À force d’aimer/1/3

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Alphonse Lemerre, éditeur (p. 37-55).
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III



A la grille d’un jardinet séparant du trottoir la façade blanche d’une modeste maison, c’étaient maintenant les habitants de Clermont-Ferrand qui pouvaient lire — en lettres d’or sur une plaque de marbre noir — l’indication visible jadis au boulevard de Courcelles : Cours pour les jeunes enfants. Préparation aux classes du lycée. On remarquait cette discrète enseigne dans l’avenue qui mène à Royat. Un cadre d’arbres verts lui donnait une attrayante signification. Et le petit tramway électrique, qui traîne si prestement son fil moteur tout le long d’un câble aérien, mettait l’externat Marinval à deux pas de la place de Jaude, ce centre de la capitale arverne.

Dans ce milieu nouveau, Hélène passait pour veuve. La joie d’être mère ouvertement et le désir de corriger sa trop séduisante jeunesse par une étiquette plus autorisée, lui avaient fait abandonner le titre — un peu suspect à son âge et avec sa beauté — de « mademoiselle », pour prendre celui de « madame » Marinval. Ce changement, impossible parmi ses anciennes relations, lui devenait facile à effectuer, en se dépaysant.

Lorsque la démarche du père de René l’avait déterminée à quitter Paris, tout de suite elle avait pensé à Clermont-Ferrand. N’était-ce pas là que son fils était venu au monde, au cours d’un voyage dont le vrai but était demeuré un mystère pour tous ceux qui connaissaient la jolie institutrice ? Une amie intime d’Hélène, établie doctoresse dans cette ville, avait été seule confidente de la naissance clandestine, et pendant trois années avait surveillé la croissance de l’enfant, son filleul, mis en nourrice chez de braves gens dans la vallée de Royat.

Cette doctoresse, mariée à un sous-chef de la préfecture, jouissait d’une assez grande influence à Clermont. D’un esprit large, et au courant, par expérience comme par profession, de bien des douleurs humaines, elle avait découvert plus de noblesse et d’injuste souffrance dans la maternité désespérée d’Hélène qu’elle ne reconnaissait de vertu dans certaines réputations féminines qu’étaie la fortune et que sauvegarde le monde complaisant. Plus tard, son estime pour Mlle Marinval s’était accrue au cours d’une correspondance qui la faisait assister à l’existence de labeur, d’austérité, de maternel dévouement, par laquelle son amie rachetait ce qu’en un style qui commence à paraître gothique on appelle encore « une faute ». Aussi, lorsque la mère de René lui annonça l’intention où elle était de transporter à Clermont-Ferrand son modeste établissement d’éducation, cette femme de science et de cœur s’activa si bien qu’avant même l’arrivée d’Hélène, celle-ci eut des élèves.

Dès que la nouvelle institutrice se fut installée à Clermont, l’opinion publique renchérit encore sur le portrait favorable que Mme Giraudet, la doctoresse, avait tracé de son amie. On trouva cette jeune veuve tout à fait sympathique et intéressante. Trop intéressante même. Car la curiosité s’éveilla promptement autour de sa jolie physionomie si douce et en même temps si impénétrable. On s’étonna de la solitude où elle se renfermait avec une sorte de sauvagerie. Nulle avance, nulle invitation ne l’en faisait sortir. Jamais on ne rencontrait « madame » Marinval que seule avec son petit garçon. Et l’unique plaisir de la mère comme de l’enfant semblait être les longues promenades qu’ils faisaient à pied, dans les environs merveilleux de la ville.

Tous deux, avec leurs âmes pareilles comme leurs visages, — cette âme de rêve et de passion qui avait fait d’Hélène une victime de l’amour, et qui faisait de René un enfant sensible et précoce, un petit poète inconscient, — tous deux avaient été conquis bien vite par la beauté de ce pays de montagnes. Au contraire, l’amabilité provinciale des habitants les laissait froids. D’ailleurs la jeune femme se sentait gênée par le mensonge involontaire de sa vie. Partout elle en éprouvait l’oppression. Cette duplicité obligatoire était la torture de sa nature droite. Aussi fuyait-elle autant que possible la présence des gens, puisqu’elle ne pouvait être sincère avec personne. Elle ne voyait les parents de ses élèves que pour les relations strictement nécessaires. Mais sa réserve exagérée, qui d’abord parut tout à fait à propos, finit par lui faire quelque tort.

