À bord et à terre/Chapitre 21

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À bord et à terre ou les Aventures de Miles Wallingford
Traduction par A. J. B. Defauconpret.
Furne, Gosselin (Œuvres, tome 22p. 261-274).


CHAPITRE XXI.


Boire ! boire ! à qui boirons-nous ? à un ami ou à une maîtresse ? — Voyons, pensons un peu — aux absents, ou à ceux qui sont ici ? — aux morts que nous aimions ou aux vivants qui nous sont encore chers ? — Hélas ! j’ai beau chercher, je ne trouve plus de ces derniers. Le présent n’est qu’une solitude ; buvons au passé !Paulding.


Quoique Manhattanais jusqu’à la moelle des os, en tant que marin, je n’emboucherai pas la trompette pour célébrer les beautés de la baie intérieure ou extérieure de notre île. Il faudrait être aveuglé par un patriotisme bien étroit pour songer à comparer le havre de New-York à la baie de Naples ; et je ne connais pas deux endroits, avec les mêmes éléments de terre et d’eau, qui se ressemblent moins. Le havre de New-York est joli, rien de plus ; tandis que la baie de Naples est presque ce que ses habitants l’appellent si amoureusement : un morceau du ciel tombé sur la terre. D’un autre côté, Naples, comme port, ne peut entrer en parallèle avec le grand marché américain qui, sous ce rapport, n’a point de rival à moi connu, Constantinople excepté. Je voudrais que les Manhattanais fussent convaincus de ce fait, afin que, lorsqu’ils vantent leur île, ils fissent valoir le côté fort, et non pas les côtés faibles, comme il n’arrive que trop souvent.

Le major, Émilie et moi, debout sur la dunette, nous regardions ce coup d’œil pendant que le bâtiment glissait sur l’eau, devant une bonne brise sud-est. J’épiais avec intérêt l’expression de leurs figures ; car j’éprouvais toute l’anxiété d’un novice et d’un provincial pour savoir quel effet produirait mon pays sur des étrangers. Le major ne me parut pas émerveillé ; et, quelle que soit mon opinion aujourd’hui, j’en fus surpris alors. Je fus plus content d’Émilie. Soit qu’elle fût vraiment frappée du contraste entre l’étendue sans bornes de l’Océan et la scène animée qui se déroulait sous ses yeux, soit désir d’être agréable à son hôte, elle manifesta hautement son ravissement. Je lui témoignai combien elle me faisait plaisir, et notre voyage se termina dans les plus doux rapports de sentiments et de pensées.

Notre bâtiment était à la hauteur de Bedlow, et le pilote avait commencé à diminuer de voiles, quand un schooner vint à nous croiser. Trop occupé du mouvement général de la baie pour remarquer une petite embarcation, ce fut à peine si je tournai les yeux de ce côté. En cet instant, j’entendis de grands cris poussés au-dessus de moi. C’était Neb qui était à ferler un des cacatois, et qui faisait entendre un de ces miaulements aigus, particuliers à sa race, qui lui échappaient souvent malgré lui.

— Que signifie ce tapage sur le mât d’artimon ? m’écriai-je avec colère ; car je tenais sévèrement la main à ce que le plus grand ordre régnât sur mon bord. — Taisez-vous, ou je saurai bien vous apprendre votre métier.

— Regardez donc, maître, dit le nègre en me montrant vivement le schooner ; vous ne pas voir la Polly !

C’était bien elle en effet, et je la hélai sur-le-champ.

— Eh ! de la Polly ! où allez-vous, et depuis quand le schooner est-il de retour de la Mer Pacifique ?

— Nous allons à la Martinique. Voilà six mois que la Polly est revenue des mers du sud. C’est le troisième voyage qu’elle fait depuis lors aux Indes occidentales.

