À cheval, Messieurs !

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L’Aurore du 05 janvier 1899 (p. 2-14).


À Cheval, Messieurs !



… à coups de millions.
François Coppée.

Comme je cheminais, tristement, le long des quais, je vis tout d’un coup, s’arrêter, devant le Palais Mazarin, un fiacre. Un militaire en descendit. Je pensai, tout d’abord, que ce militaire était étranger. Outre qu’il semblait gauche d’allures et très embarrassé de son sabre, je ne reconnaissais point son uniforme pour appartenir à notre belle armée nationale. Il était coiffé d’un haut képi, à palmes vertes. Un dolman noir, orné de passementeries vertes et bordé d’astrakan, teint en vert, lui moulait le buste. Des bottes de maroquin vert étranglaient, au genou, une culotte bouffante, sur laquelle une large bande verte était appliquée, qui rappelait les sévères motifs palmoïdes du képi. Ma surprise s’augmenta de constater que, en guise d’éperons, des plumes d’oie, d’un acier brillant, étaient vissées au talon de ses bottes. Quant au sabre, très long, très terrible, qui complétait cet étrange accoutrement, il commençait en croix, se poursuivait en cierge et finissait en goupillon. Je remarquai aussi que la garde imitait servilement la forme qu’ont les vieux bénitiers, dans les vieilles églises. Cela me rendit rêveur.

— De quel pays de la Farce ou de la Foire peut bien nous venir ce carnavalesque militaire ? me disais-je, un peu étonné de cet appareil, ridiculement guerrier.

À peine avais-je formulé, intérieurement, cette question, que des gens qui s’étaient assemblés autour du fiacre se mirent à pousser des cris nationaux et de patriotiques exclamations.

— Vive l’armée !… Mort aux juifs !… Gloire aux traîtres !…

Dès lors, je ne doutai plus que j’eusse à faire à quelqu’un et à quelque chose de vraiment bien français, d’autant que le militaire, s’étant retourné pour remercier la foule, je vis, non sans une stupeur consolatrice, que sa physionomie m’était familière et qu’elle n’était autre que celle, martiale et conquérante, de M. François Coppée

Ah ! le bel enthousiasme ! Et comme il illumina soudain le vieux palais, les vieux quais, la vieille Seine, et notre vieux ciel de France !… Un chien qui passait, soupçonné d’être juif, pour n’avoir pas mêlé ses aboiements à ceux de la foule, fut mis en pièces et jeté à l’eau… J’attendis que M. François Coppée eût échappé à cette ovation grandiose, et je rejoignis, dans une des cours du Palais, l’illustre soldat des Humbles, non sans avoir entonné, et vigoureusement, les hymnes nationaux de : « Mort aux juifs et gloire aux traîtres ! » de façon à tromper la vigilance minutieuse et tracassière de M. Julia Pingard, lequel gardait la porte, armé jusqu’aux dents !…

— Eh bien ? demandai-je à M. François Coppée, que se passe-t-il donc, illustre maître ? Est-ce que l’Académie donne un dîner de têtes… ou un bal masqué, que je vous rencontre sous ce déguisement ?

— Nullement ! jeune homme, répondit M. François Coppée.

Et, avec cette bonté onctueuse et si franche qu’on lui connaît, il ajouta :

— En me voyant sous l’habit militaire, vous auriez pu deviner que j’étais soldat…

— Mais enfin, que se passe-t-il ? insistai-je.

— Il se passe, jeune homme, que, pour protester contre l’évidente, obstinée et criminelle innocence d’un misérable juif, et pour parer aux dangers incalculables que cette innocence sacrilège fait courir à de glorieux faussaires, espions et traîtres, tous bons catholiques et féaux défenseurs de l’honneur de l’armée, l’Académie française, instituée en ligue patriotique, a décidé de se mettre en état de siège et même en état de Saint-Siège. Et tel est l’uniforme que nous avons adopté… Il est héroïque, mais encore incomplet… Il nous manque le cheval !… Nous l’aurons dans quelques jours… Car notre intention, dont le nationalisme ne peut échapper à personne, est de tenir, désormais, nos séances, à cheval… Le cheval, jeune homme, sera, maintenant, notre dictionnaire !…