La seule maison où elle fréquentât était celle des Giraudet. L’amitié de la doctoresse lui fut un appui moral, en même temps qu’un bouclier contre les assauts et les insinuations de la soupçonneuse province.

Mais ses vraies joies lui venaient de son fils. René devenait de plus en plus un compagnon pour elle. Il avait ses goûts. Très vite, par une identité secrète et comme par un écho réveillé en lui dès les premiers mots de sa mère, il se mettait à l’unisson de ses enthousiasmes. Il s’extasiait avec elle devant certains aspects de la nature, et commençait à comprendre les manifestations d’art qu’elle aimait. Quand, pour elle, il apprenait des vers en cachette, il ne choisissait jamais quelque mièvrerie des recueils enfantins, mais il feuilletait les poètes préférés d’Hélène, et, par un instinct qu’elle avait inconsciemment développé, il s’arrêtait à l’un des passages les plus profonds de sens et les plus ravissants d’harmonie ; ensuite il le débitait d’une petite voix juste, où s’amplifiait par un étrange effet de contraste la splendeur de la pensée. Il avait, pour les bêtes et pour les fleurs, la sympathie compréhensive de sa mère. Ensemble ils étudiaient la flore admirable de l’Auvergne et rapportaient à la maison des bouquets de fleurs sauvages — éclatantes, variées et parfumées comme des fleurs de parterre.

Quand ils revenaient le soir, ainsi chargés, après avoir vu le soleil descendre, en des magnificences de couleurs, derrière le cirque des monts Dôme, et qu’ils prenaient, près du Casino de Royat, le petit tramway qui les ramenait à leur porte, ils étaient parfaitement heureux, — si heureux et si charmants à voir que les étrangers involontairement leur souriaient.

Un aiguillon de douleur surgit pour Hélène de ce bonheur maternel qu’elle croyait absolu. Elle n’en ressentit qu’une piqûre, mais elle devina qu’elle en pourrait être plus tard déchirée profondément, et elle eut peur.

Jamais, depuis que René se savait son fils, il ne lui avait reparlé du soir où il avait appris ce secret. Jamais il ne l’avait questionnée sur son père. Les enfants ont de ces discrétions étranges. On croit qu’ils oublient… Ils se souviennent. Seulement ils n’ouvrent pas la bouche. Et ces petites âmes, qu’on s’imagine transparentes, ont une incroyable puissance de mystère.

Un soir, comme Hélène mettait de l’ordre parmi les livres et les jouets de René, tandis que déjà celui-ci dormait, elle rencontra un papier de soie noué d’une faveur, dont les plis compliqués et soigneux l’intriguèrent. Tous les trésors de l’enfant lui étaient connus, lui avaient été cent fois montrés. Comment donc ignorait-elle le contenu de cette enveloppe ? Avec une espèce d’anxiété irraisonnée, elle ouvrit le mince paquet. Elle ne trouva que des fragments de journaux et des découpures d’images. Mais, comme elle allait replacer le tout dans le même ordre, un mot écrit au crayon par René attrapa son regard. Sous une figure maniérée de fillette blonde, sans doute recueillie autour de quelque bâton de sucre de pomme, Hélène, toute saisie, lisait dans la grosse écriture appliquée de l’enfant : « Ma petite sœur Huguette ».

Vite elle regarda les autres images.

L’une représentait un jeune garçon aidant une craintive demoiselle à passer un gué. Au-dessous, la même main enfantine avait écrit : « René protégeant sa sœur Huguette ». Une autre montrait encore une jolie frimousse blonde, offrant quelque ressemblance avec la première. Puis venait une feuille de cahier sur laquelle le petit garçon avait griffonné une manière de lettre :

« Ma chère petite sœur Huguette,

« Joues-tu toujours au parc Monceau ? Quand je serai grand, j’irai t’y voir, car je t’aime beaucoup, et ta maman n’osera pas me secouer par le bras, parce que je serai très fort. »

Une impression de froid glaça les épaules d’Hélène. Ses doigts tremblaient. Elle passa aux fragments de journaux. Dès qu’elle eut parcouru le premier, elle le reposa, les mains si amollies qu’elle ne pouvait le soutenir.

