À fond de cale/3

La bibliothèque libre.
Traduction par Henriette Loreau.
Hachette (p. 16-23).


CHAPITRE III

Nouveau péril


Vous croyez peut-être que la leçon que j’avais reçue, en tombant dans le bassin, était assez forte pour qu’à l’avenir je craignisse d’approcher de l’eau. Pas le moins du monde ; à cet égard l’expérience ne me servit pas, mais elle me fut utile sous un autre rapport : elle me fit comprendre l’avantage que possède un bon nageur, et sous l’impression du péril que je venais de courir dans le parc, je résolus de faire tous mes efforts pour apprendre à nager.

Ma mère m’y encouragea vivement ; et dans une de ses lettres, mon père, qui était en voyage, approuva cette résolution ; il désigna même la méthode que je devais employer ; je m’empressai de suivre ses conseils, et je m’appliquai à le satisfaire, car je savais que l’un de ses vœux était de me voir réussir. Tous les jours, en sortant de l’école, souvent deux fois dans la journée, pendant les grandes chaleur, je me plongeais dans la mer, où je battais l’eau, et me démenais avec l’animation d’un jeune marsouin. Quelques-uns de mes camarades, plus âgés que moi, me donnèrent une ou deux leçons, et j’eus bientôt le plaisir de faire la planche sans le secours de personne. Je me rappelle combien je me sentis fier lorsque j’eus accompli ce haut fait natatoire, et la sensation délicieuse que j’éprouvai la première fois que je flottai sur le dos.

Permettez à ce sujet-là que je vous donne un conseil : croyez-moi, suivez mon exemple, apprenez à nager. Vous pouvez en avoir besoin plus tôt que vous ne le pensez. Demain, peut-être, vous regretterez votre impuissance en voyant mourir le compagnon que vous auriez pu sauver ; et qui vous dit que tôt ou tard cela ne vous sauvera pas vous-même ?

À présent que les voyages se multiplient chaque jour, on a bien plus de chances de se noyer que l’on n’en avait autrefois : presque tout le monde s’embarque, traverse la mer, descend les fleuves ; le nombre des individus qui, pour leurs affaires ou leur plaisir, s’exposent à tomber dans l’eau est incroyable ; et, parmi ces voyageurs, une proportion, malheureusement bien grande, est noyée, surtout dans les années de tempête. Je ne veux pas dire qu’un nageur, même le plus fort que l’on connaisse, puisse gagner la terre s’il fait naufrage au milieu de l’Atlantique, ou seulement du Pas-de-Calais, mais on peut gagner une chaloupe, une cage à poules, une esparre, une planche ou un tonneau ; les faits sont là qui prouvent que bien des gens ont été sauvés par des moyens aussi chétifs. Un navire peut être en vue, se diriger vers la scène du désastre, et le bon nageur peut l’atteindre, ou se soutenir sur les flots jusqu’à son arrivée, tandis que les malheureux qui ne savaient pas nager sont tombés au fond de la mer.

Vous savez d’ailleurs que ce n’est pas au milieu des océans que se perdent la plupart des vaisseaux ; la tempête est rarement assez forte pour briser un navire en pleine mer ; il faut pour cela qu’elle ait, suivant une expression de matelots, déchargé tous ses canons ; c’est en général en vue du port ou sur le rivage même que les bâtiments sont détruits. Vous comprenez combien, en pareil cas, il est précieux de savoir nager ; il y a tous les ans plusieurs centaines d’individus qui périssent à cent mètres d’une côte. De semblables catastrophes arrivent dans les rivières : un bateau chavire, et les gens qui s’y trouvaient sont noyés à quelques brasses de la rive.

Tous ces faits sont connus ; ils se passent à la face de toute la terre, et l’on se demande comment tout le monde ne se tient pas pour averti, et n’apprend pas à nager.

On est surpris de ne pas voir les gouvernements pousser la jeunesse à acquérir un talent aussi précieux.

Il serait tout au moins facile d’engager ceux qui voyagent sur mer à se munir d’un appareil de sauvetage : ce serait une précaution à la fois simple et peu coûteuse, et qui sauverait tous les ans plusieurs milliers de personnes ; je puis en donner la preuve.

Les gouvernements prennent le soin tout spécial de taxer les voyageurs, en les obligeant à se munir d’un papier inutile ; mais ils se soucient fort peu, quand ils ont votre argent, que vous et votre passeport alliez au fond de la mer.

Peu importe, jeune lecteur ; que ce soit oui ou non le désir de ceux qui vous gouvernent, croyez-moi, apprenez à nager ; commencez dès aujourd’hui, si la saison le permet, et ne manquez pas un seul jour de vous y exercer, tant que le froid n’y mettra pas obstacle. Soyez bon nageur avant d’arriver à l’âge où vous n’aurez plus de loisirs, où tous vos instants seront consacrés aux exigences de la vie, aux devoirs d’une profession, à tous ceux qui remplissent la carrière de l’homme ; vous courez d’ailleurs le risque d’être noyé, bien avant l’époque où poussera votre moustache.

Quant à moi, j’ai failli bien souvent être victime de ma passion pour la mer ; les ondes que j’aimais tant semblaient désireuses de m’engloutir ; et je les aurais accusées d’ingratitude, si je n’avais su que les vagues ne raisonnent pas, et sont dépourvues de responsabilité.

