ça.

— Merci, mon enfant. J’accepte ton cierge. Mais je veux te prouver combien est efficace la protection d’un saint comme moi. Tu as dix billets, je te le répète, tu gagneras les dix principaux lots.

Je vous laisse à penser si j’étais heureux. Pendant toute la nuit, j’ai embrassé mon traversin, le prenant dans mon rêve pour saint Eustache.

Eh bien ! je n’ai rien gagné du tout.

Fiez-vous donc aux prières ! mettez votre confiance dans les saints du paradis !

Voilà à quoi l’on aboutit.

Je vous demande un peu si ce n’est pas fait pour vous rendre à tout jamais matérialiste, libre-penseur, athée !

Et j’avais eu des revenez-y religieux ! et j’avais promis à saint Eustache un beau cierge !

Ah ! tu peux l’attendre, mon cierge ! Si tu n’as que celui-là dans ton église, mon vieux saint Eustache, je te réponds qu’elle sera mal éclairée.

Non, ne me parlez plus de saint Eustache ! il n’est pas permis de se moquer du monde à ce point.

Quand je pense qu’il y a peut-être en France la moitié des détenteurs de billets qui ont fait comme moi des neuvaines à un bienheureux ou à la Sainte-Vierge elle-même, et qui, comme moi, n’ont gagné que des ampoules aux genoux et de bons coups de poing dans la poitrine, tenez, je suis furieux.

Aussi, ma foi, je m’arrête, parce que, si je continuais à m’échauffer ainsi la bile, j’en dirais trop.

Profitez de mon exemple, mes amis, et, si vous avez des obligations turques, envoyez saint Eustache à la balançoire.


NOUVELLE SÉRIE

DE MIRACLES ABRUTISSANTS


Hosannah ! Vive la dame de Lourdes au plus haut des soleils et des lunes !

Cette semaine, elle s’est distinguée.

La semaine dernière, elle n’avait guéri qu’une quarantaine d’estropiés vulgaires ; mais, celle-ci, elle a opéré en grand, et personne ne pourra plus nier le caractère authentique de ses bienfaits, car c’est sur de hauts personnages qu’ils se sont étendus.

Les miracles, cette fois, ne sont qu’au nombre de dix, mais aussi quelle dizaine !

Lisez-moi ça, vous allez vous en lécher les doigts de pied.

Miracle no 1.

J’avais un œil… ou plutôt, j’avais deux yeux ; mais l’un des deux était en verre… Par conséquent je ne voyais que de mon œil sérieux.

C’était très-désagréable.

D’abord, ça ennuyait mes meilleurs amis, qui, à tout bout de champ, se fâchaient contre moi, sous prétexte que je ne les regardais que d’un œil.

Ensuite, à propos de bottes, les bonapartistes m’accusaient chaque jour de ne pas être un politique clairvoyant. Je sais bien ce que je vaux ; mais tout de même j’ai accompli le pèlerinage de Lourdes.

J’ai plongé dans la piscine.

Eh bien ! maintenant je vois comme un lynx. Mon faux œil est toujours en cristal, c’est vrai ; mais à présent il est doué comme l’autre de l’organe de la vue la plus parfaite. La nuit, lorsque je le dépose dans un verre d’eau sur ma table de nuit, il me permet de veiller tout en dormant, absolument comme Argus de la mythologie. C’est rudement commode, ça !

Et puis, quand je veux voir tout autour de moi, je n’ai qu’à prendre mon œil à la main, et-j’allonge mon bras, comme les limaçons allongent leurs cornes.

Je vais me faire coudre une paupière postiche dans le dos. J’y placerai mon œil de cristal quand j’irai à la promenade, et de cette façon je verrai tout ce qui se passe par devant et par derrière.

Si ce n’est pas un miracle, ça… alors !

Gambetta.

Miracle no  2.

C’est sur mon échine que, pendant un de mes voyages en Italie, eut lieu la célèbre bataille de Monte-Rotondo. C’est vous dire que je possédais une bosse convenable, puisque les garibaldiens et les zouaves du pape pouvaient se livrer sur elle à leurs combats.

Elle était si convenable que les myopes eux-mêmes la prenaient de loin pour le dôme du Panthéon.

J’ai accompli le pèlerinage de Lourdes.

Je me suis frotté l’échine avec de l’eau de la grotte ; et subitement je suis devenu aussi plat au physique que je l’étais déjà au moral.

Albert Millaud.
Rédacteur du Figaro.

Miracle no 3.

J’avais un défaut de langue très-prononcé. Je zézayais. J’étais obligé de ne parler que par phrases très-courtes, quand je voulais me faire comprendre ; sans quoi, ma voix se mettait à imiter le bourdonnement de la mouche, ce qui était très-rigolo, mais diablement gênant.

Et puis, le prestige !

Quand on s’appelle le duc de Broglie, il faut avoir du prestige, palsambleu !

Pour me guérir de mon zézaiement, j’ai suivi l’exemple de Démosthènes, je me suis fourré des cailloux dans la bouche. Ah ! ouiche ! ma voix avait l’air d’imiter le bourdonnement de toute une ruche d’abeilles. Je me serais flanqué des pavés plein le bec, si j’avais pu.

Alors, voyant mes efforts inutiles, je suis allé d’abord visiter le sanctuaire de Notre-Dame de Saint-Palais. La vierge de là m’a dit : « Imbécile ! il ne suffit pas de te bourrer la gueule avec des cailloux, il faut les avaler. »

Cette médecine m’a paru un peu roide ; mais, quand on a la foi, on n’y regarde pas de si près. J’ai donc avalé mes cailloux ; je suis devenu une véritable autruche. Résultat : aussi zézayeur qu’avant !

Enfin, j’ai accompli le pèlerinage de Lourdes.

Oh ! mes enfants, quelle riche idée j’ai eue là !… J’ai bu de l’eau de la grotte, et, vertu de ma vie ! j’ai maintenant le langage aussi limpide que la Source miraculeuse.

Je ne crains plus les phrases longues ; je puis même débiter des vers de Lorgeril.

Aussi, au premier ordre-moral, au lieu de prendre le portefeuille de la justice, je me nommerai professeur de diction au Conservatoire de Paris.

Duc du Broglie.

Miracle no 4.

Avez-vous vu des pots dans votre vie ? Oui, n’est-ce pas ?

Eh bien ! il est impossible que vous en ayez vu d’aussi sourds que ce que je l’étais il y a une semaine.

Quand la foudre éclatait, je croyais à un éternuement de quelqu’un de la société, et je disais : Dieu vous bénisse ! et quand on tirait le canon à côté de moi, je me figurais que c’était un bouton de mon pantalon qui venait de sauter et de tomber par terre, et je restais de longues heures à le chercher sur le parquet.

J’ai accompli le pèlerinage de Lourdes.

Mère de Dieu, soyez bénie !

J’ai, depuis que j’ai piqué une tête dans la piscine, l’ouïe d’une délicatesse extrême. Si je me promène au bas du clocher d’une église, j’entends marcher les fourmis à l’extrémité de la flèche, et quand je me trouve au théâtre, malgré le tapage de l’orchestre, je perçois même le bruit à peu près nul que font, en volant, les anciens fonctionnaires bonapartistes.

Prince de Joinville.

Miracle no 5.

Vous savez, c’est moi qui écris toutes ces petites brochures contre les libres-penseurs, contre les francs-maçons, contre les savants libéraux, contre les athées, etc.

C’est moi qui suis l’auteur d’un tas d’opuscules à 10, 15 et 25 centimes, dans lesquels je prouve, clair comme « un père de l’Église et un somnambule font deux farceurs », que trois personnes peuvent n’en faire qu’une, qu’au commandement d’un simple mortel comme moi, un morceau de pain devient aussi vivant qu’un vieux fromage, et qu’une femme, tout en restant vierge, est susceptible d’enfanter par l’opération d’un pigeon.

Mais ce que vous ne saviez pas, c’est que je suis aveugle, ou, pour parler plus exactement, j’étais aveugle il y a encore trois jours. Je ne jouais pas de la clarinette pour embêter les passants, mais j’écrivais des brochures, et cela revenait au même. Il y a même des gens qui auraient préféré m’entendre jouer de la clarinette.

J’ai accompli le pèlerinage de Lourdes. C’était bien le moins qu’un évêque qui prêche l’authenticité des miracles vint se faire guérir de sa cécité par la dame de Bernadette Soubirous.

J’ai pris un bain de siège dans la source même.

Eh bien ! maintenant, je vois. Je vois si bien que je puis vous affirmer qu’entre un pèlerin et un cornichon il n’existe absolument aucune différence.

Mgr de Ségur.

Miracle no 6.

Tenez, pour vous faire connaître quelle était mon infirmité, je vais vous narrer une simple anecdote.

L’autre jour je prenais un bain de mer. Comme je nage très-bien, même entre deux eaux, j’étais allé au large. Je faisais la planche, très-tranquillement, rêvant aux doux mois des ordres-moraux et chantonnant en faux-bourbon :

Joli mois de mai, quand reviendras-tu ?

Tout à coup je me sens piqué dans les environs du nombril par un tas de lances pointues et en même temps piétiné précipitamment sur le ventre.

Je lève la tête, et qu’est-ce que je vois ?

Une vingtaine d’individus qui m’enfonçaient des harpons dans la bedaine.

C’étaient tout bêtement des pêcheurs qui, voyant mon abdomen émerger des flots, m’avaient pris pour une baleine. J’ai eu toutes les peines du monde à les faire revenir de leur erreur.

Après ça, si quelqu’un soutient que je n’étais pas obèse, il faudra qu’il ait un fameux toupet.

Un ventre de ce volume était un meuble embarrassant.

J’ai accompli le pèlerinage de Lourdes.

Je me suis frictionné avec l’eau d’une fiole qu’on m’a vendue 1 fr. 50 et maintenant je suis devenu tellement maigre que, si l’on me frottait contre un mur, je prendrais feu.

Batbie.

Miracle no 7.

Mon corps n’était qu’un amas d’humeurs.

Pour un prince qui cherche à se marier, je n’offrais pas à ma future un époux bien engageant.

J’ai accompli le pèlerinage de Lourdes.

J’ai pris, comme tout le monde, mon bain dans la piscine. Dès cet instant mon sang est devenu si pur qu’au cas où les républicains — qui sont buveurs de sang, c’est connu — en auraient envie, ils pourraient en boire sans crainte d’être empoisonnés.

Oreillard IV.

Miracle no 8.

J’étais affectée, tout le monde le sait, de la maladie crépitante.

Si ça ne me gênait pas personnellement, ça gênait les autres, et des fois ça faisait moquer de moi.

Ainsi, dans un bal aux Tuileries, un soir, au beau milieu d’un quadrille, je ne pus retenir une décharge d’artillerie, et tous les danseurs se mirent à rire à gorge d’employés. C’est Louis qui était vexé !

J’ai accompli le pèlerinage de Lourdes.

J’ai fait saucette dans la piscine, en disant : « O bonne vierge, garissez-moi »

Notre-Dame a entendu ma prière ; elle m’a exaucée.

Depuis, plus un murmure, pas le plus petit zéphyr.

Ah ! mon Dieu que je suis t’heureuse !

Maintenant, je puis aller faire des promenades en mer. Les matelots ne me chanteront plus sous le nez :

Dieu ! le bon vent qui souffle dans nos voiles !
comme ils faisaient autrefois pour de rire. Les matelots, c’est des grossiers… Quel bonheur ! je pourrai faire tranquillement des voyages à bord d’une brique ou d’une galette, je verrai voltiger autour de moi les galants et j’entendrai les muettes crier !
Eugénie.