C’était un article à tapage pour le lancement d’une énorme entreprise. Il avait pour titre, en grosses capitales :

LE TUNNEL SOUS LA MANCHE

Et pour sous-titre :

LA COMPAGNIE CONSTITUE SON CONSEIL
D’ADMINISTRATION.
M. ÉDOUARD VALLERY, PRÉSIDENT.

Ce nom d’Édouard Vallery revenait à plusieurs reprises dans la colonne imprimée. Le journaliste vantait son esprit d’initiative, son génie financier, et la chance qui semblait s’attacher à sa personne : en effet, il n’avait encore présidé, ou seulement commandité aucune affaire qui n’eût été couronnée du plus éclatant succès.

Cet article, payé sans doute fort cher par le banquier, n’apprenait rien à Hélène, sinon que le souvenir et la curiosité hantaient le cœur de son enfant et que peut-être s’y joignait l’instinctif désir d’aimer quelqu’un en dehors d’elle-même. Quant à la rapide carrière d’Édouard Vallery, elle en connaissait les brillantes et bruyantes étapes. Son amie la doctoresse lui apportait des documents, lui mettait sous les yeux les réclames financières, les « échos » décrivant les réceptions à l’hôtel de l’avenue de Messine, les listes des souscriptions de bienfaisance où s’étalait en chiffres considérables l’ostentation du financier. Habile mise en œuvre de la presse, qui, de la sorte, à prix d’or, construisait une des réputations les plus soudaines et les plus fascinantes du monde contemporain.

À plusieurs reprises, Hélène avait repoussé de telles informations, s’était refusée à lire les journaux. Mais, tout récemment, cette entreprise du Tunnel sous la Manche avait remué l’Europe, avait mis le nom d’Édouard Vallery dans le domaine de la légende, l’avait fait tinter dans les échos les plus endormis des lointaines et indifférentes provinces. Car ne racontait-on pas que l’homme de finance, par ses négociations officieuses, avait réussi là où les démarches officielles de la diplomatie échouaient ? Quels arguments, quelles générosités ou quelles promesses lui avaient acquis des alliés dans la Chambre des Communes et dans le haut commerce de Londres ? Le fait est que la pression de ses partisans avait emporté l’autorisation du Gouvernement britannique. L’Angleterre consentait au percement du Tunnel, et du Tunnel construit par une Compagnie française. De ce côté-ci de la Manche l’enthousiasme prenait aussitôt ce caractère fiévreux et délirant sans lequel il n’est plus de manifestation nationale. Au cours d’une séance tumultueuse et hâtive, la Chambre des députés autorisait une émission de valeurs à lots avec garantie de l’État. Bientôt après, Édouard Vallery recevait la croix de la Légion d’honneur.

Tel avait été le fracas de ces événements qu’au fond du petit externat, dans un faubourg de Clermont, un garçon de douze ans, René Marinval, en avait perçu le retentissement. Et, parmi la rumeur venue de si haut, de si loin, il avait reconnu le nom de son père.

À côté de cet article de journal dont la découverte avait pétrifié Hélène, il y en avait d’autres, de plus récents, et de ceux mêmes qu’elle avait rendus sans les lire à la doctoresse. « Voyons, » avait dit Mme Giraudet, « ne pouvez-vous, ma chère amie, vous élever au-dessus d’étroites considérations personnelles, et reconnaître que cet homme dénué de scrupules — et précisément peut-être par son manque de scrupules — rend des services à notre pays ? »

Mais Hélène s’était tendue comme une lame d’acier à la fois vibrante et rigide :

— « Malheur au pays qui se sert de tels hommes ! Vous verrez qu’il sera fatal à cette majorité qui le prône et le décore. Mais je ne veux rien savoir de lui… Pourquoi m’en parlez-vous ?… Parce qu’il s’agit d’un intérêt général ? Eh ! que m’importe ! Je ne veux rien savoir d’un état social qui le met au premier rang, lui, alors que je n’y ai plus même une place. »

Et comme la doctoresse protestait :

— « Ah ! vous le savez bien, » avait repris avec amertume la mère de René. « Je m’appelle madame Marinval parce que mademoiselle Marinval est forcée de disparaître, et ne peut être ni une travailleuse honnête, ni une mère, ni une épouse… rien !… sinon une créature déclassée et sans honneur, dans cet ordre social qui met la croix d’honneur sur sa poitrine, à lui ! »