J’avais donc la certitude que la cargaison et mes lettres étaient arrivées à bon port. Je devais être attendu, et les armateurs ne tarderaient pas à apprendre mon arrivée. J’en eus bientôt la preuve, car au moment où la Crisis entrait dans l’Hudson, un canot vint à nous, amenant deux des principaux associés de notre maison de commerce. Mon rapport et les explications verbales de l’officier qui avait ramené le schooner les avaient mis au courant de tout ce qui était arrivé. Nelson, après sa victoire du Nil, fût venu annoncer lui-même son succès au roi d’Angleterre, que sa réception n’aurait pu être plus flatteuse que celle qui me fut faite. On me prodiguait à chaque phrase le nom de capitaine, et les éloges étaient entremêlés de tant de questions sur la valeur de la cargaison, que je ne savais à laquelle répondre en premier. Les deux associés m’invitèrent à la fois à dîner pour le lendemain ; et comme je faisais quelques objections à cause de mes occupations à bord, ils remirent de jour en jour, jusqu’à ce qu’ils en eussent indiqué un qui parût me convenir. Celui qui nous apporte de l’or est toujours le bienvenu !

Avant le coucher du soleil, nous avions pris notre station le long du quai, et tout était en ordre à bord. Les matelots eurent alors la permission d’aller passer la nuit à terre. Pas un d’entre eux ne demanda un dollar ; mais ils n’eurent pas plutôt mis le pied sur le sol, qu’ils se virent entourés d’un cercle d’hôtes empressés, se disputant l’honneur de pourvoir à tous leurs besoins. Le matelot qui a trois années de solde en arrière est une sorte de Rothschild à la Bourse de Jack. Toutes les harpies qui s’attachaient après eux savaient que les avances qu’ils pourraient faire étaient couvertes par une excellente hypothèque sur la Crisis et sur sa cargaison.

Je me hâtai de faire un bout de toilette, et je dis à Neb d’en faire autant. Un des armateurs s’était offert pour conduire le major Merton et Émilie a un logement convenable, avec un empressement qui me surprit. Mais l’influence des Anglais et de l’Angleterre, dans toute l’étendue des États-Unis, était très-grande il y a quarante ans. C’était encore plus sensible à New-York que partout ailleurs ; et un major anglais à la demi-paie était une sorte de seigneur aux yeux des Manhattanais de l’époque. Combien n’ai-je pas vu de ces quasi-lords, dont les titres de noblesse n’étaient rien de plus que des brevets de capitaines ou de lieutenants, signés de Sa Majesté anglaise ! À cette époque — il y aurait de la folie à le nier — l’homme qui avait servi contre notre pays, pourvu qu’il fût « officier anglais, » était préféré à celui qui l’avait défendu. Je parle ici de l’opinion de la société car pour le peuple, il professait des sentiments tout différents.

Ce résultat, en ce qui concerne New-York, n’est pas aussi étonnant qu’on pourrait le croire au premier coup d’œil. Envisagée comme classe, ce que j’appellerai la noblesse de New-York faisait cause commune avec la couronne. Il est vrai que la portion de cette classe que je pourrais presque appeler baroniale, était divisée en deux partis ; mais la grande majorité de l’élite de la société était, je le répète, pour la couronne. La paix de 83 trouva une grande partie des membres de cette classe en possession de leurs anciennes positions sociales ; les confiscations n’ayant guère atteint que les plus riches des coupables. Je puis citer un exemple, qui est à ma connaissance personnelle, de la sorte de justice qui présidait à ces confiscations. Le chef d’une des familles les plus importantes de la colonie était un homme du caractère le plus indolent, et incapable de la moindre activité. Il était immensément riche ; ses biens furent confisqués et vendus. Ce traître si dangereux avait un frère cadet qui servait dans l’armée anglaise en Amérique, et dont le régiment avait pris part aux batailles de Bunker-Hill, de Brandywine, de Montmouth, etc. Mais le major était un fils cadet ; ce fut un mérite au point de vue républicain ; il échappa aux conséquences de son adhésion à la couronne ; et, après la révolution, revenu dans son pays natal, il y prit possession de propriétés assez considérables, tandis que son aîné passait ses jours dans l’exil, expiant cruellement le malheur d’être riche, crime irrémissible en temps de révolution.

Ces considérations expliquent le haut prix que la société de Manhattan mettait à cultiver des relations avec les Anglais. On avait pour eux cette admiration provinciale qui va jusqu’à l’engouement ; admiration qui avait son principe dans ce mélange de sentiments de loyauté, de petitesse, d’égoïsme et de bonne foi, qui fut aussi le fondement de l’hostilité politique aux mouvements de la révolution française.

Il n’est donc pas étonnant que le major Merton et sa fille reçussent, à peine arrivés, l’accueil le plus empressé. Une sorte d’intérêt de roman s’attachait en même temps à leurs aventures, et je n’avais pas d’inquiétude à concevoir à leur égard : ils seraient bientôt traités moins en étrangers que moi-même, qui revenais dans mon pays natal.

