À bord et à terre/Chapitre 5

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À bord et à terre ou les Aventures de Miles Wallingford
Traduction par A. J. B. Defauconpret.
Furne, Gosselin (Œuvres, tome 22p. 57-70).


CHAPITRE V.


Ils nous jetèrent à bord d’une barque et nous conduisirent quelques lieues en mer ; là ils préparèrent une carcasse pourrie de bateau, sans agrès, sans voile, sans mât, entourée d’un cercle de rats.
Shakespeare.


L’heure qui succéda dans le calme de l’attente, fut l’une de plus pénibles de ma vie. Dès que le bâtiment fut mouillé, et qu’il n’y eut plus rien à faire, un silence de mort régna parmi nous. Toutes les facultés semblaient absorbées dans un seul sens, l’ouïe. C’était le meilleur, c’était même le seul moyen que nous eussions alors de juger de notre situation. Il était évident que nous étions près d’un endroit où la lame se brisait contre la terre ; et les mugissements de l’Océan n’annonçaient que trop clairement que des cavités de rochers recevaient et rejetaient tour à tour l’onde courroucée. Et ces sons significatifs ne partaient pas seulement d’un côté, ils semblaient nous entourer ; venant tantôt de la direction connue de la terre, tantôt du sud, du nord-est, en un mot de tous les côtés. Il y avait des moments où on aurait cru que les murmures de l’Océan sortaient de dessous l’arrière du navire, et l’instant d’après c’était tout contre les bossoirs qu’ils semblaient éclater avec le plus de force.

Heureusement le vent était faible, et le bâtiment ne fatiguait pas trop à l’ancre. Une longue et forte lame de fond roulait du sud-ouest, mais la sonde nous donnant huit brasses, la mer ne brisait pas exactement à l’endroit où nous étions mouillés, quoique ce ne dût pas être bien loin. À un certain moment l’impatience du capitaine devint telle, qu’il voulait absolument se jeter dans un canot pour faire le tour de l’ancrage, et devancer le jour ; mais sur l’observation de M. Marbre qu’il pourrait bien donner contre quelque récif et faire capot, il se décida à attendre.

L’aurore parut enfin, après deux ou trois des plus longues heures que j’aie jamais passées. Jamais je n’oublierai l’espèce de fureur empressée avec laquelle nous regardâmes tous autour de nous. D’abord, se dessinèrent les contours de la terre adjacente ; puis, à mesure que la lumière se répandit dans l’atmosphère, nous pûmes saisir quelques détails. Il fut bientôt certain que nous étions à une encâblure de rochers perpendiculaires de plusieurs centaines de pieds de hauteur ; c’étaient dans les cavernes de ces rochers que la mer s’élançait parfois en produisant ces mugissements terribles, sur lesquels une oreille expérimentée ne saurait se méprendre. Ils s’étendaient à perte de vue à droite et à gauche, de sorte que le malheureux marin qui aurait fait naufrage sur cette côte inhospitalière n’aurait pu manquer de se noyer. Devant, derrière, autour de nous, des récifs détachés, des brisants, des écueils ; preuves certaines de la manière miraculeuse dont la Providence nous avait guidés pendant les ténèbres.

Lorsque le soleil parut, car le jour s’annonça clair et pur, nous avions obtenu une connaissance assez passable de la situation critique dans laquelle nous avions été placés par suite de la théorie du capitaine sur les courants. Le cap même que nous devions doubler en dérivant, était à quelque dix lieues presque debout au vent, comme la brise était alors ; tandis que sous le vent, s’étendait cette même barrière de rochers infranchissables. Telle fut ma première introduction à l’île de Madagascar, portion du monde peut-être la moins connue de toutes, des marins de la chrétienté, relativement à sa position, à sa grandeur, à ses productions. À l’époque de cette histoire, on en savait encore beaucoup moins qu’aujourd’hui sur cette vaste contrée, quoique les connaissances à ce sujet, même de nos contemporains immédiats, soient encore excessivement bornées.

À présent que le jour était revenu, que le soleil brillait de tout son éclat, que la mer paraissait tranquille, le capitaine se calma. Il avait assez de bon sens pour comprendre qu’il fallait se donner le temps de faire des observations avant de songer à se remettre en route, et il envoya l’équipage déjeuner. L’heure qui fut employée ainsi sur l’avant, fut consacrée sur l’arrière à examiner l’aspect de l’eau, et la position des récifs autour du bâtiment. Tout en marchant, le capitaine avait pris sa tasse de café et mangé son biscuit ; et appelant quatre des plus rigoureux rameurs, il se jeta dans le petit canot, et se mit en devoir de chercher un canal du côté de la mer. La sonde ne cessa pas d’agir, et je les laisserai faire leurs recherches, pour porter notre attention sur notre bord.