Depuis cette conversation, qui datait de quelques semaines, Hélène avait retrouvé par l’oubli sa tranquillité d’âme. Mais cet oubli, qu’elle cherchait, comment le créerait-elle parfaitement dans son cœur maintenant qu’elle savait ceci : c’est que son enfant, lui, n’oubliait pas ? Quel coup de foudre éclatait pour elle ce soir, dans la paix de sa petite maison muette, au souffle léger de René, qui dormait ! Ainsi, depuis quatre ans, son fils vivait secrètement avec la pensée de ce père qui l’abandonnait, et il se cachait d’elle, sa mère, qui lui donnait toute sa vie ! Quatre ans… Oui, il remontait déjà si loin, le tragique soir où, dans le rez-de-chaussée du boulevard de Courcelles, Hélène l’avait mis en présence du visiteur inconnu, et lui avait dit : « Regarde cet homme… Il s’appelle Édouard Vallery… C’est ton père. » Oh ! elle aurait juré que cet enfant de huit ans n’avait pas saisi le nom, ne l’avait pas retenu, et que l’impression même de cette scène extraordinaire s’était effacée de son esprit. Et voilà que tout restait vivant, chez ce petit être !… Mais de quelle vie redoutable et déformée ?… Avec quelle signification précise ?… C’est là ce que la mère ne pouvait ni deviner, ni demander, ni savoir… jamais.

À partir de ce moment, un doute, une anxiété se glissa dans la tendresse maternelle d’Hélène, comme un ver au cœur d’un fruit. Elle n’avait plus toutes les pensées de son enfant. Dans cette tête si précieuse, derrière ce petit front fermé, il y avait quelque chose qui se développait à son insu, quelque chose fait de sa propre honte et de ses propres douleurs, et qui peut-être, plus tard, se tournerait contre elle pour lui infliger des tourments nouveaux. Elle commença de se dire que c’était un homme, cet être dont elle avait fait la seule lumière de sa vie, et que, sans doute, lui, si gracieux, si tendre aujourd’hui, il aurait plus tard l’égoïsme, la sensualité, la dure ambition des autres hommes, toutes les passions qui les font marcher sur le cœur des femmes et sur le cœur des mères.

Cette espèce de détresse qui envahit Hélène, coïncidait pour elle avec une crise psychologique. Elle venait de passer la trentaine, et elle se sentait saisie par cette fièvre de vivre qui s’empare des femmes alors qu’elles aperçoivent la fuite rapide des années, qu’elles surprennent dans leur beauté une première et imperceptible défaillance. Même quand elles ont cru abandonner toute préoccupation de plaire, elles frissonnent à la pensée de ne plus surprendre dans les yeux des autres le perpétuel reflet de leur grâce, — car elles veulent bien abandonner l’amour, mais elles ne veulent pas que l’amour les abandonne.

Pendant longtemps, chez Hélène, le feu mal éteint d’une passion, jadis violente, avait lutté contre la volonté qui l’étouffait ; et cette lutte, combinée avec un très vif sentiment maternel, suffisait à occuper ou plutôt à tromper une nature faite pour les tendresses ardentes et complètes, les tendresses où les sens et l’imagination s’activent tout autant que le cœur. Puis, par le dépaysement à Clermont, par l’impossibilité de toute rencontre avec son ancien amant, les cendres qu’un souffle rallumait autrefois s’étaient pour de bon refroidies. Et peu à peu, dans la monotonie des jours, des occupations toujours pareilles, presque machinales, le vide s’était fait. Mais, à mesure que le passé s’anéantissait, tournait à la chose morte, et, ne faisant plus partie de la chair, remontait dans la vague intellectualité, une confuse aspiration vers de nouvelles sources d’émotion et de vie soulevait cette âme qui ne pouvait connaître l’inactivité sentimentale. Le mystère entrevu dans le cœur de son fils la désola pour le présent et l’effraya pour l’avenir. Une âpre nostalgie lui vint de sa jeunesse déclinante et inutile…

Ce fut alors que, regardant autour d’elle, Hélène s’aperçut qu’elle était aimée.

