À l’école des héros/06

La bibliothèque libre.
Revue L’Oiseau bleu (3p. 91-111).

CHAPITRE VI

AU FORT RICHELIEU[1]


De bons soins, la jeunesse, la satisfaction d’avoir fait son devoir « avec courage et noblesse » ainsi que lui avait enfin dit, un jour, le Commandant de La Poterie lui-même, avaient mis Charlot sur pied en deux semaines. La défense de se servir de ses armes avant un mois, au moins, n’avait pas été levée, cependant. La vexation de Charlot devant cet arrêt maintenu avec rigueur faisait sourire tout le monde, sauf Perrine. Elle craignait que Charlot ne prît quelque revanche. Elle surveillait ses allées et venues en compagnie de Kinaetonon et de Feu. L’on complotait sûrement quelque chose de ce côté-là.

Elle ne se trompait pas.

Un matin, Charlot parut devant elle, botté, enveloppé d’un manteau, sa gibecière sur



l’épaule et remplie de provisions, un fusil à la main.

— Justes cieux, frère, ou vas-tu ? s’exclama Perrine.

— Au Fort Richelieu avec Kinaetenon. Le Commandant le permet, pourvu que je lui fasse de nouveau la promesse de ne pas me servir de mes pistolets ni de mon fusil avant huit jours. Et j’ai promis, hélas ! finit-il avec dépit… Mais qu’as-tu, Perrine ? Des larmes dans tes yeux, pourquoi ?

— Laisse, Charlot… laisse…

— Pas du tout. Qu’as-tu, voyons ?

— Je vais te contrarier en parlant.

— Qu’importe !

— Entre tout à fait dans la pièce, d’abord… Assieds-toi près de moi.

— Pourquoi tant de préliminaires ? Je suis un peu pressé, tu sais. Les canots sont prêts à partir…

— Dis-moi, Charlot, quand as-tu décidé de faire cette excursion extraordinaire ?

— Extraordinaire !

— Oui, tu as une gibecière, un fusil, et tu iras à la chasse sans pouvoir faire le coup de feu. Cela ne te semble pas un peu étrange ?

— Mon abstention finira dans huit jours, ma petite sœur. D’ici là, je suivrai dans les bois Kinaetenon, assez bon tireur lui aussi. Le temps de privation expiré… hé ! tu supposes bien que je ferai comme lui.

— Le Capitaine de La Crapaudière est-il au Fort Richelieu, en ce moment, frérot ?

— Je le crois.

— Tant mieux. Tu te chargeras bien de lui apporter un mot de ma part.

— Certainement. Mais… qu’est-ce que tu médites là, Perrine ?… Et pourquoi cette agitation, ces craintes ?… Viens avec moi, alors. Marie de la Poterie sera enchantée de venir aussi pour t’accompagner.

— Charlot, tu sais bien que c’est impossible. Aucun logement n’est préparé pour les femmes au Fort Richelieu.

— Alors, souhaite-moi bonne chance, embrasse-moi et dépêche-toi d’écrire ce mot à M. de La Crapaudière.

— Charlot, attends encore, ne pars pas aujourd’hui… Demain. Il fera tout aussi beau, tu sais.

— Je le voudrais. Mais les Hurons qui nous accompagnent ne peuvent nous accorder un seul jour de répit. C’est un peu la raison de mon départ précipité… J’ai appris cela hier soir que quelques sauvages partaient de ce côté… Et puis,… et puis, Perrine, tu le sais, ici, je n’en peux plus de mortification… Je me sens traité en enfant… Je suis guéri, voyons, bien guéri et pourrais reprendre sans danger mes habitudes… Ce médecin abuse de ma docilité…

— Pauvre Charlot ! Tant d’impatience contre tant de tendresse après tout !… Bonjour donc, mon frère, reviens bientôt… non, quand tu le voudras !

— Perrine, Perrine ! Ce que tu m’en veux ! Allons, accompagne-moi jusqu’à la grève. D’ici là, je t’arracherai bien un sourire.