Miracle no 9.

Les amateurs de vélocipèdes me comprendront. Rien n’est aussi incommode que d’avoir une jambe plus courte que l’autre.

Quand on est sur son vélocipède, impossible d’aller en avant. Vous appuyez vos pieds sur les pédales ; va te faire lanlaire, le vélocipède se met à tourner comme si vous vous exerciez dans un cirque ; c’est la faute à la jambe la plus longue qui appuie trop de son côté.

J’ai accompli le pèlerinage de Lourdes.

J’ai trempé dans la source ma guibolle courte.

Ah ! Messieurs les gendarmes, ne m’en parlez pas.

Aujourd’hui, je me mets la tête en bas, je fais l’arbre droit, j’écarte mes jambes en l’air ; vous pouvez faire venir le premier géomètre venu, et lui dire de regarder son point de mire par-dessus mes talons. C’est plus exact qu’un niveau d’eau.

Chambord.

Miracle no 10.

Vous connaissez mon écumoire. J’en suis enfin débarrassé.

Allez, ç’a été dur.

Quelle scie ! Quand une petite femme me passait la main sur la figure en m’appelant son gros chien-chien vert, elle se foulait les doigts dans mes trous de grêle ; ça ne ratait jamais.

J’ai accompli le pèlerinage de Lourdes. J’ai fait tout ce qui était dans le programme et je m’en trouve bien.

C’est-à-dire que je suis devenu beau au point que maintenant les crapauds eux-mêmes se mettent à genoux devant moi.

Louis Veuillot.


À présent, j’espère bien que messieurs les esprits forts ne nieront plus l’évidence.

Voilà des miracles qui crient la puissance du Ciel plus fort que toutes les trompettes de Jéricho.

Mais si, par hasard, il se trouvait encore quelque incrédule parmi mes lecteurs, qu’il ait l’audace de le dire ; je l’enverrai, pour se convaincre, baiser le front aujourd’hui poli de Veuillot.

C’est d’ailleurs par la peau que le rédacteur de l’Univers a maintenant l’avantage d’être poli.


MAIS CHÂTREZ-LES DONC !


Encore un de la clique noire qui fait parler de lui ! Encore un de ces cochons ensoutanés qui vient de salir un enfant !

Cette fois, le misérable est un évêque, et l’enfant est une petite fille de treize ans.

On a arrêté le sale prêtre ; tous les journaux honnêtes vouent à l’exécration publique le nom de ce prélat lubrique qui se faisait appeler Monseigneur Maret, et c’est à qui plaindra la pauvre fillette que l’infâme a non-seulement déshonorée, mais encore, paraît-il, pourrie.

Et c’est là tout ce que l’on sait faire !

Depuis quelque temps il ne se passe pas une semaine sans que l’on apprenne un nouveau scandale clérical, quand ce ne sont pas plusieurs qui éclatent à la fois. On jette les hauts cris. Le parquet met en prison le coupable, lorsque celui-ci n’a pas été religieusement averti ; on le condamne plus ou moins ; les feuilles républicaines s’indignent, fulminent, publient le procès pour l’édification des mères de famille ; et puis… tout le monde s’occupe d’autre chose, en attendant que ça recommence, et c’est toujours la même chanson, toujours la même histoire, toujours la même comédie !

Ah çà ! est-ce qu’il ne serait pas temps de prendre une mesure énergique à l’égard de tous ces gaillards, de tous ces polissons dont les ignobles exploits soulèvent de dégoût le cœur même des habitués de cours d’assises ? Est-ce que, au lieu de fulminer et de s’indigner, il ne vaudrait pas mieux entreprendre une campagne dans le but d’amener un résultat sérieux ?

Quoi ! nos enfants sont chaque jour exposés à être souillés par des êtres plus vils que les brutes les plus infectes, et, quand un malheur arrive, on se contente de serrer les poings, de livrer à la justice le scélérat ! Et la société, notre société du dix-neuvième siècle, punissant seulement le forfait accompli, ne songe pas à en prévenir de nouveaux !

Quand comprendra-t-on qu’il n’y a qu’un seul remède, qu’un seul préservatif contre ces écœurantes explosions de libertinage et d’obscénité : — couper le mal dans sa racine ?

Raisonnons un peu.

Voici des gens, des hommes comme les autres hommes, qui viennent à nous, se rasent une partie du crâne, s’affublent d’une robe de couleur sombre, et nous disent : — « Maris, vous pouvez sans crainte nous introduire auprès de vos femmes ; pères, vous pouvez sans danger nous confier vos filles. Qu’avez-vous à redouter de nous ? Nous avons, sur les autels, prêté serment de chasteté. »

Donc, ces gens-là, parce qu’ils ont juré une chose impossible, doivent être crus sur parole ?

Quand un banquier quelconque prend un caissier, est-ce qu’il lui demande : — « Avez-vous fait vœu de probité ? » — Non, il exige de lui une garantie ; il lui fait verser un cautionnement répondant des sommes qu’il va lui confier.

Pourquoi la société, puisqu’elle tolère dans son sein des individus qui en définitive la déshonorent, pourquoi ne prend-elle pas vis-à-vis de ces individus des précautions matérielles ? Pourquoi, lorsqu’elle leur confie une école ou une paroisse, ne leur fait-elle pas à la porte déposer — ce que j’appellerai un cautionnement ?

Voyons ! l’être qui se couvre du manteau de la religion pour mieux accomplir ses turpitudes, le misérable qui invoque un serment de chasteté afin de séduire plus facilement les jeunes filles ingénues, cet être-là, ce misérable-là croit-il une seule minute à l’engagement solennel qu’il prend ?

Sous prétexte que dans le troupeau noir toutes les brebis ne sont pas galeuses, on ne se munit d’aucun préservatif contre la gale. On attend avec une stupide patience que les Messeigneurs Maret se démasquent et que la syphilis se soit déclarée chez les fillettes de treize ans. Alors, on dit : — « Nous connaissons maintenant une brebis galeuse de plus. »

Eh bien ! c’est du propre ! c’est cela qui fait honneur à notre civilisation !

Sous ce rapport-là, ma foi, je trouve les Turcs plus avancés que nous. Eux, au moins, ils ne confient leurs femmes et leurs filles qu’à des hommes dont ils sont matériellement sûrs.

Pourquoi ne prendrions-nous pas les mêmes précautions ?

Vous voulez être prêtre, pouvoir seul à seul causer dans les sacristies avec les personnes du beau sexe ? — Très-bien. Donnez-nous les arrhes de votre virginité.

Ah ! si la castration devenait obligatoire pour quiconque prétend jusqu’à la fin de ses jours rester pieusement célibataire, combien peu nombreux seraient les endosseurs de soutane ! Je vous garantis que le vin blanc de la messe n’aurait pas beaucoup d’amateurs et que le confessionnal serait souvent désert.

Et cependant, si, par mesure de moralité et d’hygiène, on imposait aux ecclésiastiques cette opération chirurgicale, auraient-ils le droit de protester ?

— Soyons logiques. Si Monseigneur Maret, en entrant dans les ordres, avait été diminué à la façon d’Abeilard et d’Origène, il ne serait pas aujourd’hui en prison et sur le point de passer en cour d’assises. Au lieu d’être le coq du village, il n’en eût été que le chapon ; situation moins agréable peut-être, mais plus avantageuse quant à ses conséquences finales.

Conclusion :

Le mieux, à la vérité, serait de purger complètement la société de ce monde-là.

Mais si, suivant le système de la République progressiste, selon les lenteurs de la politique de l’au fur et à mesure, nous devons, pendant encore quelques années, garder chez nous la clique noire, du moins mettons-la dans l’impossibilité de nuire physiquement, en attendant qu’elle n’ait plus aucune action intellectuelle ou morale.

Vous ne voulez pas nous débarrasser tout d’un coup de ces gens-là ? — Soit. — Mais alors, châtrez-les donc !



OÙ SONT LES TRIPES ?


L’autre jour, il pleuvait, je m’ennuyais à mourir, et voilà que je pensais à de drôles de choses.

Je repassais dans ma mémoire l’histoire de la résurrection du Christ.

N’avez-vous pas remarqué que c’est toujours par les temps de pluie et d’embêtement que l’on pense aux choses rigolottes ?

Tout à coup, tandis que je me remémorais les divers incidents des funérailles de celui que les chrétiens appellent un Dieu et les Juifs un imposteur (deux religions également autorisées, cependant), tandis que je me rappelais la vieille légende d’après laquelle les saintes femmes prirent le corps du Christ, l’embaumèrent et le déposèrent dans un sépulcre appartenant à un nommé Joseph d’Arimathie, cette question de l’embaumement me trotta longtemps dans la cervelle d’une façon fort irrévérencieuse.

Pour que les saintes femmes aient embaumé le Maître, il faut qu’elles l’aient d’abord vidé comme on fait à une vulgaire poularde ; après quoi, on a remplacé ses intestins par des aromates et des parfums, etc., etc.

Mais l’Évangile nous apprend que le Christ est ressuscité trois jours après qu’on l’a eu enseveli.

C’est donc qu’il est sorti du sépulcre vivant, mais sans intestins. On n’a jamais entendu dire que lesdits intestins désertèrent le bocal dans lequel on les avait sans doute placés ; aucun évangéliste ne fait mention de ce petit détail qui aurait été pourtant intéressant.

Alors, où sont les tripes ?

J’en appelle à tous les gens de bonne foi, où sont les tripes ?

Les dévots vont me répondre : Dieu n’avait pas besoin d’intestins pour vivre.

Très-bien ! je vous l’accorde. Du moment que saint Denis s’est promené au bois de Boulogne en portant sa tête sous le bras, je consens très volontiers à ce que le Christ ait passé quarante jours complètement dépourvu d’entrailles ; cela m’importe peu.

Ce que je vous demande, c’est de me dire où sont les tripes.

Oh ! ce n’est pas que j’aie envie de me les faire apprêter à la mode de Caen !… Ne vous inquiétez pas, je vous les laisse pour le cas où vous voudriez inventer une « communion partielle ». Mais que voulez-vous ? je suis né très-curieux, et je meurs d’envie de savoir où sont les tripes.

Voyons, frère Veuillot, ne me laissez pas comme cela dans l’incertitude.

Les divines tripes existent-elles quelque part, oui ou non ?

Sinon, expliquez-moi comment elles ont pu disparaître, tandis qu’on a recueilli tous les autres morceaux ou objets ayant appartenu au Christ ou l’ayant seulement touché, tels que le mouchoir avec lequel sainte Véronique lui a essuyé la frimousse, la croix sur laquelle il a expiré (en a-t-on assez vendu des fragments de cette vraie croix), la lance qui lui a percé le cœur, le saint prépuce, la couronne d’épines, etc., etc.

Si oui, c’est-à-dire si les intestins du Seigneur n’ont pas été égarés, eh bien ! je demande qu’on les exhibe, et que l’on inaugure un pèlerinage, et que l’on bâtisse une chapelle, et qu’il pleuve des miracles à faire enrager Fourvières, Lourdes et la Salette.

Allez-y donc gaîment, mes très-chers frères, organisez grandement cette dévotion à laquelle vous n’avez pas encore pensé, la dévotion aux Saintes-Tripes.

Je vous jure que vous aurez un succès fou. Tenez, je suis tellement certain de la réussite que je m’inscris d’avance pour cent actions.