Un professeur du lycée de Clermont, de son âge à peu près, venait deux fois par semaine faire un cours à sa première classe. Elle l’avait connu chez les Giraudet. La doctoresse professait pour ce jeune homme autant d’admiration que pour son amie Mlle Marinval, mais par des raisons différentes. Ce qu’elle goûtait chez Hélène, c’était le caractère, et chez Horace Fortier, l’intelligence. Elle prédisait qu’il jouerait un rôle de philosophe novateur, qu’il révolutionnerait le monde lorsqu’il publierait les ouvrages dont elle connaissait quelques chapitres manuscrits. Hélène entendait aussi parfois la lecture de semblables pages, car M. Fortier les apportait le soir chez Mme Giraudet quand elle-même devait s’y trouver. Elle ne les comprenait qu’à demi. Cependant elle convenait qu’Horace Fortier était un homme supérieur, d’une puissance de travail tout à fait extraordinaire, de tournure très distinguée ; et elle remarquait même — mieux que la doctoresse dont les dispositions un peu pédantes affectaient le dédain des apparences — que le professeur était très beau garçon. Il avait, en effet, une de ces têtes mâles, aux traits énergiques, aux yeux perçants et dominateurs, qui exercent une fascination sur les femmes, et font dire aux hommes : « Voilà quelqu’un. » Il portait une barbe brune en pointe, et les cheveux drus et droits sur un front blanc d’un modelé superbe. À Clermont, il passait pour un original. Ce mot était d’ailleurs un euphémisme indulgent. Car, derrière sa façon de parler ironique et ses manières cassantes, on ne voulait pas reconnaître sa hauteur d’orgueil et le mépris où il tenait, à quelques exceptions près, ce petit monde provincial. Craint dans l’Université, il avait été relégué à Clermont. Et il y faisait ses cours avec un talent et une conscience qui gênaient fort ceux que faisait frémir son indépendance d’esprit. Car on ne pouvait décemment retenir dans une chaire de cinquième ordre un homme de cette valeur. Jamais Hélène n’aurait osé le prier de professer devant les petits garçons et les fillettes qu’elle instruisait modestement, si lui-même, par l’intermédiaire de Mme Giraudet, ne s’y était offert.

— « Ne m’en sachez aucun gré, » avait-il dit à « madame » Marinval. « C’est un genre d’exercice intellectuel qui m’est nécessaire. Comme je compte agir plus tard sur les masses, je veux apprendre à me mettre à la portée des simples. »

Quand elle avait parlé d’émoluments, il lui avait fermé la bouche par une autre phrase du même genre, une de ces phrases de délicatesse et de tranquille orgueil qui lui étaient coutumières. Après l’heure du cours, M. Fortier restait pour donner des répétitions à René.

— « Cet enfant est trop intelligent, madame, » disait-il à la mère, « pour que ce ne soit pas un plaisir de le développer. C’est moi qui suis votre obligé quand vous me faites l’honneur de me confier sa direction intellectuelle. Je rêvais de façonner un cerveau d’homme suivant mes théories. Il sera mon lieutenant dans ma conquête des âmes.

— N’en faites pas un révolutionnaire, un fanatique, » implorait Hélène, à la fois séduite et dominée.

Horace Fortier souriait — comme satisfait d’être incompris par une intelligence élémentaire.

— « Moi, madame ?… Ah ! vous ne me connaissez pas ! Je peux vouloir fanatiser les foules, dans leur intérêt ou dans celui de mon rêve : on ne les entraîne pas autrement. Mais pour moi-même, comme pour les élus de ma pensée et de mon cœur, je crains par-dessus tout le fanatisme, cette maladie des natures primitives, cette danse de Saint-Guy de la raison. »

Hélène, sans pénétrer le sens de déclarations semblables, se contentait d’une affirmation qui la tranquillisait. D’ailleurs, le plaisir que René prenait aux leçons, et les compliments du professeur sur la précocité de l’élève, flattaient délicieusement sa tendresse et son orgueil de mère.

Quand elle voyait son fils boire les paroles d’Horace, et ne plus songer ensuite qu’aux notions acquises et aux devoirs à faire, elle se réjouissait d’une si profonde diversion aux secrètes rêveries de l’enfant.