Marbre m’appela sur le gaillard d’arrière, dès que le capitaine fut dans le canot. Il était évident qu’il désirait me parler en particulier. Il descendit dans la soute où était tout ce qui restait de la provision d’eau du bâtiment. Je le suivis, comme j’avais compris à l’expression de ses yeux que je devais le faire. M. Marbre avait un air tout à fait mystérieux, et il n’ouvrit pas les lèvres avant d’avoir cherché de côté et d’autre, et dérangé plusieurs objets de place. Quand ce manège eut duré quelques instants, il se tourna tout à coup vers moi, et me dévoila le secret de la manœuvre.

— Voulez-vous savoir une chose, maître Miles, me dit-il en me faisant signe du doigt d’être prudent, ce bâtiment n’est pas dans de plus beaux draps, suivant moi, que le dernier boueur de New-York. Nous sommes entourés d’eau, et de récifs en même temps. Quand même nous saurions notre chemin pour sortir d’ici, il n’y a point de vent pour nous y porter, au milieu de ces courants infernaux. — Après tout, il n’y a point de mal à se préparer au pire ; ainsi donc, prenez Neb et le gentleman, — c’était le sobriquet qu’on donnait généralement à Rupert à bord, — et videz la chaloupe, ôtez-en tout ce qui n’est pas nécessaire ; après quoi, mettez-y les barils et attendez de nouveaux ordres. Ne faites pas de bruit, dites que vous agissez par ordre, et laissez-moi faire.

J’obéis à l’instant, et en quelques minutes la chaloupe était prête. Pendant que j’étais ainsi occupé, M. Kite vint à passer. — Que faites-vous donc là ? me demanda-t-il. — Je lui dis que j’exécutais les ordres de M. Marbre, et celui-ci donna des explications à sa mnanière.

On peut avoir besoin de la chaloupe, car je ne crois pas que le petit canot puisse aller aussi loin qu’il sera nécessaire pour sonder ; aussi je m’occupe de lester la chaloupe et de préparer ses voiles. Il ne sert à rien d’épiloguer dans la position où nous sommes.

Kite goûta cette idée, et il alla même jusqu’à suggérer qu’il pourrait être à propos de mettre tout de suite la chaloupe à l’eau pour gagner du temps. La proposition était trop agréable pour être rejetée ; tout le monde se mit à l’œuvre, et en une demi-heure la chaloupe flottait à côté du navire. Les uns disaient qu’on en aurait certainement besoin pour porter l’ancre d’affourche, sinon pour autre chose : des plaisants faisaient la remarque qu’une demi-douzaine d’embarcations ne seraient pas de trop pour trouver tout le chenal dont nous aurions besoin ; tandis que Marbre, sans faire semblant de rien, avait toujours l’œil sur son objet principal. Les barils furent arrimés, remplis d’eau fraîche, en guise de lest ; les mâts furent établis dans leurs carlingues, les avirons mis à bord, ainsi qu’une petite boussole, de peur qu’on ne vînt à perdre de vue le bâtiment par un temps de brouillard ; et il en faisait tant dans cette latitude !

Tout cela fut dit et fait si tranquillement que personne ne prit l’alarme, et quand M. Marbre dit à haute voix : Miles, mettez à bord un sac de biscuits et un morceau de viande froide — nos hommes pourraient avoir faim avant de revenir, — personne ne parut en croire plus qu’on n’en disait. Pour moi, j’avais mes instructions secrètes, et je sus faire passer sur la chaloupe cent livres de bon biscuit de mer, tandis que le cuisinier avait ordre de remplir de porc ses marmites. Je mis même aussi du porc cru ; c’est une nourriture que les matelots ne dédaignent nullement ; ils disent que cela se mange comme des noisettes.

Pendant ce temps le capitaine était occupé à son voyage d’exploration, et, à son retour, il se crut sans contredit plus récompensé de ses peines que les navigateurs ayant fait les plus belles découvertes. Il avait été absent presque deux heures, et il n’eut rien de plus pressé que de renouveler sa théorie sur ce que M. Marbre appelait ses courants infernaux.

— J’ai été derrière le rideau, monsieur Marbre, commença le capitaine Robbins, lorsqu’il avait encore un pied sur le canot ; — et M. Marbre murmura tout bas entre ses dents : — Oui, oui, et vous avez été aussi derrière les récifs. — Tout vient d’un remous qui accompagne le courant sur la côte, et nous nous sommes avancés un peu trop.