POURQUOI SAINT JOSEPH

SE LAISSA MANGER LA TÊTE PAR UN RAT

Clairon, de la Mulatière, à Lyon, est une ancienne domestique, qui, après avoir passé cinquante-cinq ans au service de divers bourgeois, vit, retirée, du petit pécule qu’elle a su économiser et qui, joint à un héritage provenant d’une tante de Bourg-en-Bresse, lui forme un certain et assez confortable capital. À l’époque où elle mettait le bœuf en daube pour le compte de ses patrons, Clairon a dû souventes fois faire danser l’anse du panier… Que dis-je ? elle a dû lui faire exécuter des cabrioles effrayantes, des sauts vertigineux ; car, bien qu’elle n’ait jamais gagné plus de trente-deux francs par mois, elle est aujourd’hui à la tête de plusieurs valeurs de différentes villes et de différents États, parmi lesquelles il faut compter deux obligations de la ville de Paris, cinq actions des chemins de fer lombards, une du canal de Suez, et de quatre Ottomanes. Et pourtant Clairon est d’une dévotion véritablement édifiante ! Ceci dit pour les obligations du Grand-Turc, et non au sujet des quadrilles de l’anse du panier, lesquels sont légitimement autorisés par saint Loyola sous le nom de « compensations occultes ».

Donc, Clairon possède quatre Ottomanes ; quand elle les a achetées, ç’a été dans l’espoir de gagner le gros lot de six cent mille francs. Enlever plus d’un demi-million aux sectateurs de Mahomet, quelle œuvre pie !…

Or, la dévote Clairon, en vieille fille au courant des propriétés particulières de chaque saint, avait installé, dans une niche tapissée de papier bleu constellé d’étoiles jaune d’or, une magnifique statue de saint Joseph, fabriquée d’une sorte de pâte graisseuse d’un blanc grisaille, matière dont j’ai complètement oublié le nom (qui finit en ine, comme « stéarine ») et qui contient pour le moins autant de suif de chandelle que de carton mâché. Personne n’ignore que saint Joseph a deux spécialités : faire marcher les affaires et procurer de bons numéros à la conscription. Clairon n’avait pas chez elle l’époux de la Vierge Marie pour obtenir, à l’occasion, les faveurs du tirage au sort, puisqu’elle n’appartient pas au sexe qui paie l’impôt du sang. C’était donc pour l’autre motif. Ajoutons pourtant, en toute justice, que, chez l’ancienne cuisinière, saint Joseph se trouvait en bonne compagnie ; il y avait là, chacun sur sa petite étagère, sainte Barbe qui préserve de la foudre, saint Antoine qui fait retrouver les objets perdus, saint Dominique qui guérit les cors aux pieds, saint Christophe qui empêche les tremblements de terre, saint Justinien qui éteint les feux de cheminée, sainte Monique qui facilite les digestions, et saint Jérôme qui éloigne les mauvaises pensées ; en revanche, pas la moindre trace de saint François Régis qui, chacun le sait, procure à ses ferventes solliciteuses la rotondité abdominale qui est le fait des femmes enceintes. Clairon, célibataire obstinée, n’avait nul souci de ce saint-là. Mais pour saint Joseph, quels soins ! quelles prévenances ! Jamais habitant du Paradis ne fut autant choyé et dorloté.

Il est vrai que, de son côté, saint Joseph était pour Clairon, de la Mulatière, le plus efficace des protecteurs. Ainsi, un jour que la pieuse fille avait eu un procès-verbal pour paillasson secoué par la fenêtre, saint Joseph avait arrangé l’affaire et empêché la contravention qui aurait pu en résulter : Clairon, qui avait eu le bon esprit de faire une neuvaine à son saint, et d’inviter le dimanche à dîner M. Duboudin, le commissaire du quartier, vit tomber l’affaire dans l’eau.

Bien des fois, lorsque Clairon se faisait du mauvais sang pour le paiement de ses coupons, en voyant ses actions baisser sur le bulletin de la Bourse ; elle n’avait qu’à brûler un cierge devant l’image du père putatif du petit Jésus, et les actions remontaient, et le paiement des coupons s’effectuait sans la moindre difficulté. C’était charmant.

Clairon avait monté dans le quartier de Fourvières un petit magasin de mercerie et objets de piété, qu’elle faisait tenir par sa nièce, Justine Varoquet, à qui elle devait laisser le fonds de commerce après sa mort, tout en l’exploitant elle-même de son vivant. Quand un client se faisait un peu trop tirer la manche pour payer, Clairon adressait une prière à saint Joseph, et le client dénouait les cordons de sa bourse. Parfois, cependant, il y avait un peu de tirage, comme on dit ; la simple prière ne suffisait pas ; Clairon, alors, disait une oraison jaculatoire, et si l’oraison jaculatoire n’amenait pas immédiatement un bon résultat, Clairon avait recours à un petit truc : elle mettait saint Joseph en pénitence.

— Ah ! saint Joseph ! disait-elle en retournant la statue la tête contre le mur ; ah ! vous avez supporté que Pitalugue, de la Croix-Rousse, laissât protester son billet ?… C’est comme ça que vous veillez sur les intérêts de votre fidèle dévouée I… Eh bien ! je vous laisserai en pénitence jusqu’à ce que vous ayez décidé Pitalugue à me payer.

Et, pour faire enrager saint Joseph, elle mettait un beau bouquet de cassis devant la niche de saint Dominique, le patron des cors aux pieds. Le lendemain, l’huissier se présentait chez Pitalugue, et Pitalugue payait. Je le répète, c’était charmant.

Or, voici ce qu’un beau jour, — ou plutôt un vilain jour — il arriva. Une mauvaise petite province, l’Herzégovine, dont on n’avait jamais entendu parler, se mit en insurrection contre le gouvernement musulman ; les obligations ottomanes baissèrent, la guerre éclata et le bruit se mit à courir que le sultan ne paierait pas ses coupons à l’échéance, Clairon adressa à son protecteur prières sur prières, oraisons jaculatoires sur oraisons jaculatoires, fit brûler des cierges sur lesquels étaient collées de petites bandelettes de papier doré ; rien n’y fit, les Ottomanes étaient entrées dans la voie de la dégringolade et semblaient ne pas vouloir s’arrêter sur cette pente funeste. Saint Joseph fut tancé vertement, et on lui tourna la tête contre le mur. Le jour de l’échéance arriva, et, au lieu de payer en argent, le Grand-Turc donna moitié espèces, moitié papier. Furieuse, Clairon dégarnit la niche des vases de fleurs artificielles et en orna l’étagère de saint Christophe. Le Monténégro, une autre province dont les habitants devaient bien être tous enfantés par l’enfer, se révolta à son tour, et les actions baissèrent de plus belle. De plus en plus furieuse, Clairon décolla la tapisserie bleue à étoiles d’or, et saint Joseph se trouva le nez contre la muraille nue et raboteuse, tandis que des tas de chandelles et de veilleuses brûlaient nuit et jour aux pieds de ses confrères en sainteté.

— Cette fois, saint Joseph, dit la vieille fille, j’espère que vous allez me faire rendre justice et palper ce qui m’est dû ?…

Ah ! bien oui ! à la seconde échéance, le sultan ne paya ni en argent ni en papier.

Clairon enleva son lis au patriarcal bienheureux, et le plaça du haut en bas sous le bras de sainte Monique. La Serbie se joignit à l’Herzégovine et au Monténégro.

— Ça se gâte, saint Joseph, ça se gâte, répétait Clairon entre les deux dents qui lui restaient ; vous vous obstinez, saint Joseph ! Tant pis pour vous ! Je finirai bien par vous mettre à la raison.

Et là-dessus elle enleva à la statue son auréole et la plaça irrévérencieusement sur l’oreille droite du compagnon de saint Antoine. Saint Joseph, dans son coin, devait en crever de dépit ; mais, entêté comme un vieux barbon qu’il était, il n’en laissa rien paraître. Et les obligations baissaient, baissaient toujours.

Désespérée, la vieille fille prit une suprême résolution. Elle descendit saint Joseph à la cave, et le mit par terre dans le coin aux bouteilles cassées. Puis elle attendit.

Au bout de quelques jours, la curiosité la prit d’aller voir quelle piteuse mine le saint faisait, et elle éprouva le besoin de le narguer. Elle descendit donc à la cave doucement, bien doucement, s’accroupit devant la porte et regarda par le trou de la serrure. Un rayon de demi-jour descendait sur la statue. Ô surprise ! saint Joseph bougeait, remuait sur son lit fangeux.

— Miracle ! s’exclama Clairon.

À ce cri, un léger bruit se fit entendre au milieu des tessons de bouteilles, et la statue retomba dans l’immobilité. Ouvrir la porte et entrer fut pour Clairon l’affaire d’une seconde. Elle se baissa, ramassa saint Joseph, le retourna dans ses mains pour l’examiner de plus près. Horreur ! saint Joseph n’avait plus de tête ; un gros rat la lui avait mangée.

Pour le coup, Clairon n’y vit plus. Cette absence de tête était le présage de quelque grand malheur. Sans doute, elle était allée trop loin dans la série de ses pénitences ; son protecteur s’était fâché et l’avait abandonnée ; qui sait si maintenant il n’allait pas lui faire sentir tout le poids de son courroux ?

— Saint Joseph est le plus puissant de tous les saints, se disait-elle ; s’il s’est laissé manger la tête par un rat, c’est qu’il a ses motifs ! Malheur ! cent fois malheur ! Abomination de la désolation !

Clairon jeûna. Clairon se couvrit le corps d’un cilice. Clairon s’administra soir et matin vingt-cinq coups de discipline à la chute des reins. Clairon coucha par terre, sur le parquet, après y avoir répandu les cendres de sa lessive. Et tous les jours, et toutes les nuits, Clairon répétait en larmoyant :

— Ah ! saint Joseph ! grand saint Joseph ! pourquoi vous êtes-vous laissé manger la tête par un rat ?…

Enfin, le chaste époux de la virginale mère de Jésus eut pitié des larmes de sa servante, et il lui apparut en songe. (Prière au typographe de ne pas mettre : en singe.)

— Clairon, lui dit-il, sais-tu pourquoi cette fois je n’ai pas voulu prendre tes intérêts, et par conséquent pourquoi, sourd à toutes tes supplications, je me suis retiré de toi au point de me laisser manger la tête par un rat ?… Le sais-tu ? Clairon, le sais-tu ?… C’est parce que les saints catholiques ne peuvent pas se mêler des affaires de leurs fidèles, quand ces affaires sont en même temps celles des impies mahométans !… Ah ! tu n’avais pas songé à cela, Clairon !… la soif du gain t’avait aveuglée !… Tremble, Clairon ! et si tu veux que je veille de nouveau à ta prospérité, débarrasse-toi de tes Ottomanes à n’importe quel prix !

Clairon ne se le fit pas dire deux fois. Le lendemain, elle vendit ses quatre obligations turques au vingtième de leur valeur nominative. Le surlendemain, la paix était signée avec les provinces révoltées ; les Ottomanes reprenaient un cours ascensionnel qui faisait la joie des agioteurs ; mais, sans éprouver la moindre peine de cela, Clairon, à genoux devant la statue réinstallée dans sa niche avec tous ses ornements, parmi lesquels une tête neuve, Clairon disait, en se frappant la poitrine :

— Doux et aimable saint Joseph, mon vénérable protecteur, pardonnez-moi d’avoir été cause que vous vous soyez laissé manger votre tête par un rat.


À M. LOUIS VEUILLOT

Rédacteur en chef de l’Univers

Cette lettre a été publiée récemment en réponse à deux attaques consécutives du journal l’Univers.

Je me hâte de vous dire que M. Louis Veuillot s’est bien gardé de répliquer.

Monsieur,

Voilà deux fois que vous me faites l’honneur de me prendre personnellement à partie dans votre peu estimable journal.

