À fond de cale/12

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Traduction par Henriette Loreau.
Hachette (p. 75-80).


CHAPITRE XII

Le poteau


Il était bien heureux pour moi que j’eusse appris à nager, surtout que j’eusse profité des leçons de mon ami Blou ; c’était le seul talent qui put m’être utile en pareille circonstance ; car, sans lui, je périssais aussitôt. Je me trouvai soudain au milieu des quartiers de roche qui couvraient tout l’écueil, et si je n’avais pas été bon plongeur, il est probable que cette chute au fond de l’eau aurait causé ma mort.

Mais au lieu d’y rester, je reparus à la surface comme eût fait un canard ; puis, m’élevant avec la vague, je regardai autour de moi pour découvrir mon poteau. Il était moins facile de l’apercevoir que vous ne l’imaginez ; l’eau m’aveuglait, en me fouettant la figure ; et, comme un chien de Terre-Neuve qui cherche quelque chose dans une rivière, je fus obligé de faire deux ou trois tours avant de rien distinguer dans l’ombre, car vous savez qu’il faisait nuit.

À la fin cependant mes yeux rencontrèrent ce mât de secours. Sans le savoir, je m’en étais éloigné de plus de vingt mètres ; et si j’avais laissé faire le vent et la marée, ils m’auraient emporté en dix minutes assez loin du récif pour qu’il me fût ensuite impossible d’y revenir.

Dès que je l’eus aperçu, j’allai droit au poteau ; non pas que je vis clairement à quoi il pourrait me servir ; l’instinct seul me dirigeait vers lui. Comme tous les malheureux qui, au moment de se noyer, se rattachent à un brin de paille, je me portais, dans mon trouble, vers la seule chose qui fût à ma portée, espérant sans doute que j’y trouverais mon salut. Je n’avais plus ma raison, et cependant, quand j’approchai du poteau, l’idée subite qu’il me serait inutile vint frapper mon esprit et raviver mes angoisses.

Je pouvais bien franchir les cinq ou six mètres qui me séparaient de la futaille, mais non pas gagner le faîte de cette dernière. Je l’avais essayé plusieurs fois, à un moment où la fatigue n’avait pas réduit mes forces ; et, malgré le désespoir qui soutenait ma vigueur, j’étais sûr de ne point y réussir.

Pourtant si j’avais pu m’installer sur le bout du tonneau, j’étais sauvé, je n’avais plus rien à craindre ; la surface en était assez large pour me permettre d’y rester, même pendant la tempête. Ce n’est pas tout encore ; on m’aurait aperçu du rivage, et la fin de l’aventure n’avait plus rien de tragique.

Mais à quoi bon ces pensées ? Je n’avais pas même l’intention de tenter cette escalade ; une seule idée me préoccupait : c’était de savoir par quel moyen je pourrais m’attacher à la pièce de bois de manière à ne pas en descendre, comme je l’avais fait jusqu’ici, au bout de quelques instants.

J’atteignis enfin mon but, et non sans peine ; car je nageais contre le vent, la marée et la pluie. C’est avec transport que je lançai mes bras autour de mon poteau, de ce vieil ami auquel je devais l’existence ; et il me sembla que j’étais sauvé. Pendant quelques minutes, mon corps flotta sur l’eau, grâce à l’appui que j’avais retrouvé ; et si les flots avaient été paisibles, il est probable que je me serais maintenu dans cette position jusqu’à la marée descendante. Malheureusement, la mer était loin d’être calme. Elle s’apaisa, il est vrai, pendant quelques minutes ; je repris haleine ; mais ce moment de répit fut bien court ; le vent ne tarda pas à recouvrer toute sa violence, et les vagues, plus furieuses qu’elles n’avaient encore été, m’enlevaient jusqu’au bord inférieur de la barrique, me laissaient retomber tout à coup en se dérobant sous moi, et, me reprenant en travers, me forçaient à nager autour de mon support, comme un acrobate qui fait la roue, en se tenant perpendiculairement à une perche qui lui sert de pivot.