Puis, chez ce petit garçon de sensibilité très vive, les impressions cérébrales se répercutaient aussitôt dans l’affectivité. René adorait Horace, de cet amour tout pétri d’admiration qui est la passion suprême des cœurs nobles.

« Ah ! » pensait un jour Hélène, en les regardant l’un à côté de l’autre, « si celui-là était son père ! »

Violemment, elle tressaillit… Car elle venait pour la première fois d’entrevoir que cette chimère était réalisable.

Alors l’idée qu’elle pouvait aimer encore, se donner encore, la troubla. Jamais elle n’y avait songé d’une façon précise, avec, dans sa pensée, une image d’homme autre que celle d’Édouard Vallery. Des gestes, des mots d’amour, lui revinrent… Elle se figura qu’elle les échangeait avec celui-ci… Et tout à coup, son cœur battit, une ardeur lui monta au visage. Elle se leva et sortit de la chambre, où, derrière elle, paisiblement, la leçon continua.

Maintenant, lorsque Hélène regardait Horace, une gêne lui venait de ressentir trop vivement l’impression de cette beauté mâle. Autrefois cela restait une constatation de la pensée lointaine. Désormais c’était une émotion vaguement consciente du regard et des sens. Elle ne trouvait plus tout simple de rester longtemps assise dans la même chambre que lui, soit avec René entre eux, soit dans le tête-à-tête, quand l’enfant courait chercher un cahier ou un livre oublié.

Puis elle craignit qu’on ne parlât d’eux dans Clermont.

Mais, par-dessus tout cela, une assurance très douce lui vint qu’Horace se plaisait auprès d’elle, et un espoir s’affirma, grandit, chez cette femme désaccoutumée d’espérer par les déceptions de l’existence.

Pourquoi M. Fortier ne l’aimerait-il pas un jour assez pour lui demander sa main, malgré le passé, qu’elle s’astreignait loyalement à lui faire connaître dès les premières avances ? Bien des hommes en ont fait autant pour des femmes plus coupables. Même on en a vu qui reconnaissaient en se mariant l’enfant sans père légal. Horace montrait à René tant d’affection ! Oh ! s’il poussait la générosité jusqu’à faire de lui son fils ! Ce serait la guérison de tout mal, l’évanouissement du cauchemar, le bonheur !… Elle n’aurait plus cette terreur qu’en secret un peu du cœur de son enfant ne s’en allât vers l’homme indigne et méprisé. Le cher petit aurait un guide, un appui, un modèle. Et plus tard, quand il pourrait comprendre, il ne mêlerait à sa dévotion filiale ni blâme, ni pitié, ni honte secrète, car il pourrait être fier de sa mère réhabilitée et du nom qu’elle lui aurait conquis.

Des rêveries pleines d’enchantement vinrent transformer en une fête intime de l’âme l’existence médiocre d’Hélène. Tout ce que, vers seize ans, elle avait confusément entrevu, et dont l’attente avait illuminé sa laborieuse jeunesse, refleurissait devant ses yeux. L’amour dans la sécurité, dans la pureté, dans l’honneur, elle pouvait donc encore le voir venir à elle, et le pressentir en une série d’émotions aussi fraîches que jadis ? Jamais elle n’aurait cru savourer une seconde fois ces puériles ivresses, mêlées de puériles anxiétés, qui font d’une passion naissante un état si délicieusement poignant. Les menus incidents qui, jour après jour, lui certifiaient l’amour d’Horace, prenaient la proportion de grands bonheurs.

Enfin elle atteignit cette période incomparable où, entre deux êtres, l’inclination réciproque est si vive qu’il n’est pas besoin de paroles pour l’exprimer et qu’on ne peut plus que la diminuer en la précisant par des mots. Sans un aveu, Horace et Hélène s’étaient dit tout ce que peuvent dire le désir et la sympathie. Les leçons de René étaient maintenant, pour le maître et pour la mère, des rendez-vous d’âmes, de regards, de tremblantes intonations. Dans ces contacts immatériels de leurs personnes, ils trouvaient des joies qui ne pouvaient être surpassées, parce qu’en même temps que l’ivresse elles comportaient l’espoir. Et quelle valeur prenaient les plus fines vibrations de la chair et du cœur, quand, retourné à sa solitude, chacun les ressuscitait par le souvenir !