Que serions-nous devenus, pensai-je en moi-même, si nous nous étions avancés encore un peu plus ! Toutefois, le capitaine paraissait certain de tirer le bâtiment de ce mauvais pas ; et comme c’était tout ce que nous voulions, personne n’était disposé à se montrer trop difficile. On dit un mot de la chaloupe qui avait été mise à l’eau à l’arrière, de manière à ne pas gêner, et le capitaine se mordit les lèvres. Pendant ce temps le porc bouillait à gros bouillons dans les marmites.

Tout le monde fut alors appelé pour lever l’ancre. Rupert et moi nous montâmes pour larguer les voiles, et nous ne redescendîmes que lorsque les perroquets volants furent à tête de mâts. En quelques minutes le câble était à pic, et tout était prêt pour déraper. Alors approchait le moment critique de l’opération. Le vent était toujours faible, et il s’agissait de savoir si le bâtiment pourrait doubler un banc de récifs qui commençaient à se montrer au-dessus de l’eau et sur lesquels les lames longues et pesantes qui venaient du sud-ouest en ondulations régulières, se brisaient avec une violence qui montrait toute la puissance de l’Océan, même dans ses moments de calme et de repos. En voyant sa surface s’élever et s’affaisser successivement, on eût dit la poitrine de quelque monstre marin respirant pesamment pendant son sommeil.

Le capitaine lui-même hésitait à laisser le fond, lorsque l’eau portait si fort sous le courant, et par une brise si faible. Cependant il y avait une petite anse par notre bossoir de tribord, et M. Marbre suggéra qu’il pourrait être à propos de sonder dans cette direction, attendu que l’eau semblait calme et profonde. Il pensait qu’il y avait réellement sur la côte un remous dans le courant, qui pourrait porter le bâtiment au vent six ou huit fois sa longueur, et par conséquent plus que compenser la perte qui devait infailliblement avoir lieu en abattant du côté du large. Le capitaine reconnut la justesse de cette observation, et je fus un de ceux qui furent envoyés dans le petit canot en cette occasion. Nous nous dirigeâmes vers les rochers, et nous n’avions pas fait cinquante toises que nous rencontrâmes un remous, à n’en pouvoir douter, tout aussi fort que le courant sur lequel le vaisseau était mouillé. C’était un grand avantage, d’autant plus que l’eau était assez profonde, allant jusqu’au bord des récifs qui formaient l’anse, et produisaient ainsi un autre courant dans la direction contraire. Il y avait bien assez de place pour manœuvrer le bâtiment, et, tout considéré, la découverte était extrêmement heureuse. Au fond de cette anse, nous aurions échoué la nuit précédente, si nos oreilles n’avaient pas mieux valu que nos nez.

Dès que le capitaine eut bien constaté l’état des choses, il revint à bord, et les nouvelles qu’il apportait réjouirent tous les cœurs. Nous nous approchâmes gaiement des barres de virevau, et nous commençâmes à virer sur le câble. Je n’oublierai jamais l’impression que produisit sur moi la rapide dérive du bâtiment, dès que l’ancre eut laissé le fond, et que l’avant fut lancé du côté de la terre, pour mettre le vent dans les voiles. La terre était si proche que je pouvais apprécier la dérive par les rochers, et pendant quelques secondes ma respiration se trouva complètement arrêtée. Mais le John gouverna supérieurement, et prit bientôt de l’aire. Toutefois son avant ne frappa point le remous avant que nous eussions acquis une preuve effrayante de la force du véritable courant qui nous avait fuit redescendre presque jusqu’au banc de récifs, au vent duquel il était indispensable pour nous de passer. Marbre vit tout cela, et il me dit à l’oreille d’aller dire au cuisinier de transporter sur-le-champ le porc dans la chaloupe, cuit ou non. J’obéis, et j’eus à veiller l’écoute de la misaine pour ma peine, quand l’ordre fut donné de parer à virer.

Le contre-courant se montra un véritable ami, mais il ne nous avait pas portés beaucoup plus haut que l’endroit où nous avions jeté l’ancre, quand il devint nécessaire de virer de bord. Cette manœuvre se fit avec précaution, à cause de notre ignorance de la profondeur de l’eau, et le John présenta de nouveau son cap au large. Après avoir marché de l’avant pendant une courte distance, le grand hunier fut coiffé, et le bâtiment commença à dériver. Dans le temps voulu, il eut ses voiles remplies, et nous virâmes de bord de nouveau, tournés vers l’anse. La manœuvre fut répétée, ce qui nous mit sous le vent du banc de récifs, et dans la position où nous désirions être. Ce fut un moment d’anxiété terrible que celui où le capitaine Robbins se décida à lancer le navire dans le vrai lit du courant, et à courir au plus près le long des rochers. Le passage à travers lequel il nous fallait naviguer avant de pouvoir dépasser le récif le plus proche, avait tout au plus une encâblure de largeur, et le vent nous permettait à peine de la prendre à angles droits. La brise était si faible qu’il y avait presque à désespérer de faire quelque chose.