La première fois, vous m’avez qualifié de lanternier ; aujourd’hui, vous m’appelez sauvage retour de Suisse, propagateur de doctrines infâmes, étrangleur de prêtres, mots qui, sous votre plume, ont la prétention d’être des insultes, et ne sont que des sottises, tout au plus des grossièretés.

Je mets même à part lanternier, qui me procure un sensible plaisir, cette qualification ne pouvant qu’être agréable à un journaliste satirique qui se plaît à proclamer en notre immortel Rochefort le roi du pamphlet.

Passons donc aux autres épithètes dont vous me gratifiez avec autant de malveillance que de maladresse.

Selon vous, Monsieur, je suis un sauvage.

Soit : je le veux bien, si vous représentez, vous, le type de l’homme civilisé.

Oh oui ! si jamais vous et vos pareils parveniez à établir votre civilisation dans notre France, déjà trop malheureuse de vous compter au nombre de ses habitants, — c’est dans les plus beaux parterres de fleurs que l’on trouve les plus hideux crapauds, — si jamais votre prêtraille, votre moinaille et votre mitraille arrivaient à imposer comme autrefois à notre généreux pays la religion d’absurdités et d’inquisition que vous préconisez quotidiennement dans l’Univers, ce jour-là, je le jure, je m’enfuirais au fond des forêts les plus reculées, j’abandonnerais volontiers ma patrie pour n’importe quelle île déserte, où les serpents et les vipères que je rencontrerais seraient, Monsieur, reptiles moins venimeux que vous.

Vous parlez de sauvages ?… Mais les anthropophages eux-mêmes sont au-dessus des hommes civilisés de votre espèce. Les anthropophages ont à leurs sanglants sacrifices une excuse : l’appétit ; — vous, vous torturez les gens pour le plaisir, et vous les brûlez vifs pour la plus grande gloire de votre dieu.

Ayant à choisir entre le kanack et le prêtre, je n’ai pas d’hésitation, et, si je suis un sauvage, je ne serai jamais, croyez-le bien, de ceux à qui vos missionnaires volent leurs enfants.

Vous m’appelez retour de Suisse ?

Pauvre esprit que vous êtes !

Vous ignorez donc que la Suisse est en Europe le foyer de l’instruction et de l’honnêteté !

Vous écrivez le nom de ce pays libre avec une sorte de rage, parce que votre ultramontanisme y est pulvérisé, parce que les évêques en sont bannis, parce que tous vos vices cléricaux y sont étrangers, parce que votre Syllabus y est l’objet de la risée publique, parce que vos tendances anti-humaines y sont unanimement exécrées.

Vous, dont la patrie est le Vatican, vous osez baver sur la Suisse, vous osez opposer Rome à Genève !

Eh bien ! comparons la ville des papes et la ville de Jean-Jacques, comparons l’Helvétie qui, la première entre toutes les nations, a secoué le joug du catholicisme, et l’Italie, qu’ont empoissonnée vos Borgia et que souillent encore vos myriades de basiliques et de couvents.

Un seul point me servira à établir une comparaison. — En Suisse, quand un crime se commet, c’est un véritable événement ; les meurtres s’y comptent, les attentats aux mœurs y sont inconnus. En Italie, cela a été établi par la statistique officielle, les crimes et les délits contre la pudeur commis par les ecclésiastiques s’élèvent annuellement à deux mille environ.

Et c’est vous, pèlerin de Rome, qui avez l’audace de me rappeler mon séjour de deux ans en Suisse, comme s’il s’agissait de quelque chose de honteux !

En vérité, Monsieur, la colère vous fait déraisonner.

Il est vrai que la raison et vous n’avez pas souvent cheminé ensemble.

Quant à l’accusation que vous me lancez de propager des doctrines infâmes, je me contenterai, pour la réfuter, de vous dire que ces doctrines que je professe sont en même temps celles d’hommes honnêtes et illustres qui s’appellent, en littérature, Molière et Victor Hugo, en science, d’Alembert et Newton, en philosophie, Voltaire et Diderot, en politique, Robespierre et Marat.

Ces hommes-là, Monsieur, ont laissé et laisseront dans l’Histoire une trace lumineuse comme un rayon de soleil. Vous, vous marquerez votre passage par un sillon infect et d’un luisant éphémère, comme celui que laisse sur les murs un limaçon puant.

Allez ! vous aurez beau appeler infamie les principes de la liberté et de la raison ; vos injures de nain n’atteindront jamais les géants auxquels elles s’adressent.

Le grand Voltaire a dit quel est l’infâme qu’il faut écraser, et, malgré vos soubresauts de bête féroce blessée au bon endroit, ce nom d’infâmes vous restera, à vous tous, artisans de superstitions, allumeurs de bûchers !

Enfin, pour ce qui est des velléités d’étranglement de prêtres que vous me reprochez par allusion à une phrase de Diderot rappelée par moi dans un banquet républicain, je ne vous donnerai pas la satisfaction de me voir apporter à mon toast un palliatif que vous attendez peut-être.

Non, Monsieur, mille fois non ! Les prêtres, tels que vous les comprenez, c’est-à-dire non pas les ministres d’une religion d’amour et de mansuétude, mais les ministres exécuteurs des assassinats cléricaux, les ivrognes sanguinaires de la Saint-Barthélemy, les égorgeurs atroces dont vous avez fait des saints comme Dominique et que vous évoquez à vos jours de terreur blanche comme Torquemada. Tous ces sicaires en soutane qui sont la honte du genre humain mériteraient, chaque fois qu’ils apparaissent à la surface du globe, d’être exterminés, ainsi qu’on extermine les monstres dangereux.

Par prêtres je n’entends pas parler de ces prolétaires du clergé dont la vie n’est qu’abnégation et dévoûment et qui vous servent inconsciemment de marchepied ; je n’ai nullement en vue ces apôtres égarés qui mettent en pratique les maximes dont vous faites fi, et qui sont si aveuglément honnêtes qu’ils ne voient pas votre malhonnêteté. Oui, ils existent, — et je me plais à le dire, — ils existent au sein même de vos turpitudes, comme pour mieux les faire ressortir : ils existent, les hommes vraiment bons, vraiment charitables, qui obéissent au précepte : « Aimons-nous les uns les autres » ; ce sont les roses qui poussent au milieu des orties, les perles que l’on trouve au milieu du fumier. Ceux-là, je les vénère n’ayant pour vous aucune considération ; je les aime autant que je vous hais.

La bonté n’a pas d’opinion politique ou religieuse ; je salue les bienfaiteurs de l’humanité, quelles que soient leurs erreurs mentales ; pour moi, les abbés de l’Épée, les Fénelon, les Vincent-de-Paul sont sur le même piédestal que les Jenner, les Michel de l’Hospital et les Raspail.

Les cléricaux qu’il faut étrangler, ce sont les Bazile et les Tartufe, pour ne citer que des noms de comédie ; mais il en est d’autres qui vivent en chair et en os, que vous connaissez, et vous comprendrez que je ne les nomme pas.

Ah ! que n’a-t-on étouffé à leur origine les Delacollonge, les Léotade et les Mingrat, race odieuse toujours renaissante comme la vermine ? Et, tout récemment encore, que n’a-t-on étranglé Baujard et le prélat Maret avant leurs crimes ; au moins, ils ne les auraient pas commis !

Tenez, quand je songe à ces misérables auprès desquels les voleurs sont des chérubins, il me prend un délire d’humanité, et je m’écrie avec la plus ardente conviction : Mieux vaut cent de ces prêtres-là exterminés qu’un seul petit enfant déshonoré et pourri !

Et maintenant, Monsieur, qui êtes-vous ? et de quel droit venez-vous me faire la leçon ?

Vous vous appelez Louis Veuillot, et moi, je porte un nom complètement inconnu. Vous avez près de soixante-six ans et j’en ai à peine vingt-cinq.

Très-bien. Et après ?

Que m’importent, à moi, votre renommée et votre âge ?

Votre renommée est passagère. Votre âge me donne le droit d’exiger de vous un peu plus de dignité que vous n’en montrez.

Êtes-vous donc si respectable qu’il faille vous respecter, vous qui avez passé votre jeunesse sans avoir aucune foi politique ni aucune foi religieuse, et qui tout d’un coup, à la suite d’une visite au pape, vous êtes transformé en le Veuillot que l’on sait ! vous qui prétendez nous faire accroire aux routes de Damas purement illuminées de clartés divines ! vous qui avez été — c’est un de vos propres aveux — un condottiere de la presse ! vous qui, d’après vos biographes les plus indulgents, avez remporté vos premiers succès dans une littérature plus que légère et qui ne reculiez pas devant les hardiesses de la chanson érotique ! vous qui, même devenu un champion de l’ultramontanisme, avez écrit d’une façon telle que les évêques, vos chers évêques, ont été obligés d’interdire dans leurs diocèses la lecture de votre journal ! vous qui, dominé malgré tout par vos sentiments orduriers, mêlant quand même le profane au sacré, avez célébré, à cinquante-trois ans, les mérites de l’ignoble Thérésa !

Allons donc, Monsieur ! Avant de regarder les autres, il faut se regarder soi-même. Quand on fait métier de déverser l’insulte sur ses adversaires, il faut commencer par avoir soi-même une conduite irréprochable.

Ou alors, essayant d’être un vieux polisson, on n’est qu’un farceur décrépit.

Et le premier venu a le droit de vous dire, en fonçant son chapeau sur la tête et vous regardant dans le blanc des yeux :

Recevez, Monsieur, l’assurance de mon plus profond mépris.



UNE CUITE DE CURÉ


Et pourquoi pas ?

Noé, de joyeuse mémoire, Noé qui figure dans le ciel en qualité de patriarche, est bien célèbre par une pègue sanglante.

Pourquoi M. le curé du Grand-Quévilly n’aurait-il pas visé, lui aussi, à obtenir, par une cuite phénoménale, l’illustration que ne lui vaudront jamais ses talents de prédicateur ?

Donc M. le curé du Grand-Quévilly, près Rouen, monta l’autre jour en chaire, muni d’un gigantesque plumet. Il avait à haranguer de jeunes communiantes du couvent des sœurs de St-Joseph de Cluny, et avait appelé sur lui les inspirations de l’Esprit-Divin… pardon, de l’esprit de vin.

« Mes enfants, s’écrie le saint homme avec un geste de cuirassier sortant de la cantine, mes enfants, vous venez de communier, cela me fait bien plaisir… Vous avez reçu le bon Dieu à l’intérieur de vos petits estomacs, cela me fait encore bien plaisir… Tout ça, c’est très-joli, mais nous en causerons un autre jour… Pour le moment je vais vous parler de la chasteté… » (Marques d’étonnement dans l’assistance.)

« Oh ! vous n’avez pas besoin de faire des nez pareils ! reprend le serviteur de Dieu un peu interloqué de voir la surprise se peindre sur le visage de ses auditeurs, les parents des jeunes communiantes… Vous êtes encore de drôles de pistolets, vous autres… Vous m’avez fait perdre le fil de mon discours… Je vous disais donc que l’Eucharistie… Non, l’Eucharistie, c’est un sacrement, et j’aime mieux vous entretenir d’autre chose… La chasteté, mes petits agneaux, à la bonne heure, parlez-moi de ça… La chasteté, c’est comme une île escarpée et sans bords… Les Auvergnats prononcent chants bords ; ça fait un calembour… La chasteté, voyez-vous, il ne faut pas y pénétrer… Non, je veux dire, quand on n’est plus dedans, c’est qu’on est au dehors… »


Les papas des jeunes communiantes se regardent avec inquiétude. Mais M. le curé ne se trouble pas.


