À l’œil (recueil)/La Petite Coquette

La bibliothèque libre.
À l’œilFlammarion (p. 127-130).


LA PETITE COQUETTE


Il y avait une fois…

Je m’interromps, petite Jeannine, pour vous avertir que la lecture de cette histoire ne vous divertira peut-être pas follement : D’abord parce que, si vous êtes déjà une fort agréable causeuse, vous ne connaissez pas encore vos lettres et vous avez bien raison : ignorez-les le plus longtemps que vous pourrez, vos lettres.

Pourtant, il faudra bien que vous sachiez lire un jour, povérine, et je vous écris ce petit machin pour que, dans quelque temps, mettons dix ans, quand vous serez grande fillette devenue et que, moi, je serai presque un homme mûr, mais pas sérieux (Dieu me garde d’être sérieux), vous me disiez un jour avec vos yeux en velours et votre joli sourire :

— J’ai lu la petite histoire que vous m’avez faite quand j’étais toute petite : elle est très gentille.

Et moi je serai très content, car les hommes mûrs aiment bien que les petites filles de quinze ans leur fassent de beaux sourires avec des yeux en velours, ceci dit, je commence.

Il y avait une fois place des Ternes…

Ah ! oui, j’oubliais encore… