À fond de cale/39

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Traduction par Henriette Loreau.
Hachette (p. 234-238).


CHAPITRE XXXIX

Légion d’intrus


C’était une fausse sécurité que la mienne ; je ne dormais pas depuis un quart d’heure, lorsque je fus réveillé brusquement par quelque chose qui me courait sur la poitrine. Était-ce un nouveau rat ? Si ce n’en était pas un, l’animal en question avait les mêmes allures.

Je restai immobile et prêtai une oreille attentive ; pas le moindre bruit ne se fit entendre. Avais-je rêvé ? Non pas ; car au moment où je me faisais cette question, je crus sentir de petites pattes sur la couverture, et bientôt sur ma cuisse.

Je me levai tout à coup, portai la main à la place où remuait la bête.—Nouvelle horreur ! Je touchai un énorme rat, qui fit un bond, et que j’entendis s’enfuir entre les deux tonneaux.

Serait-ce le même par hasard ? On m’avait raconté des histoires où certains rats avaient reparu après qu’on les avait enterrés. Mais il aurait fallu que le mien eût la vie terriblement dure ; j’avais serré de manière à en étrangler dix comme lui ; il était bien mort quand je l’avais rejeté dans son trou, et ce ne pouvait pas être le même.

Pourtant, si absurde que cela paraisse, je ne pouvais pas m’empêcher de croire, dans l’état d’assoupissement où je retombais malgré moi, que c’était bien mon rat qui était revenu. Une fois complétement réveillé, je compris que cela devait être impossible ; il était plus probable que j’avais affaire au mâle ou à la femelle du précédent, car ils étaient fort bien assortis pour la grosseur.

Il cherche son compagnon, supposai-je ; mais puisqu’il a suivi le même passage, il a trouvé le corps du défunt, et doit savoir à quoi s’en tenir. Venait-il pour venger celui qui n’est plus ?

Cette pensée chassa complétement le sommeil de mes paupières. Pouvais-je dormir avec ce hideux animal rôdant autour de moi ?

Quels que fussent ma fatigue et le besoin de dormir que m’eût donnés la veillée précédente, je ne pouvais avoir de repos qu’après m’être délivré de ce nouvel ennemi.

J’étais persuadé qu’il ne tarderait pas à reparaître, mes doigts n’avaient fait que lui toucher le poil, et comme il n’en avait ressenti aucun mal, il était presque certain qu’il reviendrait sans crainte.

Dans cette conviction je repris mon poste à l’entrée du passage, ma jaquette à la main, et l’oreille attentive, pour entendre le bruit des pas de l’animal, et pour lui couper la retraite dès qu’il serait arrivé.

Quelques minutes après, je distinguai la voix d’un rat qui murmurait au dehors, et des craquements particuliers, que j’avais déjà entendus. J’imaginai qu’ils étaient produits par le frottement d’une planche sur une caisse vide, ne supposant pas qu’une aussi petite bête pût faire un pareil vacarme. En outre il me semblait que l’animal parcourait ma cellule, et comme les bruits en question continuaient au dehors, il était impossible que mon rat en fût l’auteur, puisqu’il ne pouvait pas être à deux places à la fois.

Tout à coup il passa sur ma jambe, tandis que sa voix m’arrivait de l’extérieur ; j’étais bien sûr de l’avoir senti ; et cependant je ne bouchai pas l’ouverture, dans la crainte de lui fermer le passage.

À la fin j’entendis nettement pousser un cri à ma droite ; il n’y avait pas à s’y tromper, l’animal était dans ma cabine, et sans plus attendre je calfeutrai l’issue près de laquelle j’étais à genoux.

Cette besogne accomplie, je me retournai pour frapper mon nouvel adversaire, après avoir ganté mes bottines, ainsi que j’avais fait la première fois. De plus j’avais pris soin de lier chacune des jambières de mon pantalon, afin d’empêcher le rat de s’y introduire, comme son prédécesseur.

Je ne trouvais aucun plaisir à ce genre de chasse ; mais j’étais bien résolu à me délivrer de cette engeance, afin de me reposer sans inquiétude et de goûter le sommeil qui m’était si nécessaire.

À l’œuvre donc ! et j’y fus bientôt avec courage. Mais horreur des horreurs ! Figurez-vous mon effroi quand, au lieu d’un rat, je m’aperçus qu’il y en avait une légion dans ma cabine ; mes mains ne retombaient pas sans en toucher plusieurs. Ils foisonnaient littéralement ; je les sentais me courir sur les jambes, sur les bras, sur le dos, partout, en poussant des cris affreux qui semblaient me menacer.

Ma frayeur devint si vive que je faillis en perdre la tête. Je ne pensai plus à combattre, je ne savais plus ce que je faisais ; toutefois j’eus l’instinct de déboucher l’ouverture qu’obstruait ma jaquette, et de frapper avec celle-ci dans toutes les directions, tandis que je criais de toute la puissance de ma voix.

La violence de mes coups et de mes clameurs produisit l’effet que j’en attendais : tous les rats prirent la fuite. Au bout de quelques instants, le bruit de leurs pas ayant cessé, je me hasardai à faire l’exploration des lieux, et je reconnus avec joie qu’il ne restait plus aucun de ces affreux animaux.