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À force d’aimer/2/10

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Alphonse Lemerre, éditeur (p. 305-315).
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X



Le duel entre Marinval et Chanceuil eut lieu un matin, dans les bois de Viroflay.

Il fut tragique.

Dès les premières passes, René fut surpris par la sûreté de jeu de son adversaire. Chez celui-ci, la précision extraordinaire et la rapidité foudroyante des mouvements s’alliaient au plus merveilleux sang-froid. Cet homme frêle et élégant, qui semblait toujours une silhouette sortie d’un journal de mode, même à cette heure, en bretelles et sous la blancheur bouffante de la chemise, prenait maintenant un double aspect, à la fois frivole et terrible. Dans la pâleur de sa face, on ne lisait nulle émotion, mais une sécurité froide et une volonté cruelle. Sa bouche mince ressemblait, sous la grêle moustache, à une coupure nette et exsangue. Ses yeux attentifs luisaient comme son épée. Certes, la souplesse de son poignet ne se ressentait pas de la meurtrissure qu’il avait mis huit jours à guérir ; on y eût plutôt découvert le résultat d’exercices récents et secrets. Fortier n’avait pas eu tort de mettre son fils adoptif en garde contre la sournoiserie de Chanceuil, qui, s’il avait les détentes musculaires inouïes de promptitude que l’on remarque chez les félins, ne manquait pas non plus de la ruse familière à ces animaux.

René, qui, dans les salles d’armes, ne rencontrait pas souvent des tireurs plus forts que lui-même, reconnut immédiatement la supériorité de celui-ci. Une sensation d’angoisse lui effleura le cœur, comme un souffle froid. Ce ne fut pas un frémissement de la chair, une anxiété physique, mais la crainte de voir lui échapper l’enjeu inappréciable de cette terrible partie. À la pointe aiguë de cette épée qui froissait, presque immobile, celle de son adversaire, étaient suspendus le salut de Huguette et l’amour de Germaine. L’éclair de sa pensée, plus rapide et lumineux que l’éclair de cette lame, lui fit mesurer la distance de la victoire à la défaite, du paradis à l’abîme. C’était trop beau, trop inaccessible d’un côté, trop effroyablement sombre de l’autre ! Il eut une défaillance d’une seconde. Mais, tout à coup, une douleur vive au côté gauche fit surgir du fond de son être quelque chose d’audacieux, d’indomptable, d’insoupçonné. Une griserie lui monta au cerveau. Il se sentit invincible. Et, de fait, il poussait à présent Chanceuil avec une telle impétuosité qu’il le fit rompre, et que l’autre sembla perdre un peu de son impassible maëstria.

Mais, à ce moment, le signal des témoins annonça la fin de la première reprise.

René abaissa son épée à regret. Tout le monde s’avança vers lui, et il allait s’étonner de ce mouvement, lorsqu’il vit qu’à la hauteur du cœur sa chemise était rouge. Il avait reçu un coup de pointe, qui, sans une instinctive retraite de corps, eût sans doute été mortel.

— « Votre blessure semble assez profonde, » dit le médecin qui la pansait hâtivement. « Pour ma part, je vous prononce hors d’état de continuer.

— Oui, mais cela dépend de moi, docteur, » déclara le jeune homme, rappelant les conditions de la rencontre.

Ses témoins le supplièrent d’arrêter le combat.

— « L’honneur est satisfait, » disaient-ils.

— « Ce n’est pas l’honneur seul qui est en jeu, » prononça René avec une intonation qui impressionna les assistants.

Ces paroles lui étaient échappées. Bien qu’il les eût formulées à voix presque basse, il vit, en tournant les yeux vers Chanceuil, que celui-ci les avait entendues. Le sursaut dont elles avaient soulevé le chef de cabinet l’ébranlait encore, et son cou tendu en avant, son regard avivé, disaient sa curiosité soupçonneuse. Au fait, cet homme ignorait le motif de l’agression de René. La rage de l’humiliation subie l’avait jeté à ce duel féroce, peut-être sans qu’il en eût cherché un seul instant la véritable cause. Maintenant son attention était éveillée. Qu’allait-il croire ?… La réflexion inconsidérée de Marinval ne pouvait, en modifiant dans un sens profond l’état d’âme inconscient des deux adversaires, que donner au combat plus de gravité.

On annonça la deuxième reprise. Ils tombèrent en garde.