Et s’enflammant :

— Oui, notre dictionnaire… répéta-t-il. Car nous en avons assez de cette agitation malsaine qui trouble le pays jusque dans les moelles, de cette agitation funeste que la Vérité et la Justice entretiennent si sauvagement, en dépit de toutes les paroles conciliatrices, et de tous les actes pacificateurs que nos braves alliés antisémites et nationalistes ne cessent de prodiguer, avec quelle abnégation chrétienne, avec quelle charité apostolique !… Croyez-moi… Il est temps que les vrais intellectuels se lèvent pour répudier, une fois pour toutes, la Justice et la Vérité, dont les germes empoisonnés ont vite détruit et mis à mort la société la plus solidement militarisée !… La Justice !… Mais où voyez-vous quelque chose de plus monstrueux et de plus infâme ?… Tenez, la Cour de cassation !… Ah ! jeune homme !… vous ne nierez pas que Bard, Manau, Atthalin, Loew, Accarias, et tous les autres, aient reçu, chacun, des millions et des millions de la synagogue ?…

— Évidemment !

— Peut-être même de l’Allemagne !

— Parbleu !

— D’ailleurs, c’est la même chose.

— Et de l’Angleterre, cher maître ?

— De l’Angleterre surtout !… En ce moment, vous pensez !… Donc, je me résume… La justice, dans son sens immanent et sous sa forme périssable, est le plus grand danger qui puisse menacer un pays… Nous n’en voulons pas, nous n’en voulons à aucun prix, nous autres, les vrais intellectuels !…

— Ce sont là des aspirations conformes à votre grand cœur et à votre grand esprit, cher maître… et vous ne savez pas combien je vous admire… mais il me semble que votre ligue pour la Patrie française est plutôt un four… Si vous préférez une autre image, il me semble qu’elle a déjà sombré sous le ridicule… Est-ce vrai ?…

M. François Coppée éluda la question. Il réfléchit quelques secondes, puis il reprit avec des gestes de penseur :

— Nous autres, les vrais intellectuels, nous ne concevons la beauté, la gloire, la vie d’un pays que sous la forme militaire… Non seulement nous réclamons l’abolition de toutes les juridictions civiles, même des justices de paix et des conseils de prud’hommes, mais nous exigeons leur remplacement immédiat par des conseils de guerre… Et, quand je dis par des « conseils de guerre », vous savez ce que cela signifie… Car je suis un brave homme, moi, un bonhomme de brave homme, le grand-père des petits et l’oncle des humbles, et l’ami des pauvres poitrinaires, des petites bouquetières pâles, des petits épiciers anémiés, des petits forgerons, des petits mécaniciens, des petits mendiants, des petits stropiats, de tous les petits enfin qui « meurent de l’hiver en offrant le printemps »… Eh bien, jeune homme, cela signifie : « Gloire aux traîtres et mort aux juifs ! »… Voilà pourquoi, malgré ma vieillesse, mes fistules et ma bonne souffrance, j’ai revêtu aujourd’hui cet uniforme…

— Ah ! cher maître, interrompis-je, combien plus beau, combien plus symbolique, combien plus entraînant serait cet uniforme, si, au lieu de le garder dans votre cœur, où il doit bien vous gêner, vous arboriez sur votre tête, ce bonnet à poil, dont vous nous avez parlé, jadis, avec tant d’émotion !

— Je l’y mettrai ! dit-il en un accent héroïque… Je l’y mettrai, au jour prochain du grand combat… au jour prochain et sacré de la Saint-Esterhazy…

Et il entonna la Marseillaise de la nouvelle Ligue.

— Allons, enfants de l’Académie !…

Puis, embrassant d’un geste napoléonien la cour déserte où M. Ernest Legouvé, terrible et caracolant dans sa tenue de ligueur, venait d’apparaître, M. François Coppée, commanda :

— Et, maintenant, messieurs, à cheval !…

Octave Mirbeau.