Le capitaine mit le navire dans le courant avec beaucoup d’adresse ; puis, l’instant d’après, la barre fut mise sous le vent. Sans l’action du courant dans une direction, par le bossoir de tribord, et la pression du contre-courant de l’autre, à bâbord, le navire aurait culé ; mais cette combinaison d’influences contraires le remit dans sa route, sans qu’il se trouvât d’une ligne sous le vent.

Maintenant était arrivé le moment de l’épreuve. Le John s’avança d’un ras ferme à travers le passage, favorisé peut-être par un peu plus de brise qu’il n’y en avait eu le matin. Marbre avait les lèvres vissées l’une sur l’autre, et ses yeux ne quittaient pas les ralingues du vent. Tout le monde retint son haleine, pendant que le bâtiment s’élevait sur les longues lames de fond, puis s’enfonçait lentement dans le creux de l’abîme. Nous doublâmes le premier récif sur une de ces élévations mobiles de l’eau, touchant légèrement en avançant dans l’espace. La secousse fut faible, et causa peu d’alarmes. Le capitaine saisit alors M. Marbre par la main, et il la lui secouait de tout son cœur, quand le navire tomba tout à coup, à peu près comme un homme qui a heurté une pierre au moment où il s’attendait le moins à trouver un obstacle sur son chemin. Le coup fut terrible ; la moitié des hommes d’équipage furent renversés ; au même instant nos trois mâts de hune tombèrent sous le vent.

Il est difficile de donner une idée exacte de la confusion qui accompagna une scène aussi effroyable. Le mouvement du navire fut arrêté tout à coup, comme s’il eût rencontré un mur d’airain, et on eût dit que toute la machine allait tomber en pièces. La première lame qui survint, et qui sans nous aurait continué ses ondulations vers la terre, rencontrant un si vaste corps sur son chemin, se cabra en quelque sorte, et s’élevant en montagne, se brisa sur nos ponts, en les couvrant d’eau. En même temps la carène fut soulevée, et à l’aide du vent, de la mer et du courant, elle s’enfonça encore plus avant dans le récif, frappant de manière à briser de fortes chevilles de fer comme autant de bâtons de cire à cacheter, et faisant craquer les varangues comme si elles eussent été faites avec des roseaux.

Le capitaine était frappé de stupeur ; pendant un moment une expression de désespoir se peignit dans tous ses traits, puis il reprit tout son sang-froid. Il donna l’ordre de porter l’ancre d’affourche sur la chaloupe, et une ancre à jet sur le petit canot. Marbre répondit par le : oui, oui, commandant ! d’usage ; mais avant de nous envoyer aux embarcations, il se hasarda à faire observer que le navire était crevé. Il avait entendu craquer des bois de manière à ce qu’il ne pût y avoir de méprise. Les pompes furent sondées : le bâtiment avait sept pieds d’eau dans sa cale, et cela en dix minutes tout au plus. Cependant le capitaine ne voulait pas abandonner son navire. Il commença par nous ordonner de jeter les thés à la mer, afin d’apprécier, s’il était possible, l’étendue du mal. On fit un trou dans le faux pont ; et, au fond de la cale, on rencontra l’eau. Pendant ce temps, un marin de la mer du Sud que nous avions pris à Canton plongea sous le vent de la partie de la carène sur laquelle reposait le bâtiment échoué. Il revint bientôt annoncer qu’un quartier de roc avait traversé les bordages. Tout tendant à confirmer cette triste nouvelle, le capitaine rassembla tout l’équipage sur le gaillard d’arrière pour tenir conseil sur les mesures à prendre.

Un bâtiment marchand n’a plus droit aux services de son équipage après qu’il est naufragé. L’équipage a une sorte d’hypothèque légale sur le bâtiment et sur sa cargaison pour sa paie ; et la loi porte avec raison que tout droit aux services cesse avec cette garantie. Il s’en suivait naturellement que, dès que le John était abandonné, nous redevenions tous nos maîtres, et de là l’obligation de nous appeler tous à délibérer, sans même en excepter Neb. À bord d’un vaisseau de guerre, il en eût été tout autrement. En pareil cas la république paie la solde, qu’il y ait naufrage ou non ; et le marin doit achever son temps de service. La discipline militaire conserve tout son empire.