« Oui, mes chéries, continue-t-il, la chasteté, ça ne se rencontre pas au coin de la rue… C’est une fleur qui attire les polissons… Méfiez-vous des paillassons… Non, je veux dire méfiez-vous des polissons… Il y a dans cette vallée de larmes un tas de farceurs qui en veulent toujours à la chasteté des jolies filles… Ils sont galants, gentils, aimables, polis… c’est pour ça qu’il faut s’en défier… Oui, mes chérubins, ces coquins-là sont polis comme les gens polis sont… Ça c’est encore un calembour… Ainsi, mes très-chers frères, vous connaissez tous le jeune vicomte qui demeure là-bas tout à côté… Eh bien ! c’est un farceur… un vaurien. Je vais vous en donner une preuve… Il a une femme charmante, le gredin… J’en connais qui s’en contenteraient… Mais lui, va te promener !… L’autre jour que son épouse était sortie, voilà mon sacripant de vicomte qui va à la cuisine… Lucie… c’est le nom de la bonne… une gaillarde, prelotte !… une brune avec des yeux fripons, crédieu !… Lucie faisait sauter un lapin au madère… Le vicomte s’approche doucement… par derrière… et vlan ! lui pince la taille… Farceur, va !… Lucie qui a de la chasteté à en revendre à vous tous qui m’entendez… Lucie veut se défendre… Elle retrousse… elle retrousse ses manches… »


À ces mots, les papas, justement émus, se lèvent en murmurant et veulent quitter la chapelle avec éclat. Les sœurs de Saint-Joseph essaient de les calmer pendant que la mère-abbesse gravit les degrés de la chaire et veut faire comprendre à M. le curé qu’il dit des bêtises.


— « Des bêtises ! exclame l’autre. Tenez, vous me faites suer des lames de rasoir… Si je vous racontais l’histoire de Suzanne et des deux vieillards, vous en entendriez bien d’autres… Mais je préfère revenir à Lucie…

— » À la porte, le pochard ! fait un auditeur.

— » Pochard ? vous m’appelez pochard ? répondit le prédicateur indigné. Eh bien ! vous pouvez vous vanter d’avoir un fameux toupet !… Et quand j’aurais une cuite, est-ce que cela vous regarde ?… Vous me la faites forte !… Avec ça que les apôtres se privaient de boire ! Comme on voit bien que vous ne connaissez pas l’Évangile, tas d’hérétiques !… Et les noces de Cana, alors ? Vous n’en avez jamais entendu parler peut-être, des noces de Cana ?… Il n’y avait plus de vin… Rien que de l’eau, mes frères !… Avouez que ça aurait été rudement bête de finir un festin avec de l’eau… Jésus a changé l’eau en vin… Et il a bien fait !… je l’approuve… je ne sais pas si c’était du bordeaux… mais il paraît que tout le monde s’en est léché les doigts… »


— « Assez ! enlevez-le ! » hurla la foule indignée. Et voilà M. le curé qui est obligé de descendre de la chaire et de remettre la suite de son sermon à une autre fois.

Je n’ai pas besoin de vous dire, chers lecteurs, que tous les journaux ennemis de la religion se sont empressés de reproduire — d’une manière moins détaillée que la mienne, il est vrai, — les péripéties de ce sermon épique, l’accompagnant de réflexions très-peu flatteuses pour le prédicateur empégué.

Pour moi, au risque de m’attirer la désapprobation de mes confrères républicains, j’avoue que ce curé du Grand-Quévilly me botte, j’aurais donné cent sous pour l’entendre. Et je l’aurais applaudi, s’il vous plaît !

Dame ! il faut bien que l’on sache que les prêtres lèvent le coude tout comme les autres et qu’un sermon dans le style ci-dessus est mille fois plus instructif que tous ceux de Bourdaloue.

In vino veritas. Grattez un curé pochard, et vous verrez à quoi il pense quand il est de sang-froid.


ZUT AU PHYLLOXERA !


Nous apprenons avec un sensible plaisir que l’on vient de retrouver les deux fameuses amphores des noces de Cana.

Ces cruches, rendues célèbres par l’Évangile, ont le don, chacun sait ça, de transformer en excellent vin de Saint-Émilion l’eau de fontaine qu’on y introduit.

Depuis la mort de Monsieur Dieu fils, c’est-à-dire depuis dix-neuf cents ans environ, ces ustensiles précieux avaient été égarés. C’est bien heureux qu’on ait enfin remis la main dessus.

Maintenant, nous avons le droit et le devoir de faire un gigantesque pied de nez au phylloxera. Cet insecte canaille peut, tout à son aise ronger les vignes de nos départements. Nous lui disons : « Zut » ! avec l’enthousiasme de gens parfaitement sûrs de ne jamais manquer de vin.

Que l’on dise que la foi n’est pas une belle chose !


ENCORE LE SACRÉ CŒUR


Quand je vous disais que le Sacré Cœur n’avait plus le sou !…

Tenez, vous allez juger s’il faut qu’il soit dans la panne, ce malheureux Cœur Sacré, pour en être réduit aux expédients que voici :

L’autre jour, j’achète un numéro de l’Univers. On m’avait dit qu’il contenait un article de Veuillot engueulant de la belle manière le comte de Falloux ; il n’y a rien que j’aime comme de voir deux cléricaux se jeter au visage leurs vérités. Je prends donc un Univers, je l’ouvre, et — ô surprise — un petit papier soigneusement plié à l’intérieur s’en échappe.

Je ramasse le petit papier, je le déploie à son tour. C’était un prospectus.

Au milieu, un dessin représentant un bonhomme dans un nuage, avec des rayons autour de la tête, l’air de quelqu’un qui n’a pas inventé la poudre, et tenant dans la main son cœur juste à la hauteur et au milieu du ventre. Ce bonhomme, paraît-il, c’est Jésus-Christ. Ou, pour mieux dire, lorsque vous vous trouvez en face d’un Monsieur enguirlandé d’auréoles et ayant le cœur sur la main, vous pouvez dire : « Tiens, je viens de voir le Sacré Cœur ! »

Donc, le Sacré Cœur en est réduit à distribuer des prospectus pour annoncer qu’il n’est pas au coin du quai.

Faut-il qu’il soit râpé, ce pauvre Sacré Cœur !

Et, ma foi, si vous me promettez de ne pas trop vous tordre, je vais vous donner un aperçu de ce diable de prospectus.

La réclame est rédigée par un pékin qui signe « Monseigneur de Rimouski ». Drôle de nom, qui ne m’inspirerait pas trop de confiance si j’étais un dévot.

Donc, « Monseigneur de Rimouski fait appel à la charité des catholiques pour obtenir des aumônes afin de lui venir en aide dans la construction d’un séminaire diocésain et d’une chapelle dédiés au Sacré Cœur ».

Et, pour stimuler l’ardeur des fidèles, cet excellent Monseigneur de Rimouski leur rappelle toutes les « promesses faites par Jésus-Christ à Marie Alacoque en faveur des personnes dévotes à son divin cœur » ; car il paraît que Jésus-Christ est venu en personne un beau matin faire des promesses à Marie Alacoque. Ah ! le bon billet !


Voyons ces promesses :


« 1o Je leur donnerai, a dit le Monsieur au cœur sur la main, toutes les grâces nécessaires dans leur état. » C’est-à-dire, si c’est un banquier, il ne fera jamais une erreur d’addition ; si c’est un gymnasiarque, il ne se cassera jamais le nez en dégringolant de son trapèze ; si c’est un vidangeur, la marchandise aura pour lui l’odeur de la violette.

« 2o Je mettrai la paix dans leurs familles. » Mariez-vous, mes petits agneaux, et soyez dévots au Sacré Cœur, vous n’aurez pas à craindre la mauvaise humeur de vos belles-mères.

« 3o Je les consolerai dans toutes leurs peines. » Ton oncle est mort, mon gros chéri ; tu le pleures à chaudes larmes ?… Apprends que, grâce au Sacré Cœur, tu es son héritier.

« 4o Je serai leur refuge assuré pendant la vie et surtout à la mort. » Durant votre existence le Sacré Cœur vous préservera des accidents de voitures, et à l’agonie, toujours grâce au divin viscère, vous n’aurez pas à craindre les filouteries des gardes-malades.

« 5o Je répandrai d’abondantes bénédictions sur toutes leurs entreprises. » Pas bête, cette promesse ? Ce qu’elle doit attirer de gobe-mouches à la dévotion du Sacré Cœur ne peut manquer d’être pyramidal. J’ai connu un Monsieur extraordinairement dévot ; ce qui ne l’a pas empêché de faire faillite ; mais, après ça, vous savez, il était peut-être simplement dévot au bon Dieu tout court au lieu d’adresser ses hommages spécialement au Sacré Cœur.

« 6o Les pécheurs trouveront dans mon cœur la source et l’océan de miséricorde. » Avis aux Tropmann et aux Dumolard de l’avenir. Une prière au bon ami de Marie Alacoque, et tous les crimes sont pardonnés.

« 7o Les âmes tièdes deviendront ferventes. » Bigre !

« 8o Les âmes ferventes s’élèveront rapidement à une grande perfection. » Si cette promesse divine n’est pas une affreuse plaisanterie de fumiste, je demande que l’on oblige les frères ignorantins à se vouer au Sacré Cœur

« 9o Je bénirai moi-même les maisons où l’image de mon Sacré Cœur sera exposée et honorée. » Voilà mes bureaux qui vont devenir une succursale du paradis ; dès demain, je vais faire placarder la sainte gravure sur la porte du cabinet, et tout le monde aura l’ordre de tirer un coup de chapeau en passant devant.

« 10o Je donnerai aux prêtres le talent de toucher les cœurs les plus endurcis. » Ah ! voilà pourquoi il y a tant d’incrédules depuis quelque temps : c’est que les prêtres négligent le Sacré Cœur. Allons, allons, curés, mes amis, un peu moins de fleurs à la Vierge de Lourdes, un peu plus d’invocations au Sacré Cœur, et avant quatre jours Rochefort lui-même entrera au couvent de la Trappe.

« 11o Les personnes qui propageront cette dévotion auront leur nom inscrit dans mon cœur et il n’en sera jamais effacé. » Ça, c’est bien pensé. Seulement, il y a quelque chose qui me chiffonne : un cœur, ce n’est pas bien gros ; quand celui de Jésus-Christ sera plein de noms, comment fera-t-on pour en inscrire d’autres ?… Enfin espérons qu’à ce moment-là le Sacré Cœur se gonflera comme un ballon à gaz, et de la sorte il y aura place pour tous.

Voilà les onze promesses que Jésus-Christ a faites à Marie Alacoque. C’eût été encore bien autre chose si, au lieu d’être Alacoque, Marie avait été Alaneige ou Aumiroir.

Mais il faudrait être diantrement difficile pour trouver que le fils de la Vierge n’a pas promis assez. Pensez donc ! Pour un peu de dévotion à son cœur, il vous empêche d’être écrasé par les omnibus, rend souple comme un gant votre femme si elle est hargneuse, vous console de toutes vos peines, et guérit même vos vignes du phylloxéra si vous faites le commerce des vins. Que voulez-vous de plus ?

Tout cela, c’est Monseigneur de Rimouski — fichu nom — qui nous l’apprend.

Et, après avoir énuméré tous ces avantages, Monseigneur de Rimouski ajoute sur son prospectus :

« On n’a qu’à faire une fois pour toutes l’aumône de DEUX FRANCS seulement en faveur du Sacre Cœur, et pour cela on a droit à une messe par semaine pendant 25 ans. »

Ce qui fait treize cents messes pour quarante sous, soit environ un septième de centime la messe. Ce n’est pas cher. Il faudrait ne pas avoir une pièce de deux francs dans la poche pour se refuser cette petite satisfaction.