— Hélas ! j’ai le vague pressentiment que cette excursion est le prélude de beaucoup d’autres événements…

— Mais non, mais non. Couvre-toi bien. Le vent est assez frais, ce matin. Tu sais, le capitaine Rabineau te ramènera. Je l’en ai prié, espérant que tu viendrais assister à mon départ.

— Un instant encore… Il faut que j’écrive mon court billet au commandant du Fort.

— Tu me rejoindras en bas, alors. À tout à l’heure, ma trop sage petite sœur. Ne recommande pas au Capitaine de La Crapaudière de me tenir en laisse comme,… comme un caniche, ou le caniche deviendra loup féroce… »

Charlot partait une heure plus tard, souriant, satisfait, maintenant à deux mains, au fond du canot, son chien Feu, qui ne goûtait pas du tout ce voyage par eau, et sans Perrine. Il aboyait sourdement, la tête tournée vers la jeune fille ; celle-ci agita longtemps vers les excursionnistes son fin mouchoir, trempé de larmes.

Trente-six milles seulement séparaient les Trois-Rivières du Fort Richelieu. Un excellent vent fit que Charlot et ses compagnons abordèrent à cet endroit deux jours plus tard. Ils furent accueillis avec des cris de joie par la maigre garnison qu’on maintenait encore sur les premières rives de la Rivière des Iroquois.[2] La Crapaudière lut avec un sourire le mot inquiet de Perrine. Il secoua légèrement le bras de Charlot et lui dit un riant : « Es-tu chanceux, mon fringant petit troupier ! Tu intéresses et bouleverses déjà le cœur des femmes… ta jolie sœur me prie avec quels mots tendres et touchants de veiller sur toi, sur tes décisions imprévues, sur tes fugues trop peu soucieuses du danger.

— Vous l’approuvez, capitaine ? Peuh ! fit-il avec dédain. Un soldat sans audace, sans fougue, couard et craignant les rhumes, quelle misère en ce pays ! Tant de braves, de héros même, se sont déjà levés, n’est-ce pas ?

— Sans doute, sans doute… Mais quand même petit, conclut-il avec un soupir, si tu savais comme ça réconforte doucement, même des gens sans peur, de beaux yeux féminins, tendres, tout souriants sous les pleurs que vous faites verser… Allons, viens, ainsi que ton ami iroquois, je vais vous installer tous deux dans un bon coin… Mais, dis, Charlot, s’enquit tout bas le capitaine, il n’est donc pas perfide comme les autres ton étrange compagnon ?… Je me méfierais, moi, à ta place.

— C’est un Iroquois entre mille, capitaine, je ne vous dis que ça ! Et je l’ai connu enfant, lors de ma captivité en sa tribu. Personne ne me touchait lorsque je me trouvais près de lui. Voyez-vous, après mon adoption par son père, qui me destinait à remplacer un de ses jeunes fils, mort récemment, Kinaetenon n’a plus vu en moi qu’un frère…

— Tant mieux, tant mieux, mon jeune fantassin. Tout de même, un bon conseil. N’apparais pas trop souvent avec lui dans la grande salle du Fort. Nos soldats n’ont pas les mêmes raisons que toi d’aimer ce sauvage.

— Nous comptons beaucoup chasser, Kinaetenon et moi, durant notre séjour au Fort, capitaine.

— Ah !… oui ?

— Et je resterai ici jusqu’au retour du Père Jogues et de M. Bourdon, tout probablement.

— Le Père Jogues pourrait bien être au Fort dès la semaine prochaine, si tout marche bien là-bas. Ne l’éloigne pas trop, Charlot.

— Non, certes !

— Tu retourneras aux Trois-Rivières avec le Père ?

— Je ne sais… répondit Charlot, en hésitant et en détournant les yeux.

— Comment, tu ne sais ?