Quelques semaines s’étaient écoulées depuis mon plongeon dans l’étang, et j’apprenais à nager depuis plusieurs jours, lorsque je fus sur le point de terminer, par une catastrophe, mes exercices aquatiques.

Ce n’est pas dans la pièce d’eau où s’ébattaient les cygnes qu’arriva cette aventure ; car il n’était pas permis de se baigner dans l’intérieur du parc ; mais lorsqu’on vit au bord de la mer on n’a pas besoin d’un étang pour s’ébattre dans l’eau ; et c’est au sein des vagues que j’appris à nager.

La baie où les habitants de notre village avaient coutume de se baigner n’était pas précisément l’endroit qu’ils auraient dû choisir ; non pas que la grève n’y fût belle, avec son sable jaune et ses coquilles blanches ; mais on rencontrait sous le flot limpide un courant dont il était dangereux d’approcher, à moins d’être un excellent et vigoureux nageur.

Quelqu’un s’était noyé par l’effet de ce courant ; toutefois, il y avait si longtemps, que le fait était passé à l’état de légende ; et si, plus récemment, deux ou trois baigneurs avaient été entraînés vers la haute mer, ils avaient été sauvés par les bateaux qu’on avait envoyés à leur secours.

Les anciens du village, c’est-à-dire ceux dont l’opinion avait le plus d’importance, n’aimaient pas qu’on racontât ces accidents, et haussaient les épaules quand on en parlait devant eux. Je me rappelle avoir été frappé de leur réserve à cet égard ; quelques-uns allaient même jusqu’à nier l’existence du courant, tandis que les autres se contentaient d’affirmer qu’il était inoffensif. J’avais remarqué néanmoins qu’ils ne permettaient pas à leurs enfants de se baigner à cet endroit.

Ce ne fut que plus tard, lorsqu’après quarante années d’aventures, je revins au lieu de ma naissance, que je devinai le motif de la réserve de mes concitoyens. Notre village est, comme vous savez, l’un des points de la côte où l’on prend des bains de mer, et il doit une partie de sa prospérité aux baigneurs qui viennent successivement y passer quelques semaines. On conçoit dès lors que si la baie avait une mauvaise réputation, on n’aurait plus personne, et il faudrait renoncer au bénéfice que nous procurent les bains. C’est pourquoi les sages de la commune vous estiment d’autant plus que vous parlez moins de leur courant.

Toujours est-il qu’en dépit des négations de nos prudents villageois, il m’arriva de me noyer dans la baie.

« Pas tout à fait, direz-vous, puisque vous n’êtes pas mort. » Je n’en sais rien ; la chose est fort douteuse. Je n’avais plus ni le sentiment de la vie, ni celui de la douleur : on m’eût coupé en mille morceaux que je ne l’aurais pas senti ; et je ne serais plus de ce monde, à dater de cette époque, si quelqu’ un ne s’en était pas mêlé, un beau jeune homme du village, un batelier qui s’appelait Henry Blou, et qui m’a rendu à l’existence.

L’accident par lui-même n’a rien d’extraordinaire, et, si je le raconte, c’est pour vous montrer comment je fis connaissance avec ce brave Henry, dont les habitudes et l’exemple devaient tant influer sur mon avenir.

Je m’étais rendu sur la plage avec l’intention de me baigner, comme je le faisais tous les jours, et, soit méprise, soit envie d’explorer un nouveau coin de la baie, je me dirigeai précisément vers l’un des endroits les plus mauvais du courant. À peine étais-je dans l’eau qu’il me saisit et m’emporta vers la pleine mer, à une distance qu’il m’aurait été impossible de franchir pour regagner la côte. Soit, en outre, que la frayeur paralysât mes forces, car j’avais conscience du péril où je me trouvais, soit que je fusse vraiment incapable de lutter plus longtemps, je cessai mes efforts, et je coulai à fond comme une pierre.

Je me souviens confusément d’avoir aperçu un bateau près de l’endroit où j’avais cessé de nager : un homme était dans ce bateau, puis tout a disparu ; un bruit semblable aux roulements du tonnerre emplissait mes oreilles, et ma connaissance s’éteignit tout à coup, ainsi que la flamme d’une bougie qu’on a soufflée.

Je ne sais plus ce qui arriva jusqu’au moment où je me sentis revivre. Lorsque j’ouvris les yeux, un jeune homme était penché au-dessus de moi ; il me frictionna tout le corps, me pétrit le ventre, me souffla dans la bouche, exécuta diverses manœuvres plus singulières les unes que les autres, et me chatouilla les narines avec les barbes d’une plume.

C’était Henry Blou qui me rappelait à la vie. Dès qu’il m’eut sauvé, il me prit dans ses bras et me porta chez ma mère, qui devint presque folle en me recevant ainsi. On me versa un peu de vin dans la gorge, on m’enveloppa de couvertures, on m’entoura de briques chaudes, de bouteilles d’eau bouillante ; on me fit respirer du vinaigre et des sels ; bref, on m’entoura des soins les plus minutieux et les plus tendres.

Au bout de vingt-quatre heures, j’étais sur pied, tout aussi vif, tout aussi bien portant que jamais ; et cette leçon, qui aurait dû servir à me mettre en garde contre mon élément favori, fut entièrement perdue, comme vous le montrera la suite de cette histoire.