Neb vint m’annoncer qu’il était à mes ordres, et je lui dis de me suivre. Mon intention était de passer dans les bureaux des armateurs, d’y prendre quelques lettres qui m’attendaient, d’y répondre, et d’envoyer ensuite le nègre à Clawbonny pour annoncer mon retour. En 1802, la Batterie était le point de réunion de la belle société, et la promenade à la mode. Je ne suis jamais revenu d’un voyage, surtout d’un voyage en Europe, sans être frappé de deux choses à New-York : l’aspect provincial de la ville en général, et la beauté des jeunes personnes j’entends de celles qui font partie réelle, intégrante, naturelle, de la population, et non de ces essaims nombreux que nous envoient l’Irlande et l’Allemagne, et qui encombrent aujourd’hui nos rues ; mais un Américain reconnaît un compatriote, homme ou femme, au premier coup d’œil. Comme il y avait beaucoup d’enfants qui faisaient leur promenade du soir, et que la plupart des servantes étaient alors des négresses, Neb eut sa part de délices, et toutes les fois qu’il passait devant une de ces Vénus cuivrées, il faisait claquer ses doigts avec un ravissement qui était partagé par l’objet de son admiration, comme il était facile de le voir à la manière dont elle se rengorgeait aussitôt en passant devant lui.

Pendant que de mon côté je passais en revue une foule de figures charmantes, j’oubliai les affaires qui m’appelaient. Neb ni moi nous n’étions pressés ; nous nous promenions tranquillement, regardant à droite et à gauche, quand une société qui passa près de nous sous les arbres, absorba toute mon attention. En avant marchaient un jeune homme et une demoiselle, mis simplement, mais avec goût. Le jeune homme n’avait rien de remarquable qu’une vivacité pétulante qui se manifestait par les gestes dont il accompagnait sa conversation avec sa compagne, qui semblait y prendre goût. Celle-ci avait un charme dans toute sa personne qui me frappa vivement ; c’était une démarche si naturelle, et en même temps si pleine de légèreté et de grâce, un air si complet de bonheur et de santé, une tournure si distinguée, que je brûlais de voir de plus près une créature si charmante. Je ne pouvais entendre ce que son cavalier lui disait, mais je construisis sur-le-champ mon roman, et je me dis que ce devaient être deux fiancés pour qui tous les rapports de fortune et de convenances se trouvaient réunis. Neb avait cessé de s’occuper de ses beautés moricaudes et il n’avait des yeux que pour la belle inconnue.

Je me sentais en quelque sorte fasciné par cette gracieuse apparition, et je cherchais à surprendre l’expression de son regard qui s’était dirigé vers moi, lorsque j’entendis ce seul mot prononcé d’une voix et d’un ton qui me fit tressaillir de tous mes membres :

— Miles !

Il n’y avait plus à s’y méprendre : c’était bien Lucie Hardinge qui était devant moi, tremblante, incertaine, la figure tantôt pâle comme la mort, tantôt d’un rouge pourpre, les mains serrées l’une contre l’autre, prête à s’élancer dans mes bras, et retenue par un sentiment de pudeur ; enfin, le modèle le plus parfait de grâce, de sensibilité et de modestie naturelle.

— Lucie Hardinge, est-ce bien vous ! vous que je trouvais déjà si belle, sans vous reconnaître !

Je m’y serais étudié pendant une semaine, que je n’aurais pu imaginer de compliment plus flatteur que celui qui m’était échappé de manière à mettre sur-le-champ toute réserve à l’écart. Il fallait maintenant soutenir un si brillant début ; et, quoique dans un lieu public, malgré les six à huit personnes qui s’étaient retournées en souriant pour nous observer ; malgré l’air grave du jeune cavalier qui était si sémillant l’instant d’auparavant, je serrai la chère enfant contre mon cœur, et je lui donnai un baiser, comme je réponds bien qu’elle n’en avait jamais reçu. Les marins ne font jamais les choses à demi ; et dans ce moment je remplis mon rôle en conscience. Une pareille accolade de la part d’un jeune gaillard qui avait près de six pieds, une paire de moustaches imposantes, et un air de santé robuste qu’on n’acquiert pas en se pavanant dans les rues et dans les promenades, eut pour effet de couvrir la pauvre Lucie de confusion et de rougeur.