Le capitaine Robbins pouvait à peine parler, quand nous fûmes rassemblés autour de lui sur le gaillard d’avant, les vagues qui couvraient à chaque instant l’arrière nous ayant forcés de nous réfugier de ce côté. Dès qu’il fut maître de lui, il nous dit que le bâtiment était irréparablement perdu. Comment ce malheur était-il arrivé ? Il ne pouvait guère se l’expliquer lui-même, quoiqu’il l’attribuât au fait que les courants ne suivaient pas la direction que, d’après toute saine théorie, ils devaient suivre. Cette partie de son discours ne fut pas parfaitement claire. Je crus comprendre que, suivant notre malheureux capitaine, les lois de la nature, par suite de quelque influence inexplicable, s’étaient écartées de leur marche ordinaire, expressément pour perdre le John. Si ce n’était pas là ce qu’il voulait dire, j’avoue que je n’y compris rien du tout.

Le capitaine fut beaucoup plus explicite après être sorti du courant. Il nous dit que l’île Bourbon n’était qu’à quatre cents milles de distance, et qu’il regardait comme possible d’y aller, d’y trouver quelque petit bâtiment, et de revenir pour sauver une partie de la cargaison, les voiles, les ancres, etc. Nous pourrions en retirer quelque chose, comme droit de sauvetage, qui ferait quelque compensation à nos autres pertes. Ce raisonnement se présentait bien ; c’était du moins donner un mobile actuel à nos efforts, en même temps qu’il dissimulait le danger que nous courions tous de perdre la vie. Aborder à l’île de Madagascar, il ne pouvait en être question ; les habitants à cette époque passaient pour bien moins civilisés qu’il ne l’étaient réellement, et ils avaient très-mauvaise réputation, surtout parmi les marins. Il ne restait donc d’autre parti à prendre que de gréer les embarcations et de partir le plus vite possible.

Ce fut alors qu’on reconnut l’avantage des préparatifs qui avaient eu lieu d’avance. Il restait peu de chose à faire, et ce qui avait été fait l’avait été beaucoup mieux que si on avait attendu que le bâtiment fût à moitié rempli d’eau, et que les vagues le couvrissent à chaque instant. Le capitaine prit le commandement de la chaloupe M. Marbre, Rupert et Neb, le cuisinier et moi, nous fûmes envoyés dans le petit canot, avec ordre de nous tenir le plus près de la chaloupe que nous le pourrions. Nous eûmes plus que notre part de toutes les provisions, grâce aux dispositions habiles du premier lieutenant et du cuisinier, de plus une boussole, un octant et une carte ; et, deux heures après le naufrage, nous étions tous prêts à partir.

Il était midi quand nous quittâmes ces tristes débris, et nous nous éloignâmes de terre. D’après nos calculs, le vent nous permettait de suivre notre véritable route. À mesure que nous portions au large, nous avions d’abondantes occasions de découvrir à combien de dangers nous avions échappé ; et pour moi, quoique lancé sur l’Atlantique sur une simple coquille de noix, j’éprouvais un profond sentiment de reconnaissance pour la bonté divine. Dès que nous fûmes sur un grand fond, le capitaine et M. Marbre reprirent la conversation sur l’éternel sujet des courants. Malgré toutes les traverses où sa vieille théorie l’avait jeté, le capitaine persistait dans son opinion, que le véritable courant portait du côté du vent, et que nous le trouverions infailliblement dès que nous serions plus au large. M. Marbre eut la franchise de dire qu’il avait toujours pensé qu’il portait dans la direction opposée ; il ajouta que l’Île Bourbon était un point bien imperceptible pour nous y diriger, qu’il vaudrait mieux tâcher d’arriver dans sa longitude, et la chercher par le point de midi, plutôt que de faire des spéculations à perte de vue sur des choses auxquelles nous ne connaissions rien.