Dans le grand silence du bois, le cliquetis des épées se mêlait à des bruits vagues et doux : appels d’oiseaux, bourdonnements d’insectes, craquements imperceptibles des branches travaillées par la sève. Il paraissait infini, ce silence, et chaque minute, éternelle… Tout à coup, sur la pâle figure de Chanceuil, on vit couler du sang… Un mince filet qui partait d’une piqûre à la joue, et tombait goutte à goutte sur le plastron de la chemise. Pourtant le jeu précis des adversaires continuait, sobre, implacable, sans que cette nouvelle blessure eût amené une hésitation, une suspension d’un dixième de seconde.

C’était effrayant à voir, ces deux hommes sanglants qui se battaient presque sans gestes, s’attendant, tâtant le fer, les yeux dans les yeux, avec une expression fixe et terrible. Le plastron de René, abondamment rougi, éveillait l’idée de quelque déchirure affreuse. Mais ce qui était pire, c’était le visage de Chanceuil, coquet, féminin presque, et tout blêmi de haine, balafré par un sillon de pourpre vive. Un sentiment de cauchemar serrait la nuque et contractait le cœur des assistants. Quand le directeur du combat, allongeant sa canne entre les épées, cria : « Halte ! » à la fin de la seconde reprise, un soupir involontaire de soulagement dilata les poitrines.

On crut que, cette fois, ce serait fini. Les deux combattants étaient touchés. Ils allaient se tendre la main.

Mais non. Avec une obstination égale, du même geste négatif de la tête, ils repoussèrent les instances de leurs témoins. Sans parler maintenant, lassés et nerveux, ils essuyaient la sueur de leurs fronts. Chanceuil, avec impatience, écarta le bras du médecin, qui lui tamponnait la joue avec de la ouate hydrophile trempée dans de l’eau phéniquée.

Dès le commencement de la troisième reprise, René sentit que les chances étaient désormais de son côté. Il était moins fatigué, moins énervé que Chanceuil. Celui-ci, plus habile tireur, avait moins de résistance. N’ayant pas vaincu Marinval durant les quatre premières minutes, il aurait maintenant une peine croissante à triompher de lui. Intérieurement il se démoralisait un peu ; au dehors, son jeu prenait une certaine mollesse. René, au contraire, s’exaltait, se grisait. Il mettait à ses mouvements d’autant plus d’assurance qu’il y songeait moins. Au début, il raisonnait trop chaque dégagement et chaque parade. Maintenant, c’était la foudroyante sûreté de l’inconscience. Il menait une furieuse offensive, attaquant sans relâche. À un moment, Chanceuil, exaspéré, voulut en finir. Ayant paré de bas en haut, il se fendit à fond. Son épée passa sous le bras droit de Marinval, enlevant une lanière de peau le long des côtes. Mais en même temps le frère de Huguette, gardant haut la pointe que son adversaire venait de relever, et sans se défendre autrement que par un effacement du corps, riposta par un coup droit…

Il y eut un cri… Celui d’un témoin qui venait d’apercevoir un éclair d’acier derrière la nuque de Chanceuil. L’épée de René, pénétrant dans le cou, l’avait perforé de part en part.

Alors il se produisit une chose horrible. Chanceuil, tombant en avant, resta quelques secondes soutenu par cette lame qui lui traversait la gorge.

Mais on s’élança. Et ceux qui le saisirent, l’inclinant en arrière, permirent à Marinval d’arracher son épée de cette gorge pantelante.

Un flot de sang jaillit, et, avec lui, un râle affreux…

Cependant la carotide n’était pas coupée. Le blessé respirait encore, malgré l’hémorragie, qui menaçait de le suffoquer. L’un des médecins procéda immédiatement aux lavages destinés à arrêter l’effusion du sang. L’air s’engouffra dans les poumons et en sortit librement. Chanceuil ne mourrait pas étouffé. Toutefois, pouvait-on le compter encore parmi les vivants, ce malheureux, avec son effroyable blessure, son visage livide, ses lèvres violettes, mouillées d’une écume sanglante, et ses paupières noircies de cadavre ?

À quelque distance, tournant le dos à l’abominable spectacle, René, la tête inclinée, la bouche muette, le torse nu, laissait le second médecin appliquer un pansement provisoire sur la blessure de sa poitrine et sur la plaie, très douloureuse, du côté.

