À fond de cale/51

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Traduction par Henriette Loreau.
Hachette (p. 292-295).


CHAPITRE LI

Souricière


Il y a longtemps que je ne vous ai parlé de mes rats ; mais il ne faut pas croire qu’ils m’eussent abandonné. Ils rôdaient toujours dans mon voisinage, et ne se montraient ni moins actifs ni moins bruyants ; j’ai la certitude qu’ils seraient tombés sur moi s’ils en avaient eu le moyen.

Je ne bougeais pas, sans d’abord me fortifier contre leurs attaques, en fermant avec soin les moindres issues de l’endroit où je me trouvais. Malgré cela je les entendais continuellement ; et deux ou trois fois, en réparant mes murailles, j’avais été de nouveau mordu par cette maudite engeance.

Cette parenthèse vous fait deviner quel était mon projet. N’était-il pas bien simple ? je m’étais dit qu’au lieu de me laisser dévorer par les rats, je ferais bien mieux de les manger.

« Quelle horreur ! » vous écrierez-vous.

Quant à moi, je n’éprouvais aucune répugnance pour ce genre de nourriture, et à ma place vous n’en auriez pas eu davantage. De la répugnance ? Au contraire, j’accueillis cette idée avec empressement, et la saluai avec bonheur. Elle me permettait d’exécuter mon dessein, d’arriver sur le pont ; en d’autres termes, elle me sauvait la vie. Depuis qu’elle m’était venue, je me sentais hors de danger ; il ne restait plus qu’à le mettre à exécution.

Jadis les rats m’avaient paru trop nombreux ; peu m’importait maintenant qu’il y en eût des centaines. Je ne m’occupais que d’une chose, c’était de savoir comment les prendre.

Vous vous rappelez celui que j’avais tué en gantant mes bottines, et en l’assommant à coups de semelle ; je pouvais employer le même procédé, mais à l’étude il me parut mauvais. En supposant qu’il me réussît la première et la seconde fois, quand j’aurais tué deux rats, les autres s’éloigneraient de ma cabine ; je n’avais plus de biscuit pour les y attirer ; les fines bêtes s’en seraient bientôt aperçues, et n’auraient pas remis la patte dans un endroit où il n’y avait que des coups à recevoir. Il valait mieux tout de suite s’approvisionner pour dix jours, et n’avoir plus qu’à m’occuper de mon travail. Peut-être la chair en deviendrait-elle meilleure ; le gibier gagne à être attendu. C’était du reste le parti le plus sage, puisque c’était le plus sûr ; je m’y arrêtai et cherchai le moyen de prendre mes rats en masse.

Nécessité est mère de l’industrie ; c’est à elle, bien plus qu’à ma propre imagination, que je dus le plan de ma ratière. Celle-ci n’avait rien de très-ingénieux, mais elle me permettrait d’arriver à mon but, et c’était l’important. Il s’agissait de faire un grand sac ; la chose était facile, puisque j’avais de l’étoffe : un morceau de drap plié en deux, cousu avec de la ficelle, ferait parfaitement l’affaire. La corde ne me manquait pas ; j’avais tous les liens qui avaient attaché les pièces de drap ; mon couteau me servirait d’aiguille, je terminerais le sac par une coulisse, et mes rats seraient pris au piége.

Ce ne fut pas seulement un projet ; en moins d’une heure mon sac était cousu, la ficelle passée dans les trous qui en formaient la coulisse, et le piége tout prêt à fonctionner.