À fond de cale/16

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Traduction par Henriette Loreau.
Hachette (p. 104-112).


CHAPITRE XVI

L’Inca et son équipage


Je m’étais arrêté près de la grande écoutille, où cinq ou six matelots entouraient une pile de caisses et de futailles qu’ils descendaient dans la cale au moyen d’un palan. Ils étaient en manches de chemises, portaient des blouses de Guernesey et de larges pantalons de toile, tout barbouillés de graisse et de goudron. Au milieu de ce groupe de travailleurs était un individu couvert d’une vareuse de drap bleu avec un pantalon du même ; je fus persuadé que c’était le capitaine, car je me figurais que le chef d’un aussi beau navire devait être un homme de grande taille et superbement vêtu.

Cet homme en drap bleu dirigeait les matelots et leur donnait des ordres, auxquels je crus voir qu’on n’obéissait pas toujours ; les travailleurs se permettaient même d’émettre un avis contraire à celui du chef, et parfois les opinions étaient si différentes qu’on finissait par se disputer au sujet de ce qu’il y avait à faire.

Cela vous prouve que sur l’Inca la discipline était peu observée, ainsi qu’il arrive souvent dans la marine marchande. Les paroles des uns, les cris des autres, le craquement des poulies, le choc des caisses et des futailles, la chute des fardeaux qui tombaient sur le pont, tout cela faisait un bruit dont on n’a pas d’idée : j’en fus littéralement pris de vertige, et restai plusieurs minutes sans pouvoir distinguer ce qui se passait autour de moi.

Au bout de quelques instants l’énorme tonneau qu’il s’agissait de descendre ayant gagné le fond de la cale, et se trouvant mis en place, le bruit s’apaisa et les hommes se reposèrent. C’est alors que je fus aperçu par un matelot, qui s’écria en me regardant d’un air railleur :

« Ohé ! petit épissoir[1], qu’y a-t-il pour ton service ? Viens-tu pour qu’on t’embarque ?

—Mais non, dit un autre, puisqu’il est capitaine et qu’il a son navire. »

C’était une allusion au petit schooner que je tenais à la main.

« Ohé ! du schooner, ohé ! Pour quelle destination ? » cria un troisième en regardant de mon côté.

Chacun éclata de rire et attacha sur moi des regards à la fois curieux et railleurs.

Déconcerté par cette réception peu bienveillante, je ne savais que dire pour expliquer mon affaire, lorsque je fus tiré d’embarras par l’homme en vareuse qui, s’étant approché, me demanda d’un air sérieux ce qui m’amenait à bord.

Je lui répondis que je voulais voir le capitaine. Je croyais toujours qu’il était le chef du bâtiment, et que c’était à lui que je devais présenter ma requête.

« Voir le capitaine ! répéta-t-il d’un air surpris. Et qu’avez-vous à lui demander ? Je suis le second du navire, si pour vous c’est la même chose, vous n’avez qu’à parler. »

J’hésitai d’abord à lui répondre ; mais il représentait le capitaine et je crus pouvoir lui déclarer mes intentions.

« Je voudrais être marin, » lui dis-je en m’efforçant d’empêcher ma voix de trembler.

Si l’équipage avait ri tout à l’heure, il rit encore plus fort maintenant, et le monsieur en vareuse joignit ses éclats de rire à ceux de tous les matelots.

« Bill ! cria l’un de ces derniers en s’adressant à un camarade qui se trouvait à distance : ne vois-tu pas ce marmouset qui voudrait être marin ? Bonté divine ! un petit bonhomme de deux liards, pas assez long pour faire seulement un chevillot ! un marin ! Bonté du ciel !

— Est-ce que sa mère sait où il est ? répondit le camarade.

— Oh ! que non, dit un troisième, pas plus que son père, je le garantirais bien ; le fanfan leur a tiré la révérence. Tu les as plantés là, n’est-ce pas, jeune épinoche.

— Écoutez-moi, dit l’homme habillé de bleu, retournez auprès de votre mère ; faites-lui mes compliments, et dites-lui de ma part de vous attacher au pied d’une chaise avec les cordons de sa jupe ; elle fera bien de vous y tenir amarré pendant cinq ou six ans. »

Ces paroles excitèrent un nouvel éclat de rire. Dans mon humiliation, et ne sachant que leur répondre :

« Je n’ai pas de mère, pas de chez nous, » balbutiai-je tout confus.