Le capitaine et M. Marbre voyaient les choses différemment, et nous arrivâmes, quand nous aurions dû au contraire serrer le vent le plus près possible. Heureusement le temps se maintint calme, car nous aurions eu fort à faire. Nous gagnions facilement la chaloupe de vitesse, et nous étions forcés de prendre des ris pour ne pas nous en séparer. Au coucher du soleil, nous étions à plus de vingt milles de la terre, ne voyant plus la côte, quoique les montagnes de l’intérieur s’élevassent encore à l’horizon dans toute leur sauvage grandeur. J’avoue, quand la nuit vint, et que je me trouvai sur l’immense océan, à bord d’une embarcation beaucoup plus petite que celle sur laquelle je parcourais l’Hudson, m’enfonçant à chaque minute de plus en plus dans ce désert d’eaux, que Clawbonny, ses prairies riantes, ses nuits paisibles, ses bons lits, sa table bien servie, me revinrent à l’esprit en m’inspirant des réflexions qui ne m’étaient jamais venues à l’idée. Pour ce qui était de la nourriture, toutefois, nous n’étions pas à plaindre. M. Marbre nous donnait l’exemple de mordre à même dans un morceau de porc à moitié cuit avec une ardeur qui faisait honneur à sa philosophie. Pour lui rendre justice, il semblait regarder une excursion de quatre cents milles à bord d’un petit canot comme une chose toute simple, et il lui semblait que tout devait suivre naturellement son cours, comme s’il eût été encore à bord du John. Chacun de nous fit un somme aussi bon que le permit le peu d’espace dont nous pouvions disposer.

Le vent fraîchit dans la matinée, et la mer commença à briser ; ce qui nous obligeait à laisser porter encore davantage pour ne pas être couverts par la mer, ou à tenir la cape, ce qui nous aurait préservés du même danger. Mais le capitaine préféra le second moyen, à cause du courant. Nous eûmes beaucoup à faire à bord du canot, et il fallut bien nous décider à porter de la voile pour aller de conserve avec la chaloupe, qui nous battait, maintenant que le vent était augmenté. Navire ou canot, Marbre n’avait pas son pareil pour manœuvrer, et nous nous maintînmes admirablement, les deux embarcations n’étant jamais à plus d’une encâblure l’une de l’autre, et presque toujours à portée de la voix. Cependant, à l’approche de la nuit, on délibéra pour savoir s’il fallait continuer à voguer de conserve. Il y avait trente heures que nous naviguions, et nous avions fait cent cinquante milles, d’après notre estime. Par bonheur le vent était passé presque à l’ouest, et nous marchions grand train, quoique nous eussions beaucoup de peine à vider l’eau qui remplissait le canot. L’un de nous y était constamment occupé, et quelquefois nous étions tous quatre à l’œuvre ; Une nouvelle conférence eut lieu, et le capitaine proposa d’abandonner le canot, et de nous prendre à bord de la chaloupe, quoiqu’il n’y eût pas trop de place pour nous recevoir. Mais M. Marbre refusa, en disant qu’il pouvait encore répondre du canot, au moins pour quelque temps. L’ancien arrangement fut donc maintenu, et l’on chercha à se tenir le plus près possible l’un de l’autre.

Vers minuit, des rafales commencèrent à se faire sentir, et il fallut rentrer nos voiles, sortir nos avirons, et faire tête à la lame, pour ne pas être submergés. La conséquence fut que nous perdions de vue la chaloupe ; et, malgré notre soin à tenir notre route, dès que les rafales le permettaient, quand le soleil se leva, nous ne vîmes aucune trace de nos compagnons. J’ai pensé quelquefois que M. Marbre les avait perdus à dessein, quoiqu’il parût fort tourmenté en ne les voyant plus. Après avoir regardé de tous côtés pendant une heure, le vent se calmant, nous portâmes au plus près, direction qui nous aurait vite éloignés de la chaloupe, quand même nous aurions été bord à bord. Nous fîmes bonne route ce jour-là ; et le soir, nous avions fait, suivant nous, plus de la moitié du chemin vers notre port. Le vent se calma pendant la nuit, et le lendemain matin nous eûmes le vent arrière. Grâce à cette puissante impulsion, nous filions parfois de six à sept nœuds par heure. Le vent favorable dura trente heures, pendant lesquelles nous avions dû faire plus de cent cinquante milles.

C’était à qui verrait le premier l’horizon au lever du jour, et tous les jeux étaient tournés vers l’orient. Ce fut inutilement : pas le moindre coin de terre n’était visible. Marbre parut cruellement déçu dans son attente, mais il s’efforça de nous rendre du courage en nous disant que nous ne tarderions pas à voir l’île. Nous portions alors à l’est, avec une très-légère brise du nord ouest. Je me trouvais debout sur des bancs de rameurs, lorsque, regardant du côté du sud, j’aperçus quelque chose qui semblait comme un point de terre dans cette direction. Je ne le vis qu’un instant ; mais cet objet, quel qu’il fût, je l’avais vu distinctement. M. Marbre monta sur le banc, et eut beau regarder, il dit qu’il n’y avait pas de terre de ce côté, qu’il ne pouvait pas y en avoir, et il reprit sa place pour gouverner à l’est, en inclinant plutôt vers le nord. Mais je ne pouvais être tranquille, et je restai sur mon banc jusqu’au moment où le canot s’élevant sur une lame plus haute que les autres, le même point brunâtre m’apparut sur le bord de l’horizon. Mes protestations devinrent alors si énergiques que Marbre consentit à gouverner pendant une heure dans la direction que j’indiquais.