Mais, à propos, je pense à une chose. Voilà un évêque, ce Monseigneur de Rimouski, qui fait une terrible concurrence à ses collègues en soutane noire et violette. Treize cents messes pour quarante sous, tandis que partout on fait payer une messe trois francs en moyenne ! Dame, quand on connaîtra le grand rabais de Monseigneur de Rimouski, on ne s’adressera plus qu’à lui.

Et puis, encore une réflexion.

Les pièces de quarante sous auxquelles Monseigneur de Rimouski fait appel sont destinées à la construction d’une chapelle au Sacré Cœur. C’est dans cette chapelle que sont dites les messes pour les généreux donateurs. Très-bien ! Mais combien un prêtre peut-il dire de messes par jour ? J’ai entendu dire, à l’époque où mes parents me faisaient élever dans la connaissance du catéchisme, de la liturgie, de la théologie et de tout le bataclan, j’ai entendu dire qu’un prêtre ne pouvait pas dire plus de trois messes par jour, et encore fallait-il, pour cela, qu’il fût spécialement autorisé par le pape. Supposons donc qu’il y ait dans la chapelle de Monseigneur de Rimouski — voyons, ne lésinons pas — trente prêtres autorisés par le pape à dire trois messes par jour. Trente prêtres, à trois messes par jour, cela donne six cent trente messes par semaine. Or, puisque par chaque pièce de quarante sous on a droit à une messe par semaine, Monseigneur de Rimouski, s’il ne veut pas voler son monde, ne pourra accepter les pièces de quarante sous que seulement de 630 personnes. Mais alors je suis en droit de me demander si avec 1260 francs il est possible de bâtir une chapelle de nature à contenir assez d’autels pour qu’il puisse s’y dire 90 messes par 30 prêtres chaque matin.

Conclusion, — Voir, dans le Code pénal, l’article qui définit ainsi le délit d’escroquerie : manœuvres frauduleuses ayant pour but de se faire remettre des fonds en alléguant l’existence de fausses entreprises ou en faisant naître l’espérance d’un succès, d’un accident ou de tout autre événement chimérique.

Ah ! Sacré Cœur, Sacré Cœur, je te le prédis, tu finiras, si tu n’y prends garde, par échouer quelque jour sur les bancs de la correctionnelle.


ÉVENTRONS LES FEMMES !



Personne n’a oublié cette horrible affaire de Champoly qui fit tant de bruit l’année dernière. Un curé avait éventré une femme enceinte, sous prétexte de lui baptiser son enfant.

Cette affaire fut suivie de plusieurs autres analogues. Pendant quelques semaines, les journaux furent pleins de ces récits d’éventrements opérés par des prêtres. Cela devenait une mode. On assista à une véritable série. On découvrit que l’éventrement de la femme enceinte était passé dans les mœurs cléricales.

La presse républicaine jeta les hauts cris. Les curés compromis furent arrêtés ; mais, comme il fallait s’y attendre de la part d’une magistrature recrutée en bonne quantité chez les coadjuteurs temporels de l’ordre de Loyola, les parquets s’empressèrent de rendre des ordonnances de non-lieu en faveur des Billoirs du nouveau genre.

Il me semble que j’assiste à l’interrogatoire d’un de nos prêtres éventreurs, questionné par un de ces bons juges d’instruction du temps de M. Mac-Melon.

Admettons — vous verrez tout à l’heure pour quoi, — que ledit juge est affligé d’une vue extrêmement basse, basse à prendre un pot nocturne pour une tasse à café.

Le juge, d’un ton rogue. — Pandore, est-ce qu’il reste encore des accusés dans l’antichambre ?

Le gendarme. — Mon magistrat, il y en a un qui attend son tour, sauf votre respect.

Le juge. — Ôtez-lui les menottes, et faites-le entrer.

Le gendarme. — Pardon, excuse, mon magistrat ; mais le particulier en question, que je ne lui ai pas mis le chapelet de Saint-François. Sauf votre respect, que c’est un accusé que M. le procureur il avait convoqué et qu’il vous envoie, vu que votre collègue, chargé de l’instruction, il est absent.

Le juge. — Très-bien, introduisez-le.

Le gendarme fait passer dans le cabinet l’accusé, qui n’est autre que le curé de l’endroit.

Le juge. — Prévenu, asseyez-vous et exposez-moi votre affaire ; car je n’en connais pas le premier mot, puisque ce n’est pas à moi qu’elle devait être confiée. Et surtout, soyez bref. Du moment que M. le procureur vous avait simplement convoqué par lettre, c’est que vous n’êtes pas un grand coupable. Voyons, dites-moi sommairement de quel délit insignifiant vous êtes l’auteur.

Le prévenu. — Mon Dieu ! Monsieur le juge, je ne suis pas en effet ici pour une bien grosse affaire. J’ai éventré une femme.

Le juge, bondissant. — Vous dites ?

Le prévenu. — J’ai éventré une femme enceinte.

Le juge. — Ah çà ! êtes-vous fou ?

Le prévenu. — Pas le moins du monde.

Le juge. — Comment ! vous venez me dire que vous êtes accusé d’un crime passible de la cour d’assises, et vous êtes en liberté ?… Pandore, vous devez être au courant de l’affaire. Quel délit a commis ce prévenu qui me fait l’effet d’être légèrement timbré !

Le gendarme. — Mon magistrat, que le prévenu il est dans tout son bon sens, et qu’il a en effet ouvert à coups de couteau le ventre de Mme Corniolon, dont qu’elle allait s’accoucher.

Le juge, ahuri. — Mais alors, c’est M. le procureur qui a perdu la raison… Un criminel de cette espèce en liberté ! un assassin convoqué à l’instruction par simple lettre d’invitation !… cela ne s’est jamais vu.

Le prévenu. — Pardon, Monsieur le juge, c’est que…

Le juge, d’un ton dur. — Taisez-vous, misérable ! Vous avez bénéficié sans doute d’une erreur que je ne m’explique pas ; mais vous ne sortirez pas d’ici comme vous y êtes entré, c’est moi qui vous en réponds… Vous avouez donc avoir éventré une femme ?

Le prévenu. — Oui, Monsieur le juge.

Le juge. — Une femme enceinte sur le point de s’accoucher ?

Le prévenu. — C’est cela même, Monsieur le juge.

Le juge. — Mais, malheureux, vous avez commis là une action abominable que rien n’excuse !… Savez-vous bien que vous ne vous en tirerez pas à moins des travaux forcés à perpétuité… Et votre victime est-elle morte ?

Le prévenu. — Monsieur le juge, la mère et l’enfant sont morts.

Le juge. — C’est horrible… Aviez-vous quelque motif de haine contre la pauvre femme que vous avez éventrée ?

Le prévenu. — Aucun, Monsieur le juge.

Le juge. — Affreux ! affreux !… Ce n’est pas le bagne que vous méritez, c’est l’échafaud, et vous l’aurez !

Le prévenu. — Mais, Monsieur le juge.

Le juge. — Silence, bandit !… Oh ! quelles tristes fonctions que les nôtres ! être obligés de nous trouver face à face avec de pareils scélérats !… Gendarme, préparez vos menottes. Plus qu’une question, et vous me débarrasserez de la présence de ce misérable… Quel mobile vous a poussé à commettre le crime ?

Le prévenu. — Mon Dieu ! Monsieur le juge…

Le juge, sévèrement. — Répondez sans mêler le nom de Dieu à vos paroles.

Le prévenu. — Monsieur le juge, la femme en question était dans les douleurs de l’enfantement et ne pouvait venir à bout de s’accoucher. Alors, j’ai pris un couteau…

Le juge. — Imposteur ! et vous croyez que j’ajoute la moindre foi à ce que vous me dites ?

Le prévenu. — Mais c’est la vérité, pourtant. Cette femme risquait de mourir ; elle avait en elle un enfant auquel mon devoir était de donner à tout prix le baptême…

Le juge, n’y comprenant rien. — Ah çà ! que me racontez-vous là ? Qu’est-ce que le baptême peut venir faire dans votre crime ?

Le prévenu. — Comment ! est-ce que je pouvais laisser cet enfant dans un état qui l’eût conduit en enfer ? J’ai éventré la mère pour baptiser l’enfant.

Le juge, indigné. — Pour baptiser l’enfant ?… Vous osez inventer un pareil prétexte ?… Mais vous êtes donc aussi cynique que criminel ?

Le prévenu. — Monsieur le juge, cependant, le devoir de mon ministère…

Le juge, interloqué. — Quel ministère ?

Le prévenu. Mon ministère de prêtre.

Le juge, tombant de son haut. — Vous êtes prêtre ?

Le prévenu. — Certainement, puisque je suis le curé de la paroisse ; or, la religion nous ordonne de sauver, autant que nous pouvons, les âmes, même celle des enfants, des flammes de l’enfer.

Le juge. — Je n’en reviens pas… Monsieur le curé, je vous présente mes plus humbles excuses… J’ai la vue extraordinairement basse, et je n’ai pu distinguer ni votre tonsure ni votre soutane… Sans cela, croyez bien que…

Le curé. — Monsieur le juge, je ne vous en veux pas.

Le juge. — Merci, mille fois merci… Greffier, rédigez une ordonnance de non-lieu en faveur de M. le curé.

Epilogue

Billoir, du haut du ciel, sa demeure dernière[3]. — Si j’avais su, j’aurais dit que j’avais éventré ma femme pour voir si elle avait un enfant et le lui baptiser dans son intérieur… J’aurais peut-être été acquitté.


À VINGT SOUS LA PLACE EN PARADIS



On me l’avait déjà dit ; mais je ne voulais pas le croire.

Et cependant c’est la pure vérité.

Les cléricaux vendent dans leurs librairies des places pour le paradis, absolument comme aux bureaux de location des théâtres on débite des fauteuils d’orchestre.

Moi, qui écris ces lignes, j’ai acheté un de ces tickets précieux.

Très-sérieusement.

Et cela m’a coûté vingt sous.

Vous en doutez ?

Eh bien ! si vous êtes curieux de posséder une de ces cartes d’entrée, et si ça vous est égal de faire gagner vingt sous à un marchand d’objets de piété, écrivez à l’éditeur ; car cette marchandise est autorisée, paraît-il. Ces cartes ont un éditeur, qui y imprime son nom et son adresse en toutes lettres : Ch. Letaille, éditeur pontifical, 15, rue Garancière, Paris.

Je pense que vous voilà fixé. Vous ne m’accuserez pas d’être un fantaisiste.

Ces tickets — je communiquerai le mien aux incrédules qui voudront le voir — ont été imaginés par les cléricaux, hommes de ressource et à l’esprit inventif, pour les malades spécialement.

Vous avez un parent malade ; vous désirez qu’il ait sa place en paradis : rien de plus facile. Vous achetez à son intention une carte à l’éditeur pontifical ou chez un de ses libraires correspondants. Voilà toute la malice. Cela ne vous coûte que vingt sous.

Et, pour qu’il n’y ait aucune erreur possible, la carte en question, sur papier-carton, porte ces mots bien significatifs :


BILLET D’ENTRÉE POUR LE CIEL


Au milieu, artistement gravé, se trouve un dessin entouré d’un cercle qui porte au bas : M et A entrelacés, et au sommet : J H S, sans doute la marque de fabrique. Le dessin représente une main tenant un scapulaire, des rubans et une grande croix entourée de croix minuscules ; probablement une croix qui a fait des petits.

Au-dessous du sceau, ces trois mots : Je le tiens !

C’est simple, mais cela dit tout.