— Allons, assez, Miles, dit-elle en se dégageant ; ne voyez-vous pas Grace, et mon père et Rupert ?

Toute la famille, en effet, était réunie : on était sorti pour faire un tour de promenade avec un certain M. André Drewett, camarade de droit de Rupert, et qui, à ce que j’appris ensuite, était l’amant assez déclaré de sa sœur. Il y eut une différence marquée dans la manière dont je fus reçu par Grace et par Lucie. Dès que Grace me reconnut, sans s’inquiéter des passants ni du qu’en dira-t-on, elle se jeta à mon cou, m’embrassa sept à huit fois sans s’arrêter, puis se mit à sangloter sur mon épaule, comme si son cœur se brisait. Les spectateurs, qui ne virent dans ces démonstrations que l’affection franche et naturelle d’une sœur, eurent la discrétion de continuer leur promenade pour ne pas gêner nos effusions de famille. J’avais à peine eu le temps de presser Grace contre mon cœur, que la voix de M. Hardinge se fit entendre pour réclamer son tour. Le bon ministre oublia que j’avais trois pouces de plus que lui ; que j’aurais pu sans peine le soulever de terre et le porter dans mes bras, que j’avais été bronzé par le soleil, et que j’avais des moustaches de l’Océan Pacifique ; il me caressa comme si j’avais été un petit enfant, m’embrassa tout autant de fois que Grace, me bénit tout haut, et puis donna aussi un libre cours à ses larmes. Sans le bon ministre et ses cheveux gris, la scène eût peut-être frisé le ridicule ; mais son émotion nous sauva. Les ministres étaient beaucoup plus respectés aux États-Unis il y a quarante ans qu’ils ne le sont aujourd’hui, quoiqu’ils le soient encore plus parmi nous que dans la plupart des autres pays. J’eus besoin pour me remettre d’aller échanger une poignée de main amicale, mais moins sentimentale, avec Rupert. Quant à M. Drewett, il attendit assez longtemps pour demander à Lucie qui j’étais, et j’entendis le petit dialogue qui s’établit entre eux à cette occasion.

— C’est un ami intime, sinon un proche parent, miss Hardinge ?

— C’est tous les deux, répondit la jeune fille, moitié riant, moitié pleurant, avec son expansion ordinaire.

— Oserais-je demander son nom ?

— Son nom, monsieur Drewett ! mais c’est Miles, notre cher Miles ! Vous nous avez entendus parler de Miles ? — Mais j’oubliais que vous n’avez jamais été à Clawbonny. — N’est-ce pas une charmante surprise, ma bonne Grace ?

M. André Drewett attendit avec une patience qui me parut vraiment stoïque que Grace eût serré la main de Lucie, et lui eût exprimé son bonheur, pour reprendre la parole, et ce fut en ces termes qu’il se hasarda à le faire :

— Vous alliez dire quelque chose, miss Hardinge ?

— Moi ? mais en vérité, je ne me rappelle pas. — La surprise, la joie, — pardon, monsieur Drewett. — Ah ! je me souviens à présent. J’allais dire que c’est M. Miles Wallingford de Clawbonny, le pupille de mon père, — vous savez bien, le frère de Grace ?

— Puis-je demander à quel degré il est parent de M. Hardinge ? demanda le persévérant questionneur.

— Oh ! à un très-proche degré. — Attendez ; mais où ai-je donc la tête ce soir ? Il ne l’est pas du tout.

M. Drewett eut assez de tact pour comprendre qu’il était temps de se retirer, et il nous fit un salut si étudié, si plein de politesse, que vraiment je regrettai de n’avoir pas le loisir de l’admirer. Son départ ne parut pas faire beaucoup de sensation dans notre petit cercle, et nous allâmes nous asseoir tous les cinq sur un banc dans une allée plus solitaire. Tout entiers au bonheur de nous retrouver les uns avec les autres, nous étions aussi étrangers à ce qui se passait autour de nous que si nous avions été assis sur le banc rustique au pied du vieil ormeau, sur la pelouse de Clawbonny. J’étais assis entre M. Hardinge et Grace, Lucie auprès de son père, et Rupert auprès de ma sœur. Mon ami pouvait me voir sans peine à cause de sa taille, mais Lucie, le coude appuyé sur les genoux de son père, se penchait pour écouter en nous regardant.