— C’est-à-dire que… oh ! enfin, que puis-je dire huit jours ainsi à l’avance… Oui, il se pourrait que je retourne avec le Père.

— Toi, mon petit, tu as des projets en tête… inavouables !… Hé ! hé ! je m’explique l’émoi de ta sœur. Ne sois pas surpris si j’ai l’œil sur toi d’ici quelques jours.

— Capitaine, la chasse est-elle bonne dans les environs ?

— C’est cela, petit, change le sujet de l’entretien, remarque en riant très fort La Crapaudière… Si la chasse est bonne ici ? Comme ci, comme ça, Charlot… Tiens, nous voilà rendus dans les quartiers que je te cède pour t’y installer avec tes amis… Quel beau chien danois tu as là, Charlot ! Il en faudrait plus de cette sorte dans notre dangereuse contrée. »

Le conseil de La Crapaudière relativement aux rares présences de l’Iroquois parmi les soldats de la garnison fut mieux que suivi, Kinætenon et Charlot n’y apparurent jamais. Tous deux gagnèrent les bois environnants dès le lendemain de leur arrivée. La chasse les prit tout entier, vraiment.

Au bout de huit jours, La Crapaudière qui commençait à s’inquiéter, quoi qu’il en eût, vit soudain apparaître, au pas de course, Charlot, Kinætenon et le brave danois, celui-ci tout frétillant et aboyant malgré la gibecière lourde dont il était chargé. La Crapaudière s’empressa au-devant des chasseurs.

— Eh bien, Charlot ! En voilà une absence ! Tu ne pouvais pas plus tôt donner signe de vie ? Mais,… c’est cela, reprends haleine avant de me répondre… Tu sais, je commence à être mécontent de toi ?…

— Capitaine, …le Père Jogues, sachez-le… le Père est à une demi-heure d’ici… lui et ses compagnons… Nous les avons bien reconnus, Kinætenon et moi.

— Vraiment ! La bonne nouvelle ! Nous ne sommes qu’au 27 juin. Le Père avec M. Bourdon, partait d’ici le 18 mai dernier ? Hé ! si peu de temps pour une importante mission d’ambassade. Les nouvelles doivent être rassurantes… C’est cela, monte là-haut te rafraîchir et te reposer, Charlot… Nous allons, nous, organiser la réception à faire à nos heureux ambassadeurs.

— Le temps seulement de me remettre en tenue de civilisé Capitaine, dit Charlot, en s’éloignant, et je vous rejoins dans la grande salle du Fort. J’ai hâte d’entendre la voix du Père. Et Kinætenon donc ! »

Le ton avec lequel s’exprimait Charlot indiquait une telle joie, une telle satisfaction que La Crapaudière fronça les sourcils et suivit d’un regard pénétrant, durant un moment, la démarche, les gestes, et la conversation fort animée qu’entamait Charlot avec Kinætenon tout en disparaissant prestement au fond du long couloir de droite.

« Là, mon petit Charlot, je le vois, se prit à dire entre haut et bas, le capitaine de La Crapaudière, il y a vraiment anguille sous roche. L’arrivée du Père Jogues, c’est visible, est une étape nécessaire… Nous avons donc un plan déjà tout arrêté, mon jeune mousquetaire ?… Lequel ?… Hé ! si le Père Jogues ne méritait pas de notre part une réception déférente, très déférente, je prendrais plaisir à deviner vos projets, monsieur Charlot, à les déjouer même pour votre plus grand bien, et celui de Perrine… Pauvre petite sœur !… Oui, oui, mes enfants, j’y vais… Réunissez la garde à l’entrée du Fort… Le Père Jogues, notre héroïque mutilé qui vient nous rendre visite… vaut qu’on se dérange cent fois. Vite, vite, aux canons !… vous autres, et vous alors, mes enfants, aux diverses autres manœuvres. Hâtez-vous, n’est-ce pas ?… Hâtez-vous tous ! Tiens, on entend déjà le son du cor dans le lointain ! »

La Crapaudière s’inclinait un quart d’heure plus tard devant le Père Jogues et le procureur de la colonie, Jean Bourdon. L’émoi, la joie du Commandant étaient visibles.