Ledit billet d’entrée, au surplus, est inclus dans une image ornée de dessins pieux et de rappliques qui servent à l’enfermer. Bien entendu, le ticket forme une carte absolument à part, détachée de l’image et simulant très-bien un billet de théâtre.

Tout cela est fort ingénieux ; mais, depuis que j’ai acheté pour vingt sous ma place en paradis, je suis à me demander ceci :

— « Je suis sûr d’entrer au ciel maintenant, puisque j’ai mon billet ; mais, puisque ici-bas on vend des cartes, qui sait si là-haut on délivre des contremarques ? »

PROBLÈME À RÉSOUDRE



Je serais véritablement navré si ceci allait faire de la peine à la Sainte-Trinité. Cependant, comme il s’agit d’une question très-embarrassante qui, à défaut de saveur, ne manque pas d’intérêt, je me vois dans l’obligation de mettre les deux pieds sur mes scrupules. D’ailleurs, le problème que j’ai à poser s’adressant avant tout à MM. les cléricaux, je les prie de ne pas envoyer ma prose au paradis et, de cette façon, les trois bons Dieux en un seul qui nous gouvernent ignorant qu’il y a sur terre un particulier indiscret comme je le suis, personne dans le firmament ne se fera de la bile au sujet de la témérité que j’ai de vouloir soulever le voile d’un de nos plus incompréhensibles mystères.

Il s’agit du… Diable ! comment dirai-je ?… Le sujet, mes amis, est très-délicat à traiter.

Je l’avoue sans honte, je suis de ceux qui aiment toujours à rire ; mais, toutefois, je considère comme un devoir de ne jamais franchir les limites de la plus scrupuleuse décence. Messieurs du parquet sont là, du reste, occupés à éplucher mes points et mes virgules. Soyons curieux jusqu’à vouloir sonder les arcanes de la mythologie catholique ; laissons-nous accuser d’irrévérence envers les choses dites sacrées ; mais ne prêtons pas le flanc à Tartufe, qui, dans le cas présent, affectant de ne pas voir mon unique désir de critiquer les stupidités du dogme, ferait l’homme pudibond et crierait à l’outrage aux bonnes mœurs.

N’importe ! faites sortir les demoiselles et causons à demi-mot.

Vous savez, amis lecteurs, qu’avant de devenir le vrai dieu des chrétiens Jéhovah fils fut un simple israélite comme le sénateur Crémieux ou le banquier Rothschild. La légende évangélique nous apprend qu’il était déjà homme fait lorsque Jean-Baptiste l’ondoya, tandis que, dès sa naissance, il avait été circoncis par les soins d’un certain Siméon, plus tard élevé, quoique prêtre juif, à la dignité de saint catholique.

Ça, c’est une des nombreuses bêtises qui émaillent la collection d’articles de foi avalés par les fidèles. Je n’insisterai donc pas.

Je glisserai, avec la même rapidité, sur les détails de la circoncision de Jéhovah fils, et, mettant des gants, m’enveloppant de beaucoup de gaze, j’en viens tout de suite au petit morceau de chair détaché par le pontife Siméon, lors de cette opération chirurgicale qui est le baptême israélite.

Ce précieux morceau de chair a été, paraît-il, recueilli par quelqu’un sachant sans doute quelles hautes destinées étaient plus tard réservées à l’objet ; il a été transmis de générations en générations, sans jamais se détériorer, — ce qui m’étonne un peu, entre nous soit dit ; — et, finalement, il est montré aux dévots et donné à baiser pour une modique somme, dans… (Ah ! c’est ici que commence le problème)… dans CINQ ÉGLISES du culte catholique, apostolique et romain.

Vous croyez que je veux rire ? Vous pensez que le petit morceau de chair en question est exposé dans chacune des cinq églises à tour de rôle ?

Eh bien ! non, mes amis. Le précieux objet qui a eu l’honneur de faire partie pendant quelques jours du corps de Jéhovah fils est possédé à la fois par :

1o La congrégation du Saint-Prépuce, à Rome ;

2o La cathédrale de Metz ;

3o L’église abbatiale de Puy-en-Velay ;

4o La chapelle métropolitaine d’Anvers ;

5o La cathédrale de Chartres.

Écoutez : moi, je ne demande pas mieux que de croire tout ce qu’on voudra. Mais encore ne faudrait-il pas avoir la prétention de me faire ingurgiter des bourdes trop raides.

Et je vous le déclare en toute sincérité, je n’avale pas le Saint-Prépuce. Ça c’est trop fort.

Que l’on ait conservé jusqu’à aujourd’hui le précieux morceau de chair de Jéhovah fils, à la rigueur cela pourrait passer ; mais que Jéhovah fils en ait eu cinq… alors, non ! ! !

Tout ce qu’on voudra, mais pas ça !

Voici donc ma question très-nettement et, néanmoins, très-convenablement posée.

M. Guibert, archevêque de Paris, qui écrit si volontiers des circulaires fulminantes contre les audaces de l’impiété, serait bien aimable s’il voulait bien résoudre cet intéressant problème. C’est dans l’intérêt même de sa religion que je l’en supplie à trois genoux.

Car, enfin, nous vivons dans un pays où les pèlerinages sont de mode. Je suppose un dévot très-convaincu à qui l’on présente à Anvers le Saint-Prépuce à baiser, puis à Metz, ensuite au Puy-en-Velay, après cela à Chartres, et enfin à Rome dans la chapelle de la congrégation. Vous voyez d’ici la tête du pèlerin !

Allons, Messieurs du clergé, un bon mouvement. Je ne vous ai jamais demandé de m’expliquer le mystère de la Trinité ni celui de la procréation d’un enfant dans le sein d’une vierge par l’opération d’un pigeon.

Expliquez-moi, s’il vous plaît, comment Jéhovah fils, circoncis une seule fois, a pu produire cinq résultats de circoncision. Vous m’obligerez beaucoup, et avec moi tous mes lecteurs.


POURQUOI PAS SON POT DE CHAMBRE ?



Ah ! elle est bien bonne, celle-là !

Non, tenez, laissez-moi rire tout mon soûl.

Il paraît qu’il existe un volume intitulé : Livre d’or, contenant les conseils de feu Pie IX aux catholiques, qui se débite en Belgique pour vingt sous, mais qui ne se vend pas.

Les éditeurs ont alors imaginé d’organiser une loterie à laquelle participeraient les acquéreurs du livre, et voici l’annonce qui a paru à ce sujet dans une feuille cléricale flamande, et que nous apporte le Journal de Gand :

« Un objet très-précieux pour tous ceux qui ont aimé Pie IX, le verre du Saint-Père, sera tiré au sort, et gratuitement, entre tous les acquéreurs du livre.

» Le verre du Saint-Père Pie IX. — Le 6 janvier 1877, Pie IX, recevant en audience le pèlerinage italien, prononça un magnifique et très-émouvant discours. Après avoir parlé (il était midi et demi), Sa Sainteté prit quelques gouttes d’eau.

» Lorsque le Saint-Père eut quitté la salle de réception, il se passa une scène des plus touchantes.

» Quelqu’un s’aperçut alors que le verre dont s’était servi Pie IX était resté dans la salle. Aussitôt les pieux pèlerins, remplis de la foi la plus ardente, se précipitèrent à l’envi pour boire un peu de cette eau qui avait touché les lèvres du vicaire de Jésus-Christ.

» Ce précieux verre sera tiré au sort, le 21 juin 1878, entre tous ceux qui auront acheté le volume annoncé. »

Ma foi, vous direz ce que vous voudrez, mais c’est bien rigolo tout de même.

Je suppose qu’à la réception des pèlerins dont il s’agit l’excessivement Saint-Père Pie-Vieux, au lieu d’avoir soif, eût éprouvé un besoin tout contraire.

Il aurait dit :

— Mes enfants, je vous demande pardon, je suis obligé de sortir un moment. Deux minutes seulement, et je reprends le fil de mon discours.

Puis il serait passé dans la pièce à côté, etc., etc.

Quelle scène, non moins touchante que celle décrite ci-dessus, aurait eu lieu alors !

Je vois ça d’ici.

Un des pèlerins s’écrie :

— Ô mes amis, ô mes frères, vous n’avez pas oublié que tantôt Sa Sainteté a fait une station de deux minutes dans ce petit cabinet.

— En effet, répond le chœur.

— Eh bien ! avis aux amateurs !

Là-dessus, la pieuse foule se précipite dans la pièce voisine, ouvre la table de nuit, prend le pot et se partage le contenu.

Vous riez ?… Moi aussi, cette hypothèse me fait rire.

Et, tandis que nous rions pour trois sous, vous, amis lecteurs, et moi, qui sait si ce que nous croyons imaginaire n’est pas arrivé pour tout de bon ?

Car enfin… les reliques sont les reliques !…



LA PROCESSION OBLIGATOIRE



Je causais avec un soldat.

— Monsieur, me disait-il, vous ne savez pas ce qu’il y a de plus révoltant dans les processions que certaines municipalités autorisent. Au premier aspect, il semble que c’est le fait lui-même de cette arrogante exhibition de souvenirs d’un autre âge, ce défilé impudent de moines et de prêtres, d’abbés et d’abbesses, de dévots et de dévotes, de pénitentes et de pénitents qui, formant un long cortège à des statues ou à des ostensoirs, gênent la circulation, envahissent la ville au détriment des gens que leur travail oblige à aller et venir, et imposent à ceux qui n’ont pas leurs convictions le spectacle de manifestations religieuses d’un goût douteux.

— En effet, dis-je, je ne connais rien de plus vexant pour un libre-penseur que l’alternative où les processions le mettent d’exécuter un long détour fastidieux ou de subir l’exhibition d’une mascarade contraire à ses sentiments intimes.

— Eh bien ! non, repartit le soldat, il y a quelque chose de plus révoltant que cela. Vous, civils, vous avez encore cette ressource ennuyeuse de vous renfermer chez vous pour ne pas assister en spectateurs à une comédie qui vous répugne. Mais nous, militaires, sans consulter notre conscience, on nous oblige à figurer comme acteurs dans ces farces d’un cagotisme éhonté. Je ne connais pas, Monsieur, de corvée plus assommante que celle de la procession, et j’éprouve moins d’ennui à aller vider Jules qu’à accompagner le Saint-Sacrement. Non, ma foi, on ne se rend pas compte de cela. Pendant trois et quelquefois quatre heures, il nous faut marcher au pas, l’arme au bras comme au peloton de punition, lentement avec la fumée des cierges dans le nez. Puis, de temps en temps, on s’arrête. « Genou terre » ! commande un lieutenant de service. Et, que vous soyez juif ou protestant, mahométan ou libre-penseur, il vous faut vous agenouiller dans la boue ou la poussière et courber la tête humblement devant une divinité que vous ne reconnaissez pas. Sans cela, gare aux peines terribles que porte le code militaire contre les soldats indisciplinés. Ah ! Monsieur, combien souffre l’humble pioupiou auquel personne ne songe et qui a cependant comme les autres un cerveau pour penser ! Tenez, c’est ignoble ! on ne devrait pas forcer les pauvres soldats à se faire à contre-cœur les complices des processions.

Je serrai silencieusement la main du soldat, et je l’entendis murmurer en s’éloignant.

— Et dire que l’on nous assure que nous sommes en République !



PAS BÊTE, LÉON !

COMÉDIE CATHOLIQUE EN DEUX ACTES, AVEC APPARITION

PREMIER ACTE. — À PARIS

De Mun et Veuillot font la causette dans les bureaux de l’Univers


Veuillot. — Alors, plus aucun espoir ?