— Nous vous attendions ; nous n’avons pas été pris tout à fait à l’improviste ! s’écria le bon M. Hardinge, en me frappant sur l’épaule comme pour dire qu’il commençait à présent à me traiter en homme. J’ai consenti à venir à New-York parce que le dernier bâtiment arrivé de Canton avait annoncé que la Crisis devait mettre à la voile dix jours après lui.

— Et jugez de notre suprise, ajouta Rupert, en lisant dans les journaux : la Crisis, capitaine Wallingford !

— Mes lettres avaient dû vous y préparer un peu.

— Vous y parliez de M. Marbre, et je croyais que, quand il vous aurait rejoints, il reprendrait le commandement du bâtiment.

— Peut-être a-t-il pensé, répondis-je avec un peu d’orgueil, oubliant pour un instant la situation probable du pauvre Marbre, dans un accès de vanité ; peut-être a-t-il pensé qu’il n’était pas en trop mauvaises mains.

— Mais c’est ce qui paraît en effet ! dit M. Hardinge avec bonté ; comment donc, mais j’entends dire de tous côtés que vous avez fait merveille ; la reprise du bâtiment sur les Français est un exploit digne de Truxton lui-même.

À cette époque, Truxton, c’était tout dire ; c’était l’idole navale des États-Unis, et il avait autant de réputation aux États-Unis que Nelson lui-même en Angleterre ; c’était tirer à bout portant sur ma modestie : je soutins le feu de mon mieux.

— J’ai cherché à faire mon devoir, Monsieur, répondis-je en évitant de regarder Lucie et en baissant les yeux ; il aurait été trop dur de revenir dire ici : les Français nous ont pris notre bâtiment pendant que nous dormions.

— Mais vous en avez pris un aux Français de cette manière, et de plus vous l’avez gardé ! dit une voix douce dont chaque intonation était une musique délicieuse pour mes oreilles.

Je tournai la tête, et je vis poindre les yeux expressifs de Lucie au-dessus de l’habit gris de son père, derrière lequel elle se retira instinctivement dès qu’elle surprit mon regard.

— Oui, repris-je, nous avons été un peu plus heureux que nos ennemis ; mais il est juste de dire que nous avons eu de grandes obligations au capitaine Le Compte, qui poussa la complaisance jusqu’à nous laisser un schooner pour courir après lui.

— J’ai toujours trouvé cette partie de votre histoire assez étrange, Miles, dit M. Hardinge ; pour expliquer la générosité de ce Français, il faut supposer qu’il ne pouvait guère faire autrement.

— Vous ne rendez pas justice au pauvre Le Compte ; c’était un brave marin, aux idées chevaleresques. Il est possible que, sans ses passagers, il eût pris le temps de la réflexion ; mais j’ai toujours soupçonné que le désir de jouir de la société de miss Merton à lui tout seul l’avait porté à se débarrasser de nous le plus tôt possible. Il l’aimait évidemment, et il eût été jaloux de son ombre.

— Miss Merton ! s’écria Grace.

— Miss Merton ! répéta Rupert en se penchant en avant d’un air de curiosité.

— Miss Merton ! se débarrasser de nous ! dit M. Hardinge en souriant. Qu’est-ce donc que miss Merton, et quels sont ces nous dont on voulait se débarrasser ?

Lucie seule ne dit rien.

— Comment, Monsieur ? Mais, dans mes lettres, j’ai dû vous parler des Merton ; comment nous nous étions rencontrés à Londres ; puis, comment je les avais trouvés prisonniers auprès de M. Le Compte ; enfin, que je devais les conduire à Canton, à bord de la Crisis ?

— Vous nous avez parlé d’un major Merton ; mais, quant à moi, voilà la première fois que j’entends parler d’une miss Merton. Voyons, jeunes filles, avez-vous été plus heureuses ?

— Miles ne m’a jamais écrit une ligne où il fût question d’une jeune personne, dit Grace en riant, — c’est peut-être à Lucie.

— Il n’aurait pas été me dire ce qu’il jugeait à propos de cacher à sa sœur, répondit Lucie à voix basse.

— Il est assez bizarre que j’aie oublié d’en parler, m’écriai-je en cherchant à tourner la chose en plaisanterie ; les jeunes gens ont ordinairement plus de mémoire quand il s’agit de jeunes demoiselles.

