À bout portant/Laplume se convertit

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Éditions du Devoir (p. 33-36).


Laplume se Convertit

Laplume était socialiste.

Il l’était devenu sans le savoir, comme ça, tout d’un coup. L’idée avait poussé dans sa caboche, comme les cheveux poussaient dessus, et le plus triste de l’histoire, c’est que Laplume était un socialiste socialisant.

Un jour, ou plutôt pour être exact, un soir, entre un nombre incalculable de petits verres notre réformateur sentit naître en lui l’âme d’un Babeuf, d’un Jaurès, voire d’un Bebel. Il donna un formidable coup de poing sur la table du cabaret et posa péremptoirement : Des patrons, en faut plus !

Cette explosion surprit ses amis : Comment, toi, Laplume, Placide, le bien nommé, le plus pacifique des hommes, tu prêches la révolution ?

— Oui, citoyen, clama notre héros. Il ne faut plus de maîtres. Et, ce disant, il se fit passer dans l’œsophage un …ième verre de whisky.

Ces propos incendiaires avaient attiré tous les buveurs de l’estaminet autour de lui. Fier de son succès, Laplume monta sur un banc et harangua les « libres citoyens ».

— « Les patrons ! On les connaît, ces détrousseurs du pauvre qui se font une couronne de son sang ».

La tirade était osée, mais personne ne s’en aperçut.

Laplume était lancé ; le whisky aidant, rien ne permit de croire qu’il pût tarir. Il ouvrit les écluses :

— Citoyens, nous en avons assez des despotes ; secouons le joug de la servitude et éventrons les coffres de nos tyrans…

Une salve d’applaudissements grassouillets — parce qu’ils étaient bien nourris probablement — partit des quatre coins de la salle. Laplume se versa un « schooner » et envoya le contenu de celui-ci rejoindre les petits verres dont il est question précédemment. Il continua :

— L’heure est proche, libre homme, où nous aurons le libre air ! Nous nous lèverons tous alors pour asseoir ces forbans, ces corsaires, qui se font un marchepied de nos sueurs. Ils ont fait leur lit sur un volcan ; gare aux ressorts !…

À ce moment un loustic s’écria : Sauve qui peut, v’la la police !

La police ! Ce nom n’émut nullement notre orateur.

— D’la police, dit-il, en faut pu.

Cette crânerie valut à Laplume une ovation. Il prit un autre « schooner » et :

— La police, qu’on l’abolisse et il n’y aura plus de malfaiteurs. Plus de police, plus de tribunaux : plus de tribunaux, plus de juges et plus de plaideurs : la paix universelle, quoi !… L’autorité, c’est nous, et le premier qui nous contredit nous le briserons comme un fétu…

À cet instant une lourde main s’appesantit sur Laplume qui piqua une tête vers le parquet ; la même main saisit notre socialiste, si brutalement interrompu et le mit sur pied :

Ah ! c’est toi, ivrogne, paresseux, sans cœur !…

Laplume avait devant lui sa moitié, Mamme Laplume en personne.

Les auteurs ne nous parlent pas de la conversation qu’eurent ensemble, M. et Mme Laplume, ce soir-là. Tout ce que nous savons, c’est que Laplume s’est converti au féminisme.