— Soyez les bienvenus, mon révérend Père, M. le Procureur. Entrez, entrez… Venez vous rafraîchir d’abord, puis vous reposer. Vous nous ferez entendre ce soir seulement le récit de votre délicate mission… Elle a été heureuse ?

— Nous en sommes assez satisfaits, répliqua le Père Jogues en saluant et en souriant à tous les assistants. Oui, oui. Dieu en soit loué ! N’est-ce pas, M. Bourdon ?

— Le Père rêve déjà de retourner chez ces dangereux infidèles… Rien n’arrête son zèle, voyez-vous cela ? Des promesses ont même été échangées. Messieurs, répliqua le Procureur très affable, à son ordinaire.

— Allons, allons, reprit le père Jogues, mon compagnon veut anticiper sur les nouvelles que nous vous narrons tout à l’heure, il ne faut pas, il ne faut pas… Acceptons auparavant l’offre de M. le Commandant. Secouons la poussière, toute la poussière de la longue route que nous avons parcourue… Savez-vous, messieurs que même un beau lac, tout au bout du lac Champlain, attendait notre venue pour être découvert et baptisé. Il répond maintenant au nom de Lac du Saint-Sacrement. La fête du jour nous a bien inspirés, là-dessus… Tiens, mais voilà Charlot !… Bonjour, bonjour mon petit ami… Que faites-vous ici ? »

Ce fut une soirée inoubliable que celle qui se tint quelques heures plus tard. Tous avaient demandé avec instance à y assister. La poignée de braves soldats qui gardaient le Fort se tenaient respectueusement dans le fond de la grande salle d’exercice. Charlot et Kinætenon, entrés en silence, avaient vivement pris place au milieu des soldats. On eût dit que tous deux voulaient faire oublier leur présence. Charlot avait la figure rouge, ses yeux brillaient, ses mains se crispaient en se posant sur l’un ou l’autre de ses pistolets favoris qui garnissaient, comme à l’ordinaire sa maigre ceinture. Dès que le Père Jogues eut pris la parole, son attention se fit intense. Kinætenon, parfois, se penchait vers lui. Il lui demandait des explications sur les récits bientôt ponctués de bravos du Père Jogues ou du Procureur de la Colonie. « Après tout, faisait remarquer l’Iroquois, mon frère sait bien qu’il s’agit là de mon pays, de ma tribu, des miens. Charlot lui répondait brièvement, ajoutant chaque fois : « Tout à l’heure, Kinætenon, tout à l’heure, je te rapporterai toutes ces choses en détail. Tu sais bien que je ne dois rien perdre de ce qu’on nous apprend là… Tu en connais la raison, voyons ! »

Un moment, Charlot se prit à rire tout bas, trouvant fort divertissant ce que racontait le missionnaire. Celui-ci ne rapportait-il pas que « quelques esprits méfiants, au bourg iroquois, n’avaient pas regardé de bon œil un petit coffre que le Père avait laissé pour assurance de son retour. Ils s’imaginaient que quelque malheur funeste à tout le pays était renfermé dans cette cassette : le Père, pour les désabuser, l’avait ouvert et leur avait fait voir qu’il ne contenait autre mystère que quelques petits besoins dont il pourrait avoir affaire. »

Puis, Charlot eut un petit grognement approbateur et satisfait en entendant le Père Jogues déclarer qu’il « ne songeait qu’à renouer un second voyage pour s’y en retourner, et surtout, auparavant l’hiver. » Le jeune soldat se pencha sur Kinætenon. Il échangea à voix basse quelques mots rapides avec lui. Tous deux paraissaient enchantés de la tournure qu’avait prise l’entretien. Elle répondait à leurs secrets désirs, évidemment.