— Cette miss Merton est donc jeune, mon frère ?

— À peu près de votre âge, Grace.

— Et jolie ?

— Comme vous, ma chère.

— Et vous ne nous en disiez rien ! s’écria en riant mon tuteur, qui ne pensait pas plus à me marier à sa fille qu’à une princesse allemande de cent quarante-cinq quartiers, s’il en existe. Ah ! ça, il faudra nous faire un jour son portrait ?

— Vous pouvez m’en éviter la peine en la regardant demain, Monsieur, car elle est ici avec son père.

— Ici ! s’écria-t-on de toutes parts, et cette fois Lucie encore plus haut que les autres dans l’excès de sa surprise.

— Oui, certainement, le père, la fille et les domestiques. N’ai-je pas aussi oublié de vous parler des domestiques dans mes lettres ? Mais que voulez-vous ? Un pauvre diable qui a beaucoup à faire ne peut penser à tout dans la même minute. Le major Merton a un commencement de maladie de foie, et il ne pouvait rester dans un climat chaud ; n’ayant trouvé aucune autre occasion, il se rend en Angleterre par les États-Unis.

— Et combien y a-t-il qu’ils sont sur votre bord, Miles ? demanda Grace un peu gravement.

— Sur mon bord ? neuf mois environ, à ce que je crois ; mais en comptant le séjour à Londres, à Canton et à la Terre de Marbre, notre connaissance remonte à un peu plus d’un an.

— Alors la mémoire vous a manqué longtemps, mon frère.

Après cette épigramme, il y eut un moment de silence ; M. Hardinge le rompit en faisant quelques questions sur le voyage de Canton. Comme il commençait à faire froid, nous nous levâmes pour nous diriger vers le logement de mistress Bradfort ; cette dame, comme je ne tardai pas à m’en apercevoir, était très-attachée à Lucie, et elle avait insisté pour l’avoir quelque temps chez elle pour la produire dans la société. Elle fréquentait un monde très-supérieur à celui où Grace et moi nous pouvions prétendre à être admis par notre position sociale ; mais Grace avait été reçue partout, en sa qualité d’amie de Lucie. Ce n’est pas faire injure à Clawbonny que d’avouer que les deux jeunes filles gagnèrent à ce frottement avec le monde, à tel point que je ne tardai pas à penser que miss Merton, loin d’avoir encore sur elles quelque avantage, ne pouvait que profiter, même sous ce rapport, dans leur société.

À la maison, j’eus à raconter toute mon histoire et à répondre à une foule de questions ; il ne fut plus dit un mot de miss Merton, et Lucie elle-même prit part à la conversation avec son enjouement d’autrefois. Quand les lumières eurent été apportées, et que mes deux compagnes d’enfance eurent ôté leurs schalls et leurs chapeaux, je les fis mettre debout devant moi, pour vérifier à quel point le temps les avait changées. Grace avait alors dix-neuf ans, et Lucie seulement six mois de moins. C’était Lucie surtout qui était à peine reconnaissable : ses charmes avaient acquis ce développement qui en faisait une jeune femme accomplie. Sous ce rapport, elle avait l’avantage sur Grace, qui était encore frêle et délicate, tandis que Lucie, malgré sa légère disposition à l’embonpoint, n’avait rien d’épais ni de lourd dans sa tournure ; son regard avait pris une expression tendre et douce à la fois qui allait droit au cœur ; en un mot, il y avait de quoi être fier d’inspirer quelque intérêt à deux jeunes personnes aussi charmantes.

Pendant ce temps, Neb avait été oublié. Il nous avait suivis à la maison de mistress Bradfort, et il était déjà installé à la cuisine où il renouvelait connaissance avec une certaine miss Chloe Clawbonny, son arrière-cousine, qui avait accompagné sa jeune maîtresse à New York. Dès qu’on sut qu’il était en bas, Lucie, qui était comme chez elle dans la maison, demanda qu’il fût introduit au salon. Je vis, au sourire bienveillant de mistress Bradfort, qu’elle n’excédait pas son privilège, et Neb fut appelé. Jamais le pauvre nègre ne s’était senti si heureux de sa vie. Il entra en reportant lentement le poids de sa personne d’une jambe sur l’autre, et en tortillant son chapeau entre ses doigts, avec l’embarras de quelqu’un qui va paraître devant des personnes qui valent mieux que lui ; car alors un nègre était assez disposé à convenir que cela pouvait se rencontrer. Aujourd’hui je sais bien que le mot est proscrit. Tout homme en vaut un autre. Il y en a bien qui sont condamnés aux travaux forcés, tandis que les autres se promènent en liberté. Mais l’exception ne détruit pas la règle, et il reste bien démontré néanmoins que tout homme en vaut un autre.