Je soutins ce premier choc avec succès ; mais je ne me fis pas illusion ; l’assaut recommencerait avant peu, et je savais trop bien quel serait le résultat d’une pareille lutte.

Comment résister à cette force toute-puissante ? comment ne pas être arraché du poteau qui était mon seul appui ? Si j’avais eu seulement une corde ! mais le plus petit bout de ficelle était aussi loin de ma portée que le bateau de Henry, ou le fauteuil de mon oncle. Au même instant, comme si un bon génie m’eût soufflé cette idée à l’oreille, je songeai, non pas à une corde, mais à ce qui pouvait la remplacer. Oui, la chose était claire et l’inspiration excellente.

« Qu’est-ce que c’est ? » demandez-vous avec impatience. Attendez, je vais vous le dire.

Je portais, ainsi que tous les enfants d’une humble condition, une espèce de vareuse en grosse étoffe à côtes excessivement solide. C’était autrefois mon habit de tous les jours ; mais depuis la mort de ma mère, je le mettais le dimanche tout aussi bien que dans la semaine. Pourtant ne déprécions pas ma veste. Depuis lors, j’ai toujours été bien mis, j’ai porté le drap le plus fin d’Angleterre, et toute la garde-robe que j’ai jamais possédée est loin d’être aussi haut dans mon estime que ma vareuse de grosse étoffe à côtes. C’est elle, je puis le dire, qui m’a sauvé la vie.

Elle avait heureusement une belle rangée de boutons, solidement attachés ; non pas de ces petits brimborions de corne, de plomb ou d’os comme vous en avez aujourd’hui, mais de gros boutons en fer, aussi grands, aussi épais qu’un shilling, et dont la résistance était à toute épreuve.

Il n’était pas moins heureux que j’eusse repris mes habits. Vous vous rappelez qu’avant de me mettre à la nage pour rejoindre le canot, j’avais jeté bas veste et culotte ; mais à mon retour, le vent devenu plus frais, m’avait obligé de me revêtir, et je m’en félicitais ; sans cela, ma veste aurait été perdue, et alors….

« Mais que vouliez-vous en faire ? dira-t-on. Pensiez-vous à la déchirer, à vous servir de ses lambeaux en guise de corde ? » Pas du tout : il m’aurait été bien difficile d’exécuter ce projet. En supposant que j’aie pu déchirer ma vareuse, comment en aurais-je assemblé les morceaux ! Je n’avais qu’une main de libre, et la mer était si mauvaise qu’elle ne m’aurait pas permis d’accomplir cette longue opération. D’ailleurs, il m’aurait été impossible de me dépouiller de ma veste, dont l’étoffe adhérait à ma peau comme si on l’y eût collée. Je ne pensai pas un instant à la défaire ; je me contentai de l’ouvrir, de me serrer contre le poteau, d’y enfermer celui-ci, et de la reboutonner complétement.

Par bonheur, on avait prévu que je grossirais, et ma vareuse était assez ample pour contenir deux personnes comme la mienne. Je me souviens d’en avoir été peu satisfait la première fois que je l’endossai, ne me doutant pas du service qu’elle me rendrait plus tard.

Quand elle fut boutonnée, j’eus un moment de répit ; c’était le premier depuis bien longtemps. Je n’avais plus à craindre d’être arraché du poteau ; je faisais partie de lui-même aussi bien que la futaille dont il était couronné, mieux encore ; et je ne pouvais être emporté par les vagues que si, auparavant, elles le descellaient d’entre les rocs.

Il est certain que s’il m’avait suffi de tenir ferme au poteau pour être hors de péril, j’avais lieu de me réjouir ; mais, hélas ! je ne tardai pas à comprendre que tout danger n’était pas fini pour moi. Une lame énorme vint se briser sur le récif et me passa par-dessus la tête ; je voulus me hisser plus haut, pour éviter les autres, impossible ; j’étais trop bien fixé pour changer de place, et le résultat de ces immersions successives était facile à prévoir : je serais bientôt suffoqué, je lâcherais prise et je glisserais jusqu’en bas du poteau, où ma mort était certaine.