À fond de cale/56

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Traduction par Henriette Loreau.
Hachette (p. 312-318).


CHAPITRE LVI

Forme des navires


En suivant la verticale, j’aurais moins de besogne à faire, puisque la ligne droite est la plus courte. Une fois arrivé au sommet de la cargaison, je trouverais probablement un vide, je m’y introduirais et je gagnerais l’écoutille. C’était le chemin direct, le seul qui parût indiqué ; en effet, tout ce que me ferait gagner la voie horizontale serait entièrement perdu ; je franchirais ainsi toute l’épaisseur du navire, sans me rapprocher du pont qui se trouvait au-dessus de ma tête. Il fallait donc ne prendre cette direction que lorsque j’y serais forcé par un obstacle qui m’imposerait de faire un détour.

Malgré cette conclusion toute rationnelle, ce fut horizontalement que je me dirigeai tout d’abord ; j’y étais déterminé par trois motifs : le premier, c’est que le bout des planches qui formaient la paroi de la caisse était presque décloué, et n’exigeait qu’un faible effort pour se détacher complétement. Le second, c’est qu’en passant mon couteau dans les fentes du couvercle, je rencontrais un de ces ballot impénétrables qui m’avaient arrêté deux fois, et que j’avais tant maudits.

Ce motif aurait suffi pour me décider à prendre l’autre direction, mais il y en avait un troisième qui n’était pas sans importance.

Pour le bien comprendre, il faut connaître l’intérieur des navires, particulièrement de ceux que l’on construisait à l’époque dont je vous parle, et qui remonte à quelque soixante ans. Dans les vaisseaux d’une forme convenable, tels que les Américains nous ont appris à les faire, l’obstacle dont j’ai à vous entretenir n’aurait pas existé.

Permettez-moi, à cette occasion, d’entrer dans quelques détails indispensables à l’intelligence de mon histoire ; ils couperont un instant le fil du récit, mais j’espère que la leçon qu’ils renferment ne sera pas perdue pour vous, et qu’elle profitera un jour à votre pays, lorsque vous serez en âge de la mettre en pratique.

J’ai toujours pensé, ou pour mieux dire je suis depuis longtemps convaincu de ce fait, car ce n’est pas une simple théorie ; je suis convaincu, dis-je, que l’étude de la science politique, ainsi que l’appellent les hommes d’État, est la plus importante qui puisse occuper les hommes. Elle embrasse tout ce qui a rapport à l’ordre social et influe sur toutes les existences. Tous les arts, tous les progrès scientifiques ou industriels en dépendent ; la morale elle-même n’est que le corollaire de l’état politique d’un pays, et le crime, la conséquence de sa mauvaise organisation, car cet état est la principale cause de sa prospérité ou de sa misère.

Comme je le disais tout à l’heure, les lois d’un pays, en d’autres termes son organisation politique, influent sur les moindres détails de l’existence, sur le navire et la voiture qui nous transportent, sur nos instruments de travail, nos ustensiles de ménage, le confort de notre intérieur, et chose bien autrement grave, sur la forme de notre corps et la disposition de notre âme.

Le trait de plume d’un despote, l’acte insensé d’une chambre législative, qui ne paraissent s’appliquer personnellement à aucun des membres de la société, exercent néanmoins sur chaque individu une influence secrète qui, en une seule génération, corrompt l’esprit de tout un peuple et rend ses traits ignobles.

Je pourrais établir ce fait avec la certitude d’une vérité mathématique, mais je n’ai pas le temps de le faire aujourd’hui ; il me suffira de vous en citer un exemple.

À une époque déjà ancienne, le parlement britannique surimposa les navires, car ceux-ci, comme tout le reste, doivent payer leur existence. Ce qu’il y a de plus difficile en pareille occasion c’est toujours la proportionnalité de l’impôt. Il serait injuste d’exiger du propriétaire d’une barque la somme énorme que l’on demande à celui d’un vaisseau de deux mille tonnes. Ce serait absorber tout le bénéfice du premier, et faire échouer son embarcation avant de sortir du port. Comment faire pour résoudre le problème ? La solution paraît toute naturelle : il suffit, pour y arriver, de taxer chaque navire proportionnellement à son tonnage.