De Mun. — Pas l’ombre, selon moi… Je reviens de Rome absolument désespéré… Ce Léon XIII est un vrai lâcheur… D’abord, dès le début, à propos des gardes suisses, il s’est montré tout ce qu’il y a de plus crasseux…

Veuillot. — Oui, c’est vrai. Cette suppression des appointements aux fidèles gardiens du Vatican m’a mis la puce à l’oreille. J’ai craint un moment qu’il ne supprimât aussi la subvention de l’Univers.

De Mun, avec intérêt. — Il n’en a rien fait, au moins ?

Veuillot. — Jusqu’à présent, non. Mais je me méfie…

De Mun. — Et tu as raison. C’est un pingre…

Veuillot. — Un pignouf, mon cher. Je me demande pourquoi ces cornichons de cardinaux l’ont nommé pape. J’aurais autant aimé voir élire Jules Simon.

De Mun. — Je crois bien. Jules Simon n’aurait pas écrit toutes ces insignifiantes encycliques.

Veuillot. — Ah oui ! parlons-en, de ses encycliques ! Faut-Il qu’il ait un fier toupet, ce Léon, pour oser, après le règne de Pie IX, passer la brosse à la civilisation !…

De Mun. — Et déclarer que le mariage religieux ne suffit pas pour unir deux chrétiens, et qu’il faut, au sortir de l’église, passer encore par la mairie !… C’est inepte.

Veuillot. — C’est abominable !

De Mun. — Ce pape est un hérétique.

Veuillot. — C’est un athée… Moi, d’abord, s’il me retire ma subvention, je me fais républicain.

De Mun. — Je ne te le conseille pas. Les démocrates se font méfiants depuis quelque temps. Regarde, mon cher, ils n’ont pas voulu accueillir dans leurs rangs Dugué de la Fauconnerie, ce bonapartiste qui avait tant envie de se rallier.

Veuillot. — Hélas ! ce n’est que trop vrai… Que faire alors ?

De Mun. — Hélas ! toi qui jouis d’une certaine influence, tu devrais faire un petit voyage à Rome et essayer de ramener Léon à de meilleurs sentiments.

Veuillot. — Lui introudufibiliser dans les boyaux de la cervelle qu’il perd son temps à faire des avances à nos adversaires ?

De Mun. — C’est cela.

Veuillot. — Lui démontrer qu’il ne comprend pas ses intérêts, que la majorité des catholiques est ultramontaine, et que, s’il fait le modéré, les gros sous ne tomberont plus dans son escarcelle pontificale ?

De Mun. — Parfait.

Veuillot. — Lui prouver que, s’il ne veut pas être abandonné par la chrétienté tout entière, il doit suivre la voie tracée par Pie IX ?

De Mun. — Parfaitement.

Veuillot. — Et si je ne réussis pas dans ma sainte mission ?

De Mun. — Diable ! ce ne sera pas rigolo.

Veuillot. — Si je ne réussis pas, nous l’excommunierons…

De Mun. — Et nous fonderons une nouvelle religion.

Veuillot. — Dont je serai le dieu…

De Mun. — Et moi le prophète !

Veuillot. — Mais ne t’inquiète pas, ma vieille branche, je réussirai. J’ai dans mon sac un tas de tours plus malins les uns que les autres, et, pour frapper l’imagination de notre satané pape, je ne reculerai devant rien ; j’emploierai même, s’il le faut, les moyens surnaturels.

De Mun. — Ainsi, c’est dit, tu pars pour Rome ?

Veuillot. — Demain.

De Mun. — Bonne chance et bon voyage !

SECOND ACTE. — À ROME

Léon XIII roupille profondément dans sa mansarde du Vatican. Il fait nuit. Soudain, la fenêtre s’ouvre brusquement, et Veuillot paraît, une lanterne vénitienne de chaque main : il s’est coiffé d’une tiare et revêtu d’une belle soutane blanche.

Léon, se réveillant en sursaut au bruit que fait Veuillot en sautant dans la mansarde. — Jésus ! Maria ! un revenantis ! (Il enfonce sa tête sous les coussins.)

Veuillot, d’une voix sourde. — Oui, Leonus treizo, je suisum unus revenantem. J’arrivo du fin fondis deilo paradiso per te dire que tu es en trainum de coulare l’eglisiam catholicam que j’avaiso consolidifiatus au moyeno de meum Syllabus… Brrroum ! (Il fait entendre un bruit de ferraille.)

Léon, toujours la tête sous les coussins. — Bigribus, je croiso que c’est Pius Neuvium, mon prédécesseurem !… Et moi, qui ne croyaisit pas aux apparitionibus miraculeusas !

Veuillot, terrible, secouant un paquet de clés qu’il s’est pendu au cou. — Entendis-tu ce bruito de ferraillos ?… Ce sont les cléias du Paradiso… Si tu n’obéitis pas aux ordros que je vaïo te donnare, tu n’y entrerabis jamais !… jamaïus ! jamaïa ! jamaïo !… Brrroum !

Léon, toujours la tête sous les coussins. — Divina Madona, protégeaté Bibi qui filat mauvaisus cotonem !

Veuillot, avec un ricanement de spectre. — Oh ! negociantus de peaux d’anguillos, tu te figuro que la Madona vate venir à ton secoursum !… Escouta, et prépara-té à obéire… L’Eglisia, hors de laquella il n’y avit pas de salutis, ne doitit jamaïo transigeare avec l’impiétatem ! Tu qui aves été nominatus santa papa, tu n’as paso le droitum de fairus della modérationos… Ainsiso, tes encycliquas sont des chosas détestabiles, et, si tu en faisés encoro unum comme aco, la malédictionibus de Dieuso descendrabit sur ta testa, et plus unus fidelis ne viendrabit baisare ta pantouflo !… Brrroum ! (En prononçant ces paroles d’un ton lugubre, il lui gratte les pieds.)

Léon, gigotant sous son traversin. — Assezo ! Pius Neuvium ! je feraibo touti ce que tu voudrabis.

Veuillot, secouant les clés du Paradis. — D’abordus, tu me canoniserabis avec grandem pompam… Le promettis-tu ?

Léon, toujours le nez dans les draps. — Je le juro !

Veuillot. — Tu prononcerabis, comme un dogmus, l’impeccabilitatem des frérios ignorantas… Le promettis-tu ?

Léon, hésitant. — Ô Jésus ! Maria ! pas tout de suito.

Veuillot, grinçant des dents d’une façon sinistre. — Quoiso ! tu hésitos ?… tu ne veuso pas reconnaîtro que les frérios ignorantas sont incapabiles de commettro le moindrus péchétum ! (Il lui gratte les pieds.)

Léon, gigotant. — Grâcia ! grâcia ! Je ti prometto de déclarare le dogmus della impeccabilitatis des frérios ignorantas !

Veuillot, secouant les clés du Paradis et agitant ses deux lanternes vénitiennes. — Tu déclarabis que Louiso Veuillotus est pas autra chosa que l’archangelo Sanctus Michélis qui s’esti faito hommus pour combattre les hériticos !

Léon. — Mais Louiso Veuillotus est grêlati… les archangis ne sonti pas marquato della petita verolas !

Veuillot, lui grattant les pieds. — Tu raisonnis ? La foiso interdisit de raisonnare… Juro que Louiso Veuillotus est archangelo Sanctus Michélis… Brrroum !

Léon, gigotant. — Je le juro ! maï ne me grattas plus les pétons.

Veuillot. — Je te laisso. Je vaiso retournare in paradisum. Si tu obéitis à mes ordres, tu y entrerabis aprèso ta mortem.

À ce moment Léon XIII risque un œil sous sa couverture, et, apercevant la figure en écumoire du revenant, pousse un cri.

Léon — Ô revenantus de cartonis ! Tu n’esti pas Pius Neuvium, tu es Louiso Veuillotus !

Veuillot, ne perdant pas contenance quoique se voyant reconnu, et se mettant à parler français. — Eh bien ! oui, je suis Veuillot, et après ?… Cela n’empêche pas que je descends du ciel.

Léon, un peu rassuré, cessant aussi de s’exprimer dans le langage pontifical. — Oh ! pour ça, c’est encore une frime, et cette fois ça ne prend plus… Voyons, Monsieur le rédacteur, posez là vos lanternes et dites-moi quel est le but de votre comédie.

Veuillot, prenant bravement son parti. — Eh bien ! Saint-Père, que voulez-vous ? je n’ai pas vu d’autre moyen de vous faire comprendre que vous vous étiez engagé dans une mauvaise voie.

Léon, s’asseyant à la turque sur son lit. — Et quelle mauvaise voie, s’il vous plaît ?

Veuillot. — Celle de la modération… Votre message… pardon, vos encycliques jettent la consternation dans le camp ultramontain… Nous qui vous croyions aussi implacable pour le siècle que votre glorieux prédécesseur !… et voilà que vous montrez des tendances mondaines à faire croire que votre prochaine bulle figurera dans la petite correspondance du Figaro !

Léon. — C’est de la tactique…

Veuillot. — De la tactique ?… Ah bien !… elle est jolie, votre tactique !… Mais vous ne savez donc pas que vous faites tout simplement le jeu de la libre-pensée ?

Léon. — Erreur, mon ami Veuillot, profonde erreur !… En ce moment j’attire à moi tous les catholiques modérés, et quand ils seront bien engagés envers moi par toutes les louanges qu’ils ne cessent de me prodiguer, je ferai comme mon prédécesseur qui, lui aussi, a inauguré son règne avec du libéralisme en veux-tu en voilà… Ah ! Veuillot, mon ami, je vous croyais plus malin… Comment ! vous avez cru que c’était sérieux ?…

Veuillot, doutant encore. — Bien vrai, c’était pour rire ?

Léon. — Certainement.

Veuillot, joyeux. — Alors l’Église est sauvée !

Léon. — Et pour que vous ne doutiez plus, je vais, comme à saint Thomas, vous faire mettre le doigt dans la plaie. (Il se lève, va à son secrétaire, l’ouvre, et en tire un tas de paperasses qu’il met sous les yeux de Veuillot.)

Veuillot, lisant. — « Projet de canonisation de Torquemada… Nouvelle taxe des indulgences… Demande au gouvernement français de légitimer la situation des jésuites… Convocation d’un prochain concile pour ériger en dogme l’histoire de l’assomption de la Vierge, qui est montée au ciel en âme et en chair, et désigner l’endroit précis où ce corps flotte dans l’espace, par quels moyens il se soutient au milieu des airs et comment les bienheureux, qui sont de purs esprits, peuvent jouir du spectacle physique de ce corps… Anathèmes en préparation contre la société moderne, etc., etc. »

Léon. — Hein ! que dites-vous de tout cela ?

Veuillot, transporté d’allégresse. — Vous êtes bien le successeur de Pie IX… Saint-Père, votre bénédiction.

Léon. — La voilà, mon fils, et je vous pardonne même de m’avoir gratté les pieds.

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  1. L’un de ces prêtres, donneurs de bons conseils aux pères fanatisés, a, depuis ce temps-là, été condamné à douze ans de travaux forcés, pour attentat à la pudeur sur la personne de jeunes garçons, par la Cour d’assises des Bouches-du-Rhône.
  2. L’enfant en question fut néanmoins remis en liberté au bout de deux mois et quelques jours d’incarcération. Une irrégularité avait été commise dans cet acte d’arbitraire pseudo-légal : les journaux républicains de l’époque, notamment le Peuple, de Marseille, signalèrent ce cas abusif de séquestration, dont un procureur impérial du nom de Crépon, aujourd’hui rendu à la vie privée, s’était fait le complice.
  3. On sait que Billoir est mort muni des sacrements de l’Église.