À l’école des héros/04

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Revue L’Oiseau bleu (3p. 61-78).

— IV —

AUTOUR DU DERNIER CONSEIL


Le douze mai, à quatre heures de relevée, on signala les chaloupes qui ramenaient aux Trois-Rivières, le gouverneur, Charles Huault de Montmagny, Jean Godefroy de Linctot, Jean Bourdon, procureur de la Colonie, des soldats, plusieurs sauvages, Hurons et Montagnais. Une tournée d’inspection à travers les rives trifluviennes avait été proposée au gouverneur avant le dernier Conseil. Elle avait été acceptée, moins pour rompre la monotonie des assemblées des Sauvages, si solennelles, interminables, que pour faire une reconnaissance des alentours fertiles de ce poste exposé. L’excursion, malheureusement, s’était accomplie dans des conditions défavorables : vents contraires, rencontre de glaces nombreuses, pluie, grésil même.

Le Commandant de La Poterie, entouré de ses officiers, le supérieur des Jésuites, le Père Buteux accompagné du Père Jogues,



les quatre interprètes, Hertel, Marguerie, Normanville, Amyot, qui sortaient justement de leur concile plénier, étaient accourus et se tenaient debout, au port d’armes. La petite colonie trifluvienne, plus haut, voisinait avec divers groupes sauvages. Tous regardaient aborder le plus haut personnage de la Nouvelle-France. Les fronts étaient clairs. L’on allait allumer un suprême et dernier feu de Conseil. L’on parlerait encore

de paix, de sécurité, de trêves sincères ; on éloignerait pour longtemps, on l’espérait, les luttes sanglantes, les représailles torturantes.

Hé ! l’on vivait si dangereusement aux Trois-Rivières, dans une perpétuelle agitation. Ce poste, qui comptait douze ans d’existence, était devenu le rendez-vous par excellence des Sauvages qui venaient y faire la traite des fourrures.

Hélas ! c’était aussi l’endroit où les Iroquois aimaient à dresser leurs embuscades, où ils assouvissaient trop souvent leur haine.

« Les Trois-Rivières, avait-on même écrit un jour, c’était le lieu où logeait la crainte ». Sans doute, mais ce n’était certes pas le pays des cœurs craintifs. L’humeur héroïque, la vie audacieuse de ses habitants, ne s’en fussent guère accommodées.

Le canon du Fort tonna, les cloches de la chapelle des Jésuites carillonnèrent, quelques vivats retentirent : le Commandant de La Poterie accueillait le gouverneur.

On prit le chemin du Fort. Il fallait tenir une assemblée préliminaire, avant le dernier Conseil, fixé au lendemain, dans l’après-midi. On entra en causant paisiblement.

Jean Bourdon, avant de prendre son siège, vint s’incliner en souriant devant François Marguerie, le plus apprécié comme le plus habile, peut-être, et le plus aventureux, des interprètes trifluviens. Celui-ci félicita le procureur d’avoir donné son consentement à une mission diplomatique fort dangereuse. Marguerie était absent des Trois-Rivières depuis quelques semaines et venait d’être mis au courant des derniers événements.

« Marguerie, vous me voyez fort touché de votre confiance, expliqua Jean Bourdon. Ma bonne volonté vous est acquise, vous le savez bien, en toutes occasions. Mon désir de servir ce jeune pays me ferait accepter bien d’autres courses, allez !… Dieu veuille accorder plein succès, conclut-il, au Père Jogues et à votre serviteur, ambassadeurs de la paix, demain, chez les féroces Agniers ! »

Tous applaudirent discrètement, tandis que le procureur prenait sa place, à gauche du gouverneur, auprès du Père Jogues, qui souriait doucement à tous, dissimulant comme à l’ordinaire, ses pauvres mains mutilées et glorieuses.

La sympathie, la considération entouraient depuis longtemps le colon distingué qu’était Jean Bourdon. De quelles activités incessantes, les plus diverses, ne faisait-il pas montre sans cesse ? Tour à tour explorateur, architecte, ingénieur, arpenteur, procureur général, il déployait en chacune de ses attributions, les ressources d’un homme instruit dont le jugement est sage, mesuré, prévoyant.

Le commandant La Poterie, depuis quelques instants, rangeait, tout en les parcourant des yeux, plusieurs documents et nombre de proclamations signées et paraphées. Il échangeait en même temps, à voix basse, quelques remarques avec son ordonnance. Dès que la réplique de Jean Bourdon fut donnée, et, comme on l’a vu, agréablement reçue, le commandant se leva vivement.

« Votre Excellence, dit-il, devrait déjà s’être retirée pour prendre quelque repos, son voyage s’est accompli, n’est-ce pas, par un temps si défavorable. Cependant, me permettra-t-elle, auparavant, de remettre entre ses mains, pour examen, l’ébauche du programme du Conseil de demain. Il est bref, ainsi que vous l’avez désiré.

