À fond de cale/29

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Traduction par Henriette Loreau.
Hachette (p. 181-185).


CHAPITRE XXIX

Jaugeage du tonneau


Je rangeai d’abord tous les biscuits, opération indispensable, car j’étais si à l’étroit qu’ils occupaient la moitié de ma cabine et m’empêchaient de me retourner. Pour les faire tenir dans la caisse, je fus obligé d’en faire des piles régulières, et de les remettre avec soin, tels que le fournisseur les y avait placés ; lorsque j’eus compté mes trente et une douzaines, plus quatre biscuits, il ne resta d’autre vide que l’espace où avaient été les huit que j’avais fait disparaître.

J’avais maintenant le compte exact de mes provisions de bouche, du moins quant au solide. Je résolus de ne jamais dépasser ma ration (deux biscuits par jour), et de la rogner toutes les fois que, par une cause ou par une autre, je me sentirais plus capable de supporter la faim. Cette disposition économique, si toutefois je l’observais avec fidélité, rejetterait l’époque du dénûment absolu bien au delà des six mois du voyage ordinaire.

Il n’était pas moins indispensable de régler ma portion d’eau quotidienne ; mais il restait toujours à établir la quantité contenue dans la futaille, afin de la diviser en autant de rations que j’avais de parts de biscuit. Comment arriver là ? C’était une ancienne tonne de vin ou d’eau-de-vie, du moins, je le présumais, car, sur les navires de cette espèce, c’est en général ce qui sert à embarquer la provision d’eau pour l’équipage. Si j’avais pu savoir quelle sorte de liquide elle avait contenu jadis, il m’aurait été facile de faire mon calcul, et d’une façon exacte : je possédais sur le bout du doigt ma table des liquides, la plus difficile de toutes. Elle m’avait valu tant de coups de férule, que j’avais fini par la répéter d’un bout à l’autre sans me tromper d’un gallon[1]. Pipes, tonneaux, pièces et futailles, barils de liqueurs, tonnes de vin, je savais distinguer tous ces termes, et j’en pouvais dire la capacité, pourvu toutefois qu’ils fussent qualifiés par leur contenu. Était-ce du rhum, de l’eau-de-vie, du gin, ou du porto, du malaga, du ténériffe, du madère, qu’il y avait eu dans ma tonne ? Je m’imaginais reconnaître le parfum du xérès ; c’eût été alors une belle et bonne pipe de cent huit gallons. Mais ce pouvait être le bouquet du madère, du vin du Cap, ou de Marsala, et ma pipe ne serait plus alors que de quatre-vingt-douze gallons et si c’était du porto, mieux encore du whisky d’Écosse, j’aurais en cent vingt gallons. Quant à cela, je ne m’y serais pas trompé ; j’aurais reconnu tout de suite, en buvant, cette saveur particulière que le whisky donne à l’eau, quelle que soit sa dose infinitésimale.

Après tout, il était possible que je ne m’en fusse pas aperçu ; j’avais tellement soif, que je n’avais pensé qu’à boire et à me désaltérer. J’ôtai le fausset et goûtai l’eau avec réflexion : elle avait un zeste liquoreux, cela ne faisait pas le moindre doute ; restait à dire lequel ; et du madère au xérès, la différence (je parle de la dimension de la pipe) était trop grande pour baser mon calcul sur un soupçon que rien ne venait justifier. Il fallait chercher autre chose.

Heureusement qu’à l’école de mon village, notre bon magister avait joint quelques principes de géométrie à nos leçons d’arithmétique.

Je me suis demandé bien des fois comment il se fait qu’on néglige d’enseigner les éléments scientifiques les plus indispensables, tandis qu’on a grand soin de faire entrer dans la tête de nos malheureux enfants tant de vers irrationnels, pour ne rien dire de plus. J’ai la persuasion, et je le déclare sans hésiter, que la connaissance d’une simple loi mathématique, apprise en huit jours, est plus utile à l’humanité que l’étude complète de toutes les langues mortes de la terre. Le grec et le latin ! que d’obstacles n’ont-ils pas mis au progrès scientifique.

Je vous disais donc que mon vieux maître d’école m’avait donné quelques notions de géométrie : je connaissais le cube, la pyramide, le cylindre, le sphéroïde et les sections coniques ; je savais qu’un baril est formé de deux cônes tronqués, se rencontrant par la base.

Pour m’assurer de la capacité de mon tonneau, il me suffisait dès lors d’en connaître la longueur, ou même la moitié de cette dernière, plus la circonférence de l’un des bouts, et celle du milieu, ou de la partie la plus grosse. Avec ces trois dimensions, je pouvais dire ; à peu de chose près, combien la futaille renfermait de pouces cubes d’eau ; je n’aurais ensuite qu’à diviser mon total par la capacité de la mesure que je voulais employer comme étalon.

Il ne me restait plus qu’à prendre les trois dimensions dont j’ai parlé ; mais c’était là toute la difficulté : comment faire pour obtenir ces mesures ?

La longueur était facile à connaître, puisqu’elle se déployait devant moi ; mais les deux circonférences m’échappaient totalement : j’étais trop petit pour atteindre le sommet de la futaille, et les ballots qui le bloquaient de chaque coté m’empêchaient d’en mesurer le bout.

Autre obstacle : je n’avais pas de mètre, pas de ficelle, rien qui pût servir de base à mon opération ; comment savoir le chiffre des mesures que j’aurais prises si rien ne me l’indiquait ?

J’étais cependant résolu à ne pas abandonner mon problème, avant d’y avoir bien réfléchi. Ce travail de tête me distrairait, chose importante dans ma triste position. Mon vieux maître d’école m’avait encore appris cette vérité précieuse, qu’avec de la persévérance on mène à bien ce qui paraît impossible. Je me rappelais ses conseils à cet égard, et je me promis de ne renoncer à mon entreprise qu’après avoir épuisé toutes les ressources de mon imagination ; et en y consacrant moins de temps que je n’en ai mis à vous expliquer tout cela, je trouvai le moyen d’arriver à mon but.

  1. 4 litres et demi.