— Pendant une heure, entendez-vous bien ? dit-il en regardant à sa montre ; c’est pour vous fermer la bouche, et voilà tout. Vous ne viendrez plus, après cela, me fendre la tête.

Pour mettre cette heure à profit, je pris en main un aviron, ainsi que mes compagnons, et nous nous mîmes à nager de tout notre cœur. J’attachais tant d’importance à chaque brasse que nous faisions, que nous ne nous levâmes de nos bancs que quand M. Marbre nous dit de nous arrêter, que l’heure était écoulée. Pour lui, il ne s’était pas même levé, mais il continuait à regarder derrière lui à l’est, espérant toujours voir la terre quelque part de ce côté.

Mon cœur battait violemment, quand je remontai sur le banc ; mais mon point noir était là, sous mes yeux, et il ne disparaissait plus. — Terre ! terre ! m’écriai-je de toutes mes forces. M. Marbre s’élança sur un banc, et pour le coup il se rendit. C’était bien la terre, il en convenait, et ce devait être l’Île Bourbon, au nord de laquelle nous étions passés, et dont nous allions nous éloigner de plus en plus. Nous reprîmes les avirons avec une nouvelle ardeur, et nous fîmes bientôt voler le canot. Nous fîmes force de rames sans discontinuer jusqu’à cinq heures du soir, et nous n’étions plus alors qu’à quelques lieues de l’Île Bourbon. Nous y rencontrâmes une brise du sud qui nous força de faire de la voile. Nous avions le vent de bout, et nous courûmes des bordées sous le vent de l’île ; changeant de place, suivant que la mer se trouvait être trop forte pour nous. À dix heures, nous n’étions qu’à un mille du rivage ; mais nous ne voyions aucun endroit où il parût prudent de risquer un débarquement dans l’obscurité ; la mer était grosse des deux côtés de l’île, quoiqu’elle ne brisât pas beaucoup où nous étions. À la fin, le vent devint tel qu’il ne nous permit pas de porter de voile même avec deux ris pris, et il fallut faire usage de deux avirons, en nous relayant d’heure en heure. Sur le matin, il avait encore redoublé de violence, et nous nous estimâmes très-heureux de trouver une petite anse où il fût possible d’aborder. Je n’avais jamais éprouvé plus de reconnaissance pour la Providence que lorsque je mis le pied sur la terre ferme.

Nous restâmes dans l’île une semaine, espérant voir la chaloupe et son équipage, mais ni l’une ni l’autre ne parurent. Alors nous nous embarquâmes pour l’Île-de-France, et en y arrivant nous apprîmes que l’ouragan avait fait de grands ravages. Il n’y avait pas alors dans cette île de consul américain ; et M. Marbre, n’ayant aucun crédit, ne put se procurer un bâtiment pour retourner au navire naufragé. Nous étions aussi sans argent, et un bâtiment qui retournait à Philadelphie consentit à nous prendre à bord. M. Marbre, pour payer sa traversée, devait remplir les fonctions d’officier, et nous autres, nous rendre utiles sur le gaillard d’avant. Ce navire s’appelait le Tigris ; c’était un des meilleurs bâtiments sortis des ports de l’Amérique, et son capitaine avait une haute réputation de savoir et d’activité. C’était un petit homme, nommé Digges, qui alors avait à peine trente ans. Il nous prenait à bord, disait-il, uniquement par amour national, car son équipage était alors au grand complet. Mais le fait est qu’il avait reçu des lettres qui l’avaient décidé à prendre cinq hommes de plus à Calcutta, afin, de pouvoir tenir tête aux forbans qui commençaient alors à piller les bâtiments américains, même sur leurs propres côtes, sous prétexte qu’ils avaient violé certains règlements faits par les deux grandes puissances belligérantes du jour. C’était le commencement de la quasi guerre qui éclata quelques semaines plus tard avec la France.

Je savais peu de chose alors de tous ces symptômes hostiles, et je m’en inquiétais encore moins. M. Marbre n’en avait jamais entendu parler, et nous nous embarquâmes sur le Tigris, uniquement pour retourner chez nous, sans penser que nous pouvions avoir d’autres risques à courir que les dangers de mer ordinaires.

