À l’œil (recueil)/Idylle

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À l’œilFlammarion (p. 190-195).


IDYLLE


Quelle démarche allais-je faire cet après-dîner-là ?

Peu m’en souvient.

Tenez pour certain qu’elle était de la dernière importance.

C’était un grand personnage, un bien grand personnage que je devais voir. Mon avenir en dépendait.

Je la vis qui passait, traversant l’avenue. J’oubliai le personnage, le bien grand personnage et mon avenir fut brisé.

Pardon, mon pauvre avenir ! Mais tu fus si souvent brisé que de toutes ces ruptures a dû résulter pour toi la souplesse infrangible et résignée.

Pauvre avenir, va toujours, tu n’as pas fini d’être brisé !

Elle passait, traversant l’avenue.

L’avenue ensoleillée par un essai timide de printemps de mars, un petit printemps gentil qui vous sourit, disparaît, revient avec des airs de dire : Bonjour, c’est moi… À tout à l’heure, je reviens.

Un petit printemps qui vous fait paraître plus moroses les derniers jours gris et plus désolantes les giboulées.

Donc elle passa, traversant l’avenue, une lettre à la main, une lettre qu’elle portait à la poste.

Postes et Télégraphes !

J’ai vu bien des femmes de chambre.

J’en ai aimé davantage.

Mais jamais je n’en rencontrerai une plus accorte.

Oh ! sa tête de bébé ingénu, frisons qui s’envolent, dégageant de leur or clair le jeune ivoire du front.

Oh ! sa poitrine, sa poitrine triomphale, trop forte pour une jeune femme de chambre.

Non ! pas trop forte ! Jamais trop forte !

Ah ! le grand personnage, le bien grand personnage que j’allais voir ! Ah ! mon avenir !

À nous la petite femme de chambre, qui traverse l’avenue, dans le clair du soleil, avec une lettre à la main !

À nous, à nous !

Donc, je la suivis.

Crânement, elle jeta sa lettre dans le trou béant des « Départements », se pencha pour s’assurer que la missive partirait bien « ce soir » et s’en retourna.

La maison où elle entra était une belle maison neuve et riche.

Je montai, toujours derrière ma camériste, trois étages.

Une plaque de cuivre : Docteur Saint-Tancrède.

Consultations de midi à 3 heures.

C’était là.

Et je fus tout triste quand la porte se fut refermée sur la jolie petite femme de chambre.

Bah ! me disais-je, je n’y penserai plus dans cinq minutes.

Je vous en fiche ! le lendemain, je n’avais qu’elle en tête, et, à tout hasard, je me présentai à midi à la consultation du docteur Saint-Tancrède.

Un grand diable de larbin m’ouvrit et m’introduisit dans un salon d’attente.

Mon idole ne paraissait pas.

Comme pour tuer le temps, je liai conversation avec le larbin.

— Est-ce que Mme Saint-Tancrède a toujours sa grande femme de chambre rousse ?

— Non, monsieur, celle qu’elle a maintenant c’est une petite boulotte blonde, une nommée Caroline.

Caroline, elle s’appelait Caroline ! C’était toujours ça.

Mon tour arriva.

Je comparus devant le docteur Saint-Tancrède, qui m’ausculta de fond en comble.

— Pas grand’chose jusqu’à présent, mais pas se négliger, pas se négliger.

Merci, bon docteur ; combien ? un louis.

Caroline, je ne te le reproche pas, mais tu commences par me coûter cher.

Tel un loup autour d’une bergerie, je rôdai dans le quartier.

Enfin, sur le coup de deux heures, elle sortit.

Sa toilette, modeste, mais de bon goût, indiquait une course probablement assez longuette.

Je la dépassai, revins sur mes pas, et de mon ton le plus naturel :

— Tiens ! Caroline, comment ça va ? Et Mme Saint-Tancrède, comment va-t-elle ? Et vous, où allez-vous comme ça ?

Le visage de Caroline refléta la stupéfaction.

— Mais ça va bien, merci. Monsieur, Madame aussi. Moi, je vais porter les notes de M. le docteur.

Et elle me considérait anxieusement, cherchant au fond de sa jolie petite caboche où elle avait bien pu me connaître.

Mais je ne lui donnai pas le temps de la réflexion.

— Ah ! vous allez porter des notes. Eh bien ! je vais avec vous. Je vous paye une voiture. C’est gentil ça, hein ?… Hé, cocher !

Et, avant qu’elle eût pu s’y reconnaître, elle se trouvait installée à mes côtés dans un sapin de la Compagnie. Et fouette, cocher !

Deux heures après, pas plus tard, ça y était.

J’avais mon petit rendez-vous pour le soir même, à minuit.

Seulement, il fallait bien faire attention, parce que les chambres de bonnes, dans cette maison-là, c’était très compliqué.

Minuit fut long à venir, mais il arriva.

Je grimpai les six étages plongés à cette heure dans l’ombre et le mystère.

Voici les mansardes.

Zut ? je n’ai pas d’allumettes.

Oh ! ce couloir !

Une lumière filtre à travers une porte. Ce doit être là.

Je frappe imperceptiblement : toc, toc, toc !

Je tâte… la clef est sur la serrure.

On ne répond pas. La pudeur, sans doute.

J’entre tout de même.

Je ne me suis pas trompé, c’est la pudeur, car la coquine a relevé son drap sur sa figure pour cacher le rouge de la honte.

— Bonjour, Caroline.

Pas de réponse.

Ce qu’il y a de mieux à faire, dans ces occasions, c’est de les brusquer.

Je me déshabille en un tour de main.

J’introduis une jambe dans le lit et je la retire avec une indicible horreur !

Mon pied s’est heurté à une chair glacée.

J’arrache le drap…

Brrr… Une vieille morte.

Je me rhabille et je m’enfuis.

Et voilà comment j’ai failli devenir le Vampire des Champs-Élysées.