— Bien, commandant.

— Excellence, reprit La Poterie de sa voix brève, mais dont s’accommodait si bien sa belle précision militaire, vous voudrez bien maintenant dire un bon mot, et devant nous tous, à quelques-uns de mes amis méritants, parmi les Sauvages ».

Il fit un signe à Normanville, qui s’approcha aussitôt avec deux capitaines algonquins : Simon Piescaret et Bernard d’Apamangouy. Les deux sauvages s’étaient luxueusement vêtus pour la circonstance, et leur attitude, très solennelle, arracha un léger sourire à ces Français, si simples d’allure, quoique bellement polis.

« Excellence, prononça La Poterie, veuillez voir dans ces deux valeureux capitaines algonquins, nos amis, les conservateurs de la paix publique, durant tous ces jours de conseils. Notre brave et illustre frère Simon Piescaret a admirablement veillé sur le bon ordre, au dehors, et Bernard d’Apamangouy, notre autre vaillant frère, s’est occupé de rendre paisibles et respectueuses les cérémonies du culte. Leur lourde tâche à tous deux prendra fin bientôt. »

— Parfait, voilà qui est parfait, » approuva le gouverneur, en répondant aux saluts profonds des Algonquins. Une petite conversation diplomatique, où Normanville, avec sa bonne grâce ordinaire, servit de truchement, eut lieu séance tenante ».

On dut s’interrompre. Des cris, des coups d’arquebuse, de nombreux rappels à l’ordre, éclataient sous les murs du fort. Jean Amyot se pencha à une fenêtre, puis s’avança, disant : « Que Votre Excellence excuse ce contre-temps, mais je viens d’entendre les mots de « duel », de « blessés », d’indiscipline militaire… »[1]

La Poterie sursauta. « Comment ?… Les soldats de la garnison se seraient permis ?… Excellence, continua-t-il, en se maîtrisant, ne vous attardez pas ici à cause de cet incident. Je vais enquêter et sévir immédiatement ».

Mais, au contraire, on s’inquiétait, on s’informait. « Au moins, mon bon Amyot, pria le Père Jogues, voyez si l’on n’est pas blessé trop grièvement ? »

L’interprète n’eut pas à s’enquérir des détails demandés, la porte s’ouvrit brusquement. Un capitaine de la garnison entra, suivi de Charlot, l’air un peu confus, un peu penaud. Il dissimulait le mieux qu’il pouvait un bandage sommaire, ensanglanté, qui enveloppait sa main droite.

Comme tous regardaient les deux arrivants, un peu décontenancés, plusieurs nouveaux personnages du drame pénétrèrent dans la pièce : un troisième soldat de la garnison, à l’uniforme en lambeaux, à la face pourpre, contractée par la colère, deux Hurons, un Algonquin.

« Je devrai donc interroger devant vous, tous ces belligérants écervelés ? » dit d’un ton mécontent La Poterie. Il s’inclinait devant le gouverneur.

M.  de Montmagny acquiesça de la tête. Ni celui-ci, ni les Pères Jésuites, ni les interprètes ne bougeaient, en effet. Seul, Normanville s’était vivement placé dans le rayon visuel de Charlot. Dès que son regard rencontra celui du jeune soldat, il interrogea, anxieux. Charlot lui adressa un sourire encourageant, bien qu’un peu de dépit vînt s’y mêler. Normanville, soulagé, en conclut que ni la bonne conduite de Charlot, ni une grave blessure n’étaient en cause. Il attendit avec patience quelques explications sur cette scène de violence.

« Lieutenant, dit La Poterie à l’officier qui se tenait près de Charlot, que signifient ce désordre, ces cris, cette querelle ?

— On s’est battu en duel, mon commandant.

— Vous n’avez rien empêché ?

— On s’est gardé de m’en souffler mot.

— Où étiez-vous depuis une heure ?

— À la garnison, en train de préparer le rapport que vous m’avez demandé…



— Sur les soldats mal notés ?… Ces deux soldats, à vos côtés, sont inscrits sur cette liste, je suppose ?

— Oh ! mon commandant, nous n’avons pas la moindre peccadille à reprocher à Le Jeal, mais en ce qui concerne l’autre…

— Comment se nomme-t-il déjà, cet autre ?

— La Fontaine, mon commandant. Sa conduite laisse fort à désirer depuis quelque temps.

— Il se battait contre qui ?

— La Groye. Celui-ci est sérieusement blessé. On le panse à l’infirmerie.

— En quoi consiste au juste votre intervention en cette malheureuse affaire ?

— Le Jeal est accouru au fort invoquer l’aide de mon autorité. Au pas de course je me suis rendu au lieu du combat en compagnie du sergent Pierre Boucher. Tout était fini. Je n’ai eu qu’à traîner le coupable devant vous.