Le Tigris appareilla le lendemain du jour où nous fûmes reçus à bord, trois jours après notre arrivée à l’Île Maurice, quinze jours depuis que nous avions quitté le bâtiment naufragé. Nous portâmes au large par un vent sud, et le lendemain matin nous avions fait plus de cent milles. J’étais de quart, et l’ordre fut donné d’établir les bonnettes de perroquet. Rupert et moi, nous avions été mis du même quart, et nous montâmes ensemble pour placer le gréement. Je venais d’achever quand, en levant la tête, je vis deux petites voiles de fortune sur l’Océan, par notre bossoir du vent, et je les reconnus sur-le-champ pour celles de la chaloupe du John. Je ne saurais exprimer les sensations qui m’assaillirent à cette vue. — Une voile, une voile ! m’écriai-je hors d’haleine, et, saisissant un galhauban, je fus sur le pont en un instant. Je crois que je faisais des gestes frénétiques dans la direction du vent ; car M. Marbre, qui commandait le quart, dut me secouer violemment pour me faire parler.

Dès qu’il sut ce dont il s’agissait, il fit amener toutes les bonnettes, brassa au plus près, mit la grande voile, et envoya ensuite demander les ordres du capitaine Digges en lui faisant son rapport. Notre nouveau commandant était un homme humain ; et, ayant appris toute notre histoire, il n’hésita pas à approuver ce qui avait été fait. Comme de la chaloupe on nous avait vus également, elle arrivait sur nous, et en moins de deux heures elle était bord à bord.

De tous ceux qui composaient l’équipage du Tigris, il n’en fut aucun qui n’éprouvât un vif serrement de cœur à la vue du spectacle que présentait la chaloupe. Un homme, un nègre vigoureux, était étendu mort au fond ; le corps avait été conservé dans le cas d’une horrible alternative qui pouvait se présenter bientôt. Trois autres hommes n’avaient plus que le souffle, et il fallut les hisser à bord comme des balles de coton. Le capitaine Robbins et Kite, des colosses pour la force et la vigueur, ressemblaient à des spectres ; les yeux leur sortaient de la tête ; et quand nous leur parlâmes, ils semblaient tous trois incapables de répondre. C’était moins le défaut de nourriture qui les avait réduits à cet état, que le manque d’eau ; il est vrai qu’il ne leur restait de pain que ce qu’il eût fallu strictement pour prolonger leur existence de quelques heures ; mais, pour de l’eau, il y avait soixante-dix heures qu’ils n’en avaient avalé une goutte. Il paraît que, pendant l’ouragan, ils avaient été obligés de vider les barriques pour alléger la chaloupe, n’en réservant qu’une pour leurs besoins immédiats. Par suite de quelque méprise, celle qui avait été mise en réserve se trouva être à moitié vide, et le capitaine Robbins se croyait alors lui-même si près de l’Île Bourbon qu’il n’avait songé à réduire les rations que lorsqu’il était trop tard. C’est dans cet état qu’ils cherchaient l’île depuis dix jours, passant devant sans s’en apercevoir. Les vents ne les avaient pas favorisés, et, dans les derniers jours, le temps n’avait permis de faire aucune observation ; aussi ne s’étaient-ils pas moins trompés dans leurs calculs pour la latitude que pour la longitude.

Un éclair d’intelligence, et, à ce qu’il me parut, de plaisir, passa sur la figure du capitaine Robbins, quand je l’aidai à monter à bord. Il vit qu’il était en sûreté : il vacilla en marchant et s’appuya lourdement sur mon bras. J’allais le conduire sur le gaillard d’arrière, mais ses yeux tombèrent sur un charnier sur lequel était posé un gobelet d’étain ; il se dirigea de ce côté, et tendit la main vers le gobelet. Je le lui donnai avec un peu d’eau ; il le vida d’un trait, et fit encore quelques pas. Le capitaine Digges vint alors, et fit les prescriptions convenables : à tous les malades on donna de l’eau en petite quantité, et on ne saurait croire avec quelles démonstrations de joie et de reconnaissance ils la recevaient. Dès qu’on eut pu leur faire comprendre la nécessité de la garder aussi longtemps que possible dans leurs bouches et sur leurs langues avant de l’avaler, ils en éprouvèrent un grand soulagement ; après quoi, comme le déjeuner était prêt, nous leur fîmes prendre un peu de café, et ensuite un peu de biscuit de mer trempé dans du vin. Grâce à ces précautions, tout le monde fut sauvé, mais il leur fallut bien un mois pour se rétablir complètement. Quant au capitaine Robbins et à Kite, au bout d’une semaine ils étaient en état de reprendre leurs fonctions, mais on ne leur demanda rien et ce fut de leur plein gré qu’ils cherchèrent à se rendre utiles.