Il s’étonnait du sentiment d’horreur qui se mêlait à la satisfaction de sa victoire. C’était donc plus difficile qu’il n’aurait cru de donner la mort à un homme, — même au plus méprisable et au plus dangereux des hommes ? La réaction contre l’état violent où il se trouvait tout à l’heure, et une assez forte perte de sang, le jetaient d’ailleurs dans un engourdissement où s’émoussaient les sensations et les pensées. Une tristesse profonde et vague lui noyait le cœur, tandis que son cerveau s’efforçait de se réjouir. Son côté lui faisait mal. Une cuisson atroce lui mettait mille aiguilles de feu dans la chair. Il avait soif. La fièvre commençait à battre dans ses artères. Il souhaitait presque d’être étendu sans connaissance, comme l’autre, pour ne plus se réveiller à la lumière trouble et sauvagement mélancolique de ce monde.

Une voix lui dit :

— « Mon cher enfant !… »

Et il sentit sur ses cheveux la pression d’une main mâle et tendre.

Il leva les yeux sur Horace, et ne s’étonna pas qu’il fût là.

Le directeur de l’Avenir social ne lui avait pourtant pas dit qu’il l’accompagnait à distance, pour attendre, dévasté d’inquiétude, dans une auberge voisine, que l’un des témoins vînt lui apprendre l’issue du combat.

Quand le pansement fut terminé, et René rhabillé tant bien que mal, le disciple et le maître montèrent dans la voiture qui devait les ramener à Paris.

Tout d’abord, Fortier, croyant Chanceuil mort, avait eu l’idée de ne pas laisser René rue Montaigne, mais de le cacher dans une retraite qu’il connaissait, pour le soustraire aux taquineries de la justice. Toutefois, vers le soir, ayant fait prendre des nouvelles, et apprenant que les médecins ne désespéraient pas de sauver le chef de cabinet, il se ravisa. D’ailleurs, le vainqueur lui-même était trop malade pour que son père adoptif consentît à le faire soigner ailleurs que sous ses yeux. Puis, en cas de poursuites, le duel ayant été absolument loyal, l’acquittement restait certain.

C’est donc dans sa petite chambre de la rue Montaigne que le jeune homme se remit de ses blessures. Il y fut soigné par sa sœur. Huguette venait chaque jour s’asseoir à son chevet. Et tous deux parlaient de Germaine.

Comment la pénible impression qui avait immédiatement suivi le duel ne se serait-elle pas dissipée dans le cœur de cet heureux garçon, entre la tendresse, les effusions reconnaissantes de la créature délicieuse qu’il appelait sa sœur, et l’image sans cesse évoquée de l’autre jeune fille, plus séduisante encore, qu’il aimait, dont il se savait aimé ?…

Durant les longues heures des soirées estivales, lorsque Huguette lui avait dit adieu, il restait immobile, sur son lit ou dans un fauteuil, à regarder, par la croisée ouverte, s’assombrir, contre le ciel pur, les hautes cimes des arbres amis. Les chers arbres !… Il connaissait bien leurs silhouettes. Leurs bouquets les plus déliés portaient des fragments de son rêve. René trouvait la vie bonne, et il la sentait, avec ivresse, rentrer triomphante dans ses veines, où se dissipait la fièvre.

Parfois des souvenirs se mêlaient à l’envolée de ses espérances. Il se rappelait son enfance, il songeait à sa mère. La petite maison de Clermont lui apparaissait, avec son jardinet propre, coquet et balayé comme un salon. Il revoyait, le long de l’avenue de Royat, les poteaux soutenant le câble du tramway électrique. Sa maman lui prenait la main et tous deux s’en allaient dans la montagne. Sa pauvre maman !… quelles rêveries mélancoliques elle emportait dans leurs promenades, derrière son doux et patient sourire ! Elle avait aimé comme il aimait, et elle avait souffert… souffert jusqu’à la mort !… Et tout cela était le passé, l’irréparable, ce qu’on ne pouvait effacer, ce qui ne reviendrait jamais !…

Ils s’assombrissaient contre le ciel pur, les arbres de l’hôtel Vallery, et René sentait quelque chose d’infini et de déchirant qui, tout bas, dans le concert de son bonheur, gémissait au fond de lui. C’était une plainte si âpre mais en même temps si douce qu’il doutait que ce fût une souffrance plutôt qu’une volupté. C’était la lamentation éteinte de sa race, tous les sanglots d’amour que ses ancêtres avaient jetés au vent des siècles… Alors, dans cette attestation éternelle de douleur, la passion de René devenait poignante et


-craintive. Il tendait les mains vers le parc baigné de fraîcheur et de nuit, vers l’obscurité des feuillages, et il murmurait : « Germaine !… Germaine… » avec le sentiment de l’illusion fuyante, des années brèves, et du bonheur inaccessible.