On soupait encore en 1802, et je fus invité à prendre part à ce repas de famille, qui fut des plus gais. C’était l’usage de porter des toasts, usage bizarre, mais très-général alors ; les messieurs portaient la santé de dames, et les dames celle de messieurs. Vers la fin du souper, mistress Bradfort, qui était très-grande observatrice des formes, invita gaiement M. Hardinge à donner l’exemple.

— Ma chère mistress Bradfort, dit le ministre avec enjouement, si ce n’était pas contre toutes les règles de nommer une personne présente, c’est sans contredit votre santé que je porterais. Voyons donc, qui choisirai-je ? me permettra-t-on de proposer notre nouvel évêque, le docteur Moore ?

Le cri de « pas d’évêque ! » était plus unanime encore qu’il ne l’est aujourd’hui, parmi ceux qui, ayant toute leur vie vécu en dissidence avec l’autorité épiscopale, pensent que leur influence augmente parce qu’ils élèvent plus haut la voix ; et cela sur un sujet que pas un sur cent ne s’est donné la peine même d’effleurer. Notre opposition partait d’une toute autre cause, de notre désir de savoir quelle dame M. Hardinge pourrait choisir. Nous jouissions avec une certaine malice de l’embarras de l’excellent homme, qui rougissait comme un enfant à la seule idée de prononcer un nom de femme à l’occasion d’un toast. Il eût voulu trouver quelque moyen de s’en défendre ; mais nous tenions bon, et après de mûres réflexions, après avoir cherché des inspirations au plafond, avec un air aussi grave que s’il allait prononcer un sermon, il leva son verre, et dit :

— À Peggy Perott !

Peggy Perrott était une vieille fille qui allait soigner les malades pour de l’argent dans les environs de Clawbonny, et qui était laide à faire peur. Aussi ce fut un éclat de rire général.

— Vous voulez que je propose un toast, et vous vous mettez à rire quand je cherche à vous contenter ! dit M. Hardinge d’un ton moitié sérieux, moitié plaisant ; Peggy est une excellente femme, et une des plus utiles que je connaisse.

— Je m’étonne, mon cher monsieur, que vous n’ayez point développé votre toast ! m’écriai-je étourdiment.

— Et si je l’avais fait, elle n’aurait eu qu’à s’en féliciter, la pauvre fille ! mais je me suis exécuté, et c’est à votre tour, cousine.

Mistress Bradfort était veuve depuis longtemps, et elle n’en était pas à son coup d’essai en ce genre. Aussi elle porta son toast avec un calme parfait, et avec l’aplomb d’une personne qui avait la conscience d’avoir résisté à une foule de sollicitations pour changer d’état.

— À mon vieil ami, dit-elle en se soulevant comme pour être mieux vue et braver la médisance, au bon docteur Wilson !

Toute personne veuve ou non mariée devait en désigner une dans la même position, et la veuve n’avait pas dérogé à l’usage ; mais « le bon docteur Wilson » était un ministre émérite que personne ne pouvait soupçonner d’inspirer d’autre sentiment que l’amitié.

— Bon ! s’écria M. Hardinge en se frappant le front ; moi qui n’y ai pas pensé ! mistress Bradfort, vous me l’avez volé ! avec un moment de réflexion, j’aurais choisi le docteur ; car j’ai étudié avec lui, et je l’honore infiniment.

La simplicité du bon ministre excita de nouveaux rires ; nous étions tous si disposés à la gaieté ce soir-là ! Puis vint le tour de Rupert.

— À la santé de la charmante miss Winthrop, dit-il sans la moindre hésitation, et en agitant son verre d’un air qui semblait dire : qu’en pensez-vous ?

Les Winthrop étaient une famille très-respectable, du petit nombre de celles qui restaient de l’ancienne aristocratie coloniale.

— Connaissez-vous cette miss Winthrop ? demandai-je tout bas à Grace.

