À fond de cale/54

La bibliothèque libre.
Traduction par Henriette Loreau.
Hachette (p. 304-308).


CHAPITRE LIV

Conjectures


La caisse où je venais de rentrer pour la quatrième fois, contiguë à celle qui avait renfermé les biscuits, devait me servir de point de départ pour l’ascension que je méditais ; il y avait à cela deux motifs :

1° Je le supposais directement au-dessous de l’écoutille (la boîte aux biscuits s’y trouvait bien, mais elle était plus petite, et cela m’aurait gêné dans mon travail).

2° Je savais, et c’était ma raison déterminante, qu’au-dessus de la caisse au drap il se trouvait une autre caisse, tandis que sur la caisse aux biscuits était un ballot de toile. Or il était bien moins difficile de défaire les pièces de drap que d’arracher la toile du ballot ; vous vous rappelez qu’il m’avait été impossible d’en mouvoir une seule pièce.

Peut-être supposez-vous qu’une fois dans le caisse je me mis immédiatement à l’œuvre ; vous vous trompez ; je restai longtemps sans faire usage ni de mon couteau ni de mes bras ; mais mon esprit travaillait, et toutes les forces de mon intelligence étaient activement employées.

Jamais, depuis la première heure de ma réclusion, je n’avais eu autant de courage que je m’en sentais alors : plus je réfléchissais à l’entreprise que j’allais tenter, plus je sentais grandir mes espérances et plus j’étais heureux. Jamais, il est vrai, la perspective n’avait été aussi brillante. Après la découverte de la futaille d’eau douce et la caisse de biscuits, j’avais éprouvé une joie bien vive ; mais c’était toujours la prison, les ténèbres, le silence, toutes les tortures de l’isolement ; tandis qu’à l’heure dont je vous parle, la perspective était bien plus attrayante.

Dans quelques jours, s’il n’arrivait pas d’obstacle, je reverrais le ciel, je respirerais un air pur, j’entendrais le son le plus doux qu’il y ait au monde : celui de la voix de ses semblables.

J’étais comme un voyageur qui, perdu depuis longtemps dans le désert, entrevoit à l’horizon quelque indice d’un endroit habité : un bouquet d’arbres, une colonne de fumée que le vent agite, une lumière lointaine, quelque chose enfin qui lui donne l’espoir de rentrer dans la société des hommes.

Peut-être était-ce la douceur de cette vision qui m’empêchait de procéder à la hâte. L’œuvre que j’allais entreprendre avait trop d’importance pour qu’on s’y livrât sans réfléchir. Quelque difficulté imprévue pouvait s’opposer au succès, un accident pouvait tout perdre au moment de recueillir le prix de tant d’efforts.

Il fallait tout prévoir, s’orienter avec soin, et n’agir qu’avec certitude. Une seule chose paraissait évidente : c’était la grandeur de la tâche que je m’étais imposée ; je me trouvais au fond du navire, et je n’ignorais pas la profondeur de la cale ; je me rappelais combien j’avais eu de peine à tenir jusqu’au bout, tant elle était longue, la corde à laquelle j’avais glissé pour descendre ; et l’écoutille m’avait paru bien loin quand, au moment de quitter cette corde, j’avais relevé les yeux. Si tout cet espace était plein de marchandises, et cela devait être, que de peine j’aurais à me frayer un chemin à travers toutes ces caisses ! Je ne pourrais pas aller en ligne droite, je rencontrerais des obstacles, il faudrait les tourner, le travail s’en augmenterait d’autant. J’étais cependant moins inquiet de la distance que de la nature des objets qui se trouvaient sur ma route. Si, par exemple, une fois désemballés, ils acquéraient un volume considérable, qu’il me fût impossible de réduire, comme cela m’était arrivé pour le drap, je ne pourrais plus communiquer avec la futaille, je n’aurais plus d’eau ; et c’était l’une de mes appréhensions les plus vives.

J’ai dit combien je redoutais la toile ; les quelques ballots que je savais rencontrer m’obligeraient à de longs détours ; que deviendrais-je si toute la cargaison en était composée ; il fallait espérer que cet article y était rare.

Je pensais à toutes les choses qui devaient se trouver dans le navire ; je me demandais ce que pouvait être le Pérou, et quel était le genre d’exportation que pût y faire la Grande-Bretagne ; mais, pour me répondre, j’étais trop ignorant en géographie commerciale.

Toutefois la cargaison de notre vaisseau devait être ce qu’on appelle un assortiment, ainsi qu’il arrive en général pour tous les navires que l’on envoie dans la mer du Sud ; je devais m’attendre à rencontrer un peu de tous les produits qui se fabriquent dans nos grandes villes.

Après y avoir réfléchi pendant une demi-heure, je finis par me dire que cela n’aboutissait à rien ; il était évident que je ne devinerais pas la composition d’une mine avant de l’avoir sondée. Le travail seul pouvait m’apprendre ce que je me demandais en vain ; et le moment de l’action étant arrivé, je me mis à la tâche avec ardeur.