À fond de cale/59

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Traduction par Henriette Loreau.
Hachette (p. 329-334).


CHAPITRE LIX

La lame brisée


La lame s’était rompue complétement, et restait fixée entre les deux côtés de la caisse ; le manche seul me restait à la main ; en passant le doigt sur l’extrémité de celui-ci, je ne trouvais plus qu’un tronçon imperceptible, deux ou trois millimètres au-dessus de la charnière.

Je ne puis pas vous dire le chagrin que j’en éprouvai ; toutes les conséquences de cet accident m’apparurent : que pouvais-je faire sans instrument ?

Plus moyen de gagner l’écoutille, d’arriver sur le pont ; il me fallait renoncer à mon entreprise, et je me retrouvais face à face avec la mort.

Il y avait quelque chose de terrifiant dans la réaction que je subissais : la douleur effroyable qu’elle me causait était rendue plus vive par la soudaineté du choc. Une minute avant, j’étais plein de confiance, tout semblait seconder mes vœux, et ce malheur imprévu me replongeait dans l’abîme.

J’étais foudroyé, je ne pensais plus. À quoi bon réfléchir ? je ne pouvais plus rien faire, puisque je n’avais plus d’outil.

Mon esprit s’égarait ; je passai machinalement les doigts sur le manche de mon couteau, et restai le pouce appuyé sur le tronçon de la lame ; je ne pouvais pas croire qu’elle fût brisée ; cela me paraissait un rêve ; je doutais de mes sens, je ne me possédais plus.

Peu à peu la réalité se fit jour dans mon esprit : c’était bien vrai ; j’avais perdu tout moyen de me sauver. Mais lorsque j’avais compris toute l’étendue de mon malheur, je cherchai instinctivement à lui échapper.

Les paroles d’un grand poëte, que j’avais entendu lire à l’école, me revinrent à la mémoire :

Mieux vaut se servir de ses armes brisées, que de faire usage de ses mains nues.

Personne plus que moi ne devait mettre à profit la sagesse de ces paroles. Je songeais à reprendre ma lame ; elle gisait toujours entre les planches, à l’endroit où elle s’était cassée.

Je l’en retirai avec soin pour qu’elle ne tombât pas : elle restait tout entière ; mais, hélas ! à quoi pouvait-elle me servir, maintenant qu’elle était séparée du manche ?

Par bonheur, elle était forte et longue ; j’essayai d’en faire usage, et vis avec joie qu’elle coupait encore un peu ; en l’entourant d’un chiffon, qui en envelopperait la base, elle pouvait me rendre du nouveaux services ; mais il ne fallait pas compter sur elle pour ouvrir des caisses, comme elle l’avait fait jusqu’ici.

Il ne pouvait pas être question de la remmancher, bien que l’idée m’en fût déjà venue ; l’impossibilité de faire sortir de la charnière la partie qui s’y trouvait engagée ne permettait pas qu’on y songeât.

Certes, si j’avais pu enlever ce tronçon de la place qu’il occupait, le manche aurait pu me resservir ; j’aurais introduit la partie brisée de la lame entre les deux lèvres qui le terminaient, et, comme je ne manquais pas de ficelle, j’aurais lié solidement les deux parties du couteau, de manière à rétablir celui-ci. Mais comment arracher ce tronçon, maintenu par un clou rivé ?

Le manche ne m’était pas plus utile qu’un simple morceau de bois : beaucoup moins, pensai-je ; avec un morceau de bois pur et simple, je ferais à ma lame une poignée qui me permettrait de m’en servir.

Il n’en fallut pas davantage pour rendre à mon esprit toute son activité, et je ne pensai plus qu’à remmancher mon couteau.

Sous l’empire des circonstances qui tenaient toutes mes facultés en éveil, j’eus bientôt une idée ; l’exécution en fut rapide, et, quelques heures après l’incident qui m’avait mis au désespoir, j’étais en possession d’un couteau complet, dont le manche était grossier, je l’avoue, mais qui n’en était pas moins commode ; et j’avais retrouvé toute ma confiance.

Comment aviez-vous fait ? direz-vous. Ce fut bien simple : toutes ces caisses que j’avais démolies, et dont les planches avaient deux ou trois centimètres d’épaisseur, me fournissaient les matériaux nécessaires. Je pris l’un des éclats de bois qui m’entouraient, et lui donnai la dimension, et à peu près la forme que devait avoir mon manche ; la lame, garnie d’étoffe à la base, comme je l’ai dit plus haut, avait suffi à ce léger ouvrage ; une fois le manche terminé, j’avais pratiqué une fente à l’extrémité supérieure, et j’y avais enfoncé ma lame. Il ne restait plus qu’à l’attacher solidement ; je pensais d’abord à la ficelle que vous savez, mais je changeai bientôt d’avis. Cette ficelle pouvait se desserrer, se trancher ou se défaire, la lame sortir du manche, et tomber entre les colis, où elle serait perdue sans retour ; c’était un accident trop grave pour que je ne prisse pas le moyen de l’éviter.

Avec quoi, cependant, attacher cette lame et la fixer au manche, si ce n’est avec de la ficelle, quand on n’a pas autre chose ? Je me le demandais comme vous. Un bout de fil d’archal aurait bien fait mon affaire ; mais il fallait en avoir, et je n’en possédais pas. Quelle sottise ! et les cordes du piano !

Je me retournai vers l’instrument, qui absorba de nouveau mon attention. S’il avait été ouvert, j’y aurais pris, sans retard, le fil de métal dont j’avais besoin ; mais il fallait l’ouvrir, et c’était là le difficile ; je n’y avais pas songé. Même avec un bon couteau parfaitement emmanché, il n’est pas sûr que j’y fusse parvenu ; avec une lame pure et simple, il ne fallait pas y penser, et j’abandonnai mon expédient.

Il fut bientôt remplacé par un autre ; les bandes de fer, qui reliaient entre elles les différentes parties des caisses, pouvaient parfaitement me servir ; elles étaient souples et minces, et deux ou trois tours de ces bandelettes feraient une excellente virole ; je maintiendrais celle-ci au moyen d’une ficelle, qui, cette fois, se trouverait bien suffisante.

La chose se fit comme je viens de vous le dire, et mon couteau fut restauré. La lame en était un peu plus courte, mais ce n’était pas un inconvénient pour ce que j’en voulais faire, et cette pensée mit le comble à ma satisfaction.

Il y avait alors près de vingt heures que j’étais éveillé. Je songeais à quitter l’ouvrage au moment où j’avais cassé mon couteau ; après ce malheur, il m’aurait été impossible de fermer l’œil ; et je n’avais pas dormi.

Une fois que j’eus retrouvé mes espérances, je me dirigeai vers ma cabine avec l’intention de me reposer de corps et d’esprit. Il est inutile d’ajouter que la faim me poussa vers le buffet ; j’en sortis un rat que je mangeai avec un plaisir dont vous vous étonnez, et qui aujourd’hui ne me surprend pas moins que vous.