— Nullement ; je vais peu dans cette société. Rupert et Lucie voient beaucoup de personnes que je connais à peine.

C’était la première fois que je comprenais la différence de position entre ma sœur et son amie. Si elle eût été à notre avantage, j’aurais sans doute trouvé la chose toute naturelle ; mais comme elle était contre nous, je m’en indignai dans le premier moment. Rupert dit à Grace que c’était à présent son tour, une dame succédant ordinairement à un monsieur. Ma sœur ne parut pas déconcertée le moins du monde ; mais, après un moment d’hésitation, elle dit :

— À M. Édouard Marston.

C’était un nom nouveau pour nous ; mais j’appris que c’était celui d’un jeune homme recommandable qui venait souvent chez mistress Bradfort, et dont cette dame faisait grand cas. Je regardai Rupert pour voir quelle mine il faisait ; mais il était aussi calme que Grace l’avait été quand il avait proposé la santé de miss Winthrop.

— Je crois qu’il ne me reste que vous à appeler, Miles, dit Grace en souriant.

— Moi ! mais vous savez tous que je ne connais pas une âme ici. Nos filles de l’Ulster sont presque toutes sorties de ma mémoire. Et puis, personne ne les connaîtrait.

— Comment donc ? est-ce que nous ne sommes pas aussi de l’Ulster ? Voyons, cherchez bien si vous ne trouvez pas quelque jeune personne…

— Allons, soit ! aussi bien on ne peut être resté plus de neuf mois sur le même bord qu’Émilie, sans penser à elle dans un cas extrême. Ainsi donc, à la santé de miss Émilie Merton !

M. Hardinge me parut pensif, comme un homme qui a des devoirs de tuteur à remplir, et Grace elle-même devint sérieuse. Je n’osai pas regarder Lucie, quoique j’eusse pu porter sa santé toute la nuit, si l’usage eût permis de proposer une personne présente. Les causeries recommencèrent de plus belle, et j’avais à répondre à six questions à la fois, quand mistress Bradfort, beaucoup trop minutieuse pour oublier personne, rappela que miss Lucie Hardinge ne nous avait pas encore honorés d’un toast. Lucie avait eu tout le temps de la réflexion ; elle inclina la tête, s’arrêta un moment comme pour rassembler son courage, puis elle dit :

— À M. André Drewett !

C’était le jeune homme avec qui elle était en conversation si animée, la première fois que je l’avais rencontrée ! Si j’avais été plus familier avec le monde, j’aurais su qu’une jeune personne sensée et délicate n’irait pas ainsi divulguer un secret qui lui serait cher. Mais j’étais jeune ; j’aurais porté devant tout l’univers la santé de celle que je préférais, et le toast de Lucie me mit mal à l’aise pour tout le reste de la soirée. Aussi ne fus-je point fâché quand Rupert me rappela qu’il était onze heures, et qu’il était temps de nous retirer.

La matinée du lendemain fut employée à terminer l’affaire du bâtiment. Je fus très-fêté par les négociants et les patrons de navires ; et un de mes armateurs me conduisit à la Bourse pour me faire voir. Il y a des hommes si forts sur les principes, et si esprits-forts en même temps, que l’approbation de leur conscience leur suffit, et qu’ils se moquent, comme ils disent, du qu’en dira-t-on. Je les admire, mais j’avouerai ma faiblesse : je fais grand cas de l’opinion. Je sais bien que ce n’est pas le moyen de devenir un très-grand homme ? car celui qui ne sait ni juger, ni agir, ni sentir par lui-même, sera toujours exposé au danger de faire de trop grands sacrifices aux désirs des autres ; mais on ne peut se refaire. J’étais fier d’être un héros en miniature, ne fût-ce même que dans les colonnes des journaux. Pour tout ce qui est national, leur zèle n’est jamais en défaut. Pour eux, le pays n’a jamais tort, jamais il n’essuie de défaite ni ne peut en essuyer ; mais, en revanche, personne n’a jamais raison ; et la réputation est une propriété publique sur laquelle chaque Américain a des droits, et les journalistes plus que personne. Mais j’étais jeune en 1802, et un article de journal à ma louange avait un certain charme pour moi, je dois l’avouer. Et puis je m’étais bien montré, après tout, et mes ennemis eux-mêmes avaient été forcés d’en convenir.