C’est ce que fit le parlement anglais. Mais une autre difficulté se présenta : comment établir la proportion voulue ? Après en avoir délibéré, on décréta que les navires seraient taxés d’après leurs dimensions. Mais le tonnage exprime le poids et non la masse des objets ; comment résoudre cette nouvelle difficulté ? En établissant le rapport du volume à la pesanteur, et en cherchant combien chaque navire contient de ces unités de volume représentant le poids du tonneau. C’était toujours, en fin de compte, substituer la mesure au poids, et prendre la capacité du navire pour base de la taxe, au lieu de la pesanteur du chargement.

Autre question découlant de la première : Par quel moyen établir les proportions relatives des navires à taxer ? En prenant la longueur de la quille, la largeur des baux[1] et la profondeur de la cale ; multipliez ces trois termes l’un par l’autre, et le total vous donnera la capacité des navires, si toutefois les proportions de ces navire sont exactes.

L’impôt fut établi sur ces bases, la loi fut votée, et si vous avez l’esprit superficiel, vous pensez qu’elle était juste, et ne pouvait être fâcheuse que pour la bourse des gens qui devaient payer la taxe.

Détrompez-vous ; cette loi si simple et si juste en apparence a causé plus de perte de temps et d’hommes, gaspillé plus de richesses qu’il n’en faudrait aujourd’hui pour racheter tous les esclaves de la terre.

« Comment cela ? » demandez-vous avec surprise.

Non-seulement cette loi innocente retarda les progrès de la construction navale, l’un des arts les plus importants qui existent, mais elle le fit rétrograder de plusieurs siècles. Le propriétaire d’un bâtiment, ou celui qui voulait le devenir, ne pouvant pas éviter la taxe, chercha par tous les moyens à la réduire le plus possible ; car la fraude est le premier résultat des charges trop lourdes, et n’en est pas le moins triste. Il alla trouver le constructeur, lui commanda un vaisseau de telle longueur, de telle profondeur, c’est-à-dire de tel tonnage, et qui, par cela même, devait payer un certain impôt. Mais il ne se borna pas à ces indications ; il demanda qu’on lui fît un navire dont la cale renfermât un chargement d’un tiers plus fort que ne le ferait supposer le tonnage, d’après la mesure adoptée pour établir celui-ci. De cette façon-là, il ne payerait en réalité que les deux tiers de la taxe, et frauderait ainsi le gouvernement dont la loi entravait ses entreprises.

Était-il possible de construire un vaisseau dans ces conditions frauduleuses ? Parfaitement ; il suffisait pour cela d’en augmenter l’étendue, d’en faire saillir les côtés, d’en élargir l’avant, en un mot de lui donner une forme absurde qui en ralentît la marche, et en fît la tombe d’une foule de marins et de passagers.

Le constructeur avait donc le moyen de satisfaire l’armateur ; il obéit aux ordres qui lui étaient donnés, et s’y conforma pendant si longtemps, que finissant pas croire que cette structure ridicule était la véritable forme du navire, il ne voulut plus en changer. Cette conviction déplorable s’était tellement emparée de son esprit, qu’après l’abrogation de la loi qui l’avait fait naître, il fallut de bien longues années pour déraciner cette erreur. Ce n’est que la génération suivante qui put s’apercevoir de la faute de ses devanciers, et rendra aux navires une forme raisonnable. Encore n’est-ce pas en Angleterre, où l’erreur avait pris racine, mais de l’autre côté de l’Océan, que cette nouvelle génération vint au monde, fort heureusement pour nous, qu’elle fit sortir de l’ornière où nous aurions langui pendant un siècle.

Il n’a pas fallu moins de cinquante ans pour arriver où nous en sommes, c’est-à-dire bien loin de la perfection. Mais, délivrés du cauchemar de la taxe, les constructeurs se sont mis à regarder les poissons ; et, s’inspirant de leur mécanisme, ils font chaque jour de nouveaux progrès.

Vous comprenez maintenant ce que je voulais dire en affirmant que la science politique est la plus importante que puisse étudier l’homme.

  1. On appelle baux les solives qui traversent le navire d’un flanc à l’autre, et qui servent à soutenir les tillacs et à rendre le bordage plus ferme.