Le visage dur et grossier des hommes qui m’entouraient changea aussitôt d’expression, et j’entendis autour de moi quelques mots de sympathie.

Cependant l’homme en vareuse conserva son air moqueur, et me dit sur le même ton :

« Dans ce cas-là, mon bambin, allez trouver votre père, et dites-lui de vous donner le fouet.

— Mon père est mort, répondis-je en baissant la tête.

— Pauvre petit diable ! c’est tout de même un orphelin, dit un matelot d’une voix compatissante.

— Si vous n’avez pas de père, continua l’homme en vareuse, qui paraissait être une brute sans cœur, allez chez votre grand’mère, chez votre oncle ou chez votre tante, allez où vous voudrez, mais partez d’ici bien vite, ou je vous fais hisser au bout d’un câble, et donner dix coups de corde ; m’avez-vous entendu ? »

Très-mortifié de cette menace, je m’éloignais sans mot dire ; j’avais gagné le passavant, et je mettais le pied sur la planche, lorsque je vis un homme se diriger vers le navire que j’étais en train de quitter. Il portait le costume de ville : habit noir et chapeau de castor ; mais un je ne sais quoi m’annonça qu’il appartenait à la marine ; son teint bruni par le vent et le soleil, quelque chose de particulier dans le regard, dans la démarche, étaient pour moi des indices qui ne pouvaient pas me tromper. Il avait un pantalon bleu, de drap pilote, qui ne pouvait appartenir qu’à un homme de mer ; et il me vint à l’idée que ce devait être le capitaine.

J’en eus bientôt la certitude ; il franchit le passavant, mit le pied sur le pont de manière à montrer qu’il était le maître, et je l’entendis aussitôt donner des ordres d’un ton d’autorité qui n’admettait pas de réplique.

Il me sembla qu’en m’adressant à lui j’aurais encore la chance de réussir, et je le suivis sans hésiter vers le gaillard d’arrière, dont il avait pris le chemin.

En dépit des remontrances de deux ou trois matelots, je parvins à rejoindre le capitaine, et j’arrivai près de lui, juste au moment où il allait entrer dans sa cabine.

Je l’arrêtai par un pan de l’habit ; il se retourna d’un air étonné, et me demanda ce que je lui voulais.

Je lui adressai ma requête aussi brièvement que possible, et j’attendis avec émotion. Pour toute réponse il se mit à rire, appela un de ses hommes, et d’une voix qui n’avait rien de méchant :

« Waters, dit-il, prenez ce bambin sur vos épaules, et mettez-le sur le quai. »

Il n’ajouta pas une parole, descendit l’échelle et disparut à mes yeux.

Au milieu de ma douleur je me sentis enlever par les bras vigoureux du matelot, qui, après avoir franchi le bordage et la planche, fit quelques pas et me déposa sur le pavé.

« Pauvre mignon ! me dit-il avec douceur, écoute bien Jack Waters : gare-toi de l’eau salée le plus longtemps que tu pourras ; tu serais pris par les requins, ils te mangeraient, et ne feraient qu’une bouchée de ta personne. »

Il s’arrêta et sembla réfléchir.

« Ainsi, reprit-il d’une voix encore plus douce, tu es donc orphelin ? Tu n’as ni père, ni mère ?

—Ni l’un ni l’autre, répondis-je.

—Quelle pitié ! moi aussi j’ai été orphelin. C’est égal, tu es un brave petit marmot ; tu voudrais être marin, ça mérite quelque chose. Si j’étais capitaine, moi, je te prendrais tout de même ; seulement je ne le suis pas et ne peux rien faire pour toi ; mais je reviendrai un jour, et tu auras peut-être grandi. En attendant, garde ça comme souvenir ; à mon retour n’oublie pas de me le montrer, ça te fera reconnaître ; et qui sait ? j’aurai peut-être un cadre pour toi. Bonjour et que Dieu te protége ! Retourne au logis, comme un bon petit garçon, et n’en sors pas que tu ne sois un peu plus grand. »

En disant ces paroles, l’excellent Jack Waters me donna son couteau ; puis il se dirigea vers le navire, et me laissa sur le quai.

Aussi touché que surpris de cet acte de bienveillance, je suivis le marin des yeux, et mettant le couteau dans ma poche par un mouvement machinal, je restai immobile à la place où m’avait quitté Jack Waters.

  1. Sorte de poinçon avec lequel on ouvre le bout des cordages que l’on veut épisser, c’est-à-dire rassembler en entrelaçant les torons qui les composent.