— Ah !… Dans un duel, généralement, on compte deux coupables. — Pas dans ce cas-ci.

— Vous vous en portez garant ?

— Moralement, oui. Mais je ne suis pas un témoin oculaire.

— Alors, vous n’avez pas d’autres éclaircissements à nous apporter sur l’incident ?

— Non, mon commandant.

— Vous pouvez vous retirer, lieutenant. Vous attendrez mes ordres, en bas… Le Jeal, lança La Poterie, approchez. Que savez-vous sur la querelle ?

— Mon commandant, il y a une heure, je revenais prendre du service à la garnison, lorsque j’entendis un cliquetis d’épée à l’entrée du bois, à l’extrémité gauche du fort. J’y courus. La Fontaine et La Groye étaient aux prises. On ferraillait, ferraillait. Je suppliai les antagonistes de cesser ce jeu sanglant. Je criai même. Peine inutile. La Groye déjà, avait reçu une blessure au bras droit. Il se défendait avec beaucoup de peine. Oui, oui, mon commandant, jeta en manière de protestation Charlot, le pauvre La Groye se défendait, se défendait seulement, je vous assure. C’est un si brave homme, La Groye. Et dévot… Nous l’appelons tous à la garnison la dévote Groye !… »

Un sourire détendit la physionomie des assistants. La naïveté du petit troupier qui tentait de justifier un camarade était vraiment savoureuse…

La Poterie tambourina des doigts avec impatience. « Voyons, Le Jeal, n’ayez pas recours aux commérages, s’il vous plaît.

— Non, mon commandant, répondit Charlot en rougissant.

— Qu’est-ce que cette blessure à votre main ? »

Charlot hésita avant de répondre. Sa tête se baissa.

Qu’est-ce que cette blessure ? continua sans pitié La Poterie.

— Mon commandant je…, je me suis jeté entre eux, un moment. L’une des épées m’a atteint à la main, et…

— Une nouvelle fanfaronnade, je le vois.

— Mon commandant…

— Elle vous coûte cher.

— Mon commandant, je… »

Charlot, soudain, défaillit en portant la main au côté droit. Il y eut un peu de brouhaha. Normanville et Amyot s’empressèrent autour du jeune homme. Il revint bientôt à lui, grâce à leurs soins. Il s’excusa de tout son cœur.

Qu’il se sentait vexé, le bon petit soldat aux impulsions généreuses !

— Normanville, ordonna La Poterie, conduisez Le Jeal au chirurgien. Il est sans doute blessé plus gravement qu’il ne croit.

— Non, mon commandant, il n’y a pas lieu de s’inquiéter. Le Jeal a raison, répliqua Normanville. Il avait soigneusement examiné les blessures de Charlot. Mais un peu de repos…

— Allez, et veuillez voir quand même le chirurgien, » reprit La Poterie.

Charlot, appuyé au bras de l’interprète, se dirigea vers la sortie de gauche. Il se haussa tout à coup et murmura quelques mots à l’oreille de son compagnon.

« Commandant, un mot encore, je vous prie, dit Normanville en se retournant. Charlot m’apprend que les deux Hurons, ici présents, ont été les vrais et seuls témoins du drame. Ce sont deux de nos meilleurs chrétiens d’ici, vous savez, et on peut se fier à leur déposition. Ils corroboreront, paraît-il, ce qui vient d’être dit en faveur de La Groye.

— Très bien, trancha La Poterie. Je continuerai l’interrogatoire en tenant compte de l’affirmation de Le Jeal, au sujet de ces Hurons… La Fontaine, à votre tour maintenant ! »

Ce dernier lançait en ce moment vers Charlot des regards chargés de ressentiment, presque de haine. À l’appel du commandant, il tressaillit et baissa vivement ses lourdes paupières. Il s’avança près de la table.

La porte, qui se fermait lentement sur Charlot et Normanville, laissa pénétrer un peu de la rumeur du corridor. On entendit une vive exclamation de détresse poussée par une voix féminine. La Poterie s’en montra ému. Il avait reconnu la voix de Perrine. Sans doute, l’on avait mal préparé l’aimante enfant au léger accident survenu à son frère.

Le commandant hâtait maintenant la fin de l’interrogatoire. L’on ajourna. La Fontaine, dont la culpabilité fut aisément prouvée, « fut mis en une fosse. »

Mais durant toute la soirée on ne put dérider le front couvert de nuages du commandant, quelque effort que tentât M.  de Montmagny lui-même pour y parvenir. Cet incident sanglant, à la garnison, avait jeté une note désagréable autour de l’accueil fait au gouverneur ; et, comme toujours, La Poterie l’eût souhaité sans le moindre reproche.

  1. Petit incident du temps authentique.