On se retira tard. Le commandant, sous l’empire des paroles de paix et de bonne entente qui n’avaient cessé de vibrer à ses oreilles, durant ces dernières heures, perdit un peu le souci de ses occupations habituelles. Pour la première fois, depuis longtemps, il négligea d’aller lui-même s’assurer que tout était partout en ordre ; que chacun était à son poste, soit pour le repos, soit pour le guet. Il envoya, pour s’acquitter de ce soin à sa place, un jeune sergent qui avait et méritait sa confiance, certes, mais dont l’œil n’avait point la finesse ou la prescience de vision d’un commandant plein d’expérience.

Le lendemain, au petit déjeuner, le Commandant, de fort bonne humeur se prit à commenter avec ses hôtes, qui allaient le quitter dans une heure, tout au plus, les faits racontés la veille au soir. On s’encouragea, on se félicita à qui mieux mieux sur l’attitude pacifique des Iroquois. Le Père Jogues assura que, dorénavant, la famille des Loups, où il venait de séjourner, le prendrait sous sa protection quoi qu’il arrivât. À son retour à Ossernenon, en septembre, ainsi qu’il l’espérait obtenir de son supérieur, il agirait de façon à ne jamais s’éloigner sans être accompagné d’un des sagamos de cette petite tribu, surtout si on lui demandait de se diriger du côté d’un groupe voisin appelé : la famille de l’ours. On sourit, on rit même en entendant des noms de fauves accolés avec un si exact à-propos au nom de ces féroces Iroquois. Le Père affirma qu’il ne disait là que la vérité… mais qu’en effet de beaux noms chrétiens seraient préférables et pas du tout risibles comme ceux-là. Il allait travailler ferme à en gratifier un grand nombre d’Iroquois, tout l’hiver de 1646.

— Sérieusement, mon révérend Père, remarqua La Crapaudière, je ne puis avoir votre bel optimisme de missionnaire. La canaillerie et les instincts de cannibale de nos ennemis ne disparaîtront pas avant une deuxième, une troisième génération, j’en suis sûr.

— Capitaine, la grâce de Dieu peut faire bien d’autres miracles.

— Je sais, je sais, répliqua celui-ci, sans compter que votre courage et votre endurance provoqueraient au besoin ce miracle. Tout de même… »

À ce moment, un soldat frappa à la porte.

L’ordonnance du Commandant qui était allée recevoir le message poussa involontairement une exclamation de surprise. Le Commandant fut aussitôt en alerte.

« Qu’y a-t-il sergent ?  » demanda-t-il vivement. Celui-ci hésitait à répondre. Il apporta au commandant deux lettres cachetées, l’une portait l’adresse de La Crapaudière.

« Hein ! s’exclama-t-il, qu’est-ce que cet étrange courrier ? On se moque de moi, mille tonnerres !… Pardon, mon révérend Père, M. le Procureur, mais permettez-moi de prendre connaissance de ce billet, qui n’apparaît ainsi qu’un geste d’une impertinence… »

La Crapaudière s’approcha de la fenêtre, ouvrit la missive, et poussa à son tour une exclamation, mais il s’y glissait moins de surprise que de regret et de fureur rentrée.

« Commandant, demanda discrètement le Père Jogues, voyant que le Commandant ne se retournait pas, ne bougeait pas de la fenêtre, les yeux fixés au loin vers la forêt, vous serait-il permis de nous informer de la nature du contretemps qui vous arrive ? Ne pouvons-nous y remédier, M. Bourdon et moi ? Dites-nous



ce que vous pouvez nous dire, au moins, mon pauvre ami ?

— En effet, nous aimerions à vous obliger, à partager vos ennuis, s’il vous est possible de nous les révéler, appuya Jean Bourdon. »

Le Commandant se tourna, enfin, lentement vers eux, découvrant un front soucieux, un regard un peu triste. Sa main droite froissait avec colère le malheureux billet, puis le rejetait au loin.

