À fond de cale/64

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Traduction par Henriette Loreau.
Hachette (p. 355-358).


CHAPITRE LXIV

Un équipage surpris


Je cherchai un moyen de réparer le mal que j’avais fait ; mais ces réflexions ne firent qu’augmenter mon amertume. Je ne possédais pas une obole : tout mon avoir consistait dans ma vieille montre. Si je l’offrais à ceux…. Quelle dérision ! Elle ne payerait pas le biscuit que j’avais mangé.

Il me restait bien autre chose, et je l’ai toujours, car je l’ai conservé jusqu’à présent ; mais cet objet, qui pour moi avait tant de prix, ne valait pas six pence. Vous devinez que je parle de mon vieux couteau.

Mon oncle n’interviendrait pas dans cette affaire ; il s’intéressait fort peu à moi, et n’était pas responsable de mes actes, il ne fallait donc pas compter sur lui pour payer mes dégâts.

Une seule pensée me donnait de l’espoir ; je pouvais m’engager au service du capitaine pour un nombre d’années considérable ; je pouvais travailler en qualité de mousse, de garçon de cabine, de domestique ; je ferais tout ce qu’il lui plairait de m’imposer pour éteindre ma dette.

S’il acceptait ma proposition, et je ne voyais pas qu’il eût autre chose à faire, à moins de me jeter par-dessus le bord, tout s’arrangerait pour le mieux.

Cette idée me rendit un peu de courage, et, après l’avoir envisagée sous toutes ses faces, je résolus de m’offrir au capitaine, aussitôt que je pourrais le voir.

Comme je venais de prendre cette décision, et d’en fixer les termes, j’entendis faire un grand bruit au-dessus de ma tête ; c’étaient les pas pesants des matelots qui allaient et venaient sur le pont ; ils se dirigeaient des deux extrémités du navire, et s’arrêtèrent précisément autour de l’écoutille.

Au bruit des pas succéda celui des voix ; —qu’il fut doux à mon oreille ! —Deux ou trois acclamations retentirent, quelques paroles brèves furent prononcées, puis des chants s’élevèrent en chœur. Les voix étaient rudes ; mais je n’ai jamais rien entendu qui pour moi fût aussi harmonieux que ce chant de matelots.

Il m’inspira de la confiance ; je retrouvai toute mon énergie ; la captivité n’était plus possible. Dès que les chants cessèrent, je m’élançai vers l’écoutille, et frappai vivement les planches qui étaient au-dessus de ma tête.

Je prêtai l’oreille : on m’avait entendu. Les voix parlementaient, elles semblaient exprimer l’étonnement. Les paroles continuèrent, le nombre des voix s’accrut, et cependant on ne m’ouvrait pas.

Je frappai de nouveau, en m’efforçant de crier ; mais je fus surpris de la faiblesse de ma voix, et je supposai que personne ne pourrait l’entendre.

Je me trompais : une volée d’exclamations me répondit, et à leur multitude il me fut aisé de comprendre que tout l’équipage entourait l’écoutille.

Je frappai une troisième fois, et me mis un peu à l’écart, en attendant avec émotion ce qui allait arriver.

Quelque chose frotta sur le pont ; c’était le prélart qu’on écartait, et la lumière pénétra aussitôt par toutes les fentes du plancher.

L’instant d’après le ciel s’entr’ouvrit à mes regards, un flot lumineux s’en échappa et m’éblouit complétement ; je chancelai, pris de vertige, et tombai sur une caisse, où je ne tardai pas à m’évanouir.

Au moment où l’écoutille s’était ouverte, j’avais entrevu un cercle de têtes penchées au-dessus du couloir, et qui s’étaient reculées tout à coup avec une expression de terreur. Les cris que j’avais entendus témoignaient du même effroi ; puis ils s’étaient dissipés peu à peu, en même temps que la lumière s’effaçait à mes regards, c’est-à-dire à mesure que je perdais connaissance.

Complétement étranger à tout ce qui se passait autour de moi, je ne vis pas le cercle de têtes se reformer au-dessus de l’écoutille, et me considérer de nouveau ; je ne vis pas l’un des hommes s’élancer sur les caisses, où il fut suivi de quelques autres ; je n’entendis pas leurs conjectures ; je ne m’aperçus pas de la douceur avec laquelle ils me relevèrent, me soutinrent dans leurs bras, me posèrent leurs mains calleuses sur la poitrine, pour voir si mon cœur battait encore ; je ne vis pas le bon matelot me prendre comme un enfant, monter avec précaution l’échelle qu’on lui tendait, et me déposer tout doucement sur le pont. Je ne vis et ne sentis rien, jusqu’au moment où le choc violent d’un seau d’eau me tira de ma torpeur, et vint m’apprendre que je respirais encore.