« Dans quel embarras me met cet enfant, dit-il sourdement… je m’étais promis de bien veiller pourtant…

— De qui parlez-vous, capitaine ? demanda encore doucement le Père Jogues.

— De Charlot… déclara enfin celui-ci avec effort. De Charlot cet impétueux petit soldat… sans cervelle. Il s’est enfui du Fort, cette nuit, avec Kinaetenon et son chien Feu.

— Mais, interrogea avec étonnement le Père Jogues, pourquoi un aussi mystérieux départ ? Ne pouvait-il revenir paisiblement avec nous aux Trois-Rivières, ce pauvre enfant ?

— Retourner avec vous ? Aux Trois-Rivières ? Plût au Ciel, mon révérend Père !… Mais Monsieur Charlot rêvait de bien autre chose, ainsi que me l’avait écrit sa sœur Perrine, qui me priait me suppliait même, de ne le point perdre de vue, durant son séjour au Fort…

— Bah ! ne vous alarmez pas, capitaine, dit Jean Bourdon. Nous sommes en temps de paix, non de guerre. Et puis Charlot connaît ces barbares mieux que nous. Le séjour qu’il y a fait durant son enfance l’a rendu perspicace à leur endroit… Il ne s’aventurera pas de leur côté, vous verrez. Vous…

— Il ne s’aventurera pas, dites-vous ? Il fait pis. Il s’y installera. Il est en ce moment en route vers les pays iroquois, M. le Procureur. C’est ce qu’il m’écrit, me chargeant en outre, ô la belle corvée, de prévenir doucement sa sœur Perrine de son intention d’y passer peut-être l’hiver… en la compagnie du Père Jogues… Vos paroles ont porté tout de suite, mon Père, hélas !

— Mais que dira La Poterie ? Charlot est soldat à la garnison des Trois-Rivières, n’est-ce pas ? s’enquit Jean Bourdon. La discipline militaire ne permettra pas cela.

— Sans doute. Mais la constitution de Charlot, très affaiblie depuis l’hiver dernier, rend certaine l’approbation du Commandant, toujours empressé de conseiller la vie en plein air dans la forêt, comme souverain remède en des cas semblables. C’est du moins ce que m’écrit encore ce petit chercheur d’aventure.

— Je me chargerai bien de parler à Perrine, offrit en souriant le Père Jogues. Aussi bien, je suis peut-être responsable de la décision de cet enfant.

— J’accepte, révérend Père, j’accepte, répondit vivement La Crapaudière, Ouf ! me voilà allégé d’un grand poids. Merci, merci.

— Que va-t-il faire, croyez-vous, cet enfant, en ces pays dangereux ? interrogea Jean Bourdon. Vous le savez. Commandant ?

— Je m’en doute. Se livrer sans frein et sans fin, le petit misérable à sa passion favorite : la chasse.

— L’imprudent ! murmura le Père Jogues.

— Mon révérend Père, fit La Crapaudière en tendant les deux missives de Charlot, puisque vous voulez bien vous charger de voir Perrine, voici les lettres. Vous seriez bien bon de dire à cette bonne petite sœur combien je déplore ce départ, cette fuite si adroitement concertée.

— D’autant plus, ajouta le Père, qu’en assurant à cette bonne enfant que j’espère en effet, obtenir la faveur de passer l’hiver au bourg des Iroquois où se trouve Charlot, elle en deviendra moins inquiète. Comptez sur moi, capitaine, pour amoindrir le choc, comptez sur moi… Mais il est temps de nous embarquer, de nous enfuir, nous aussi, précisa-t-il avec son bon sourire. Si nous pouvions être aux Trois-Rivières demain soir, le 29 ?

— Vous y serez, mon révérend Père, vous y serez, affirma La Crapaudière. La température et le fleuve, bien disposés, vont vous le permettre.

  1. Sorel de nos jours.
  2. Aujourd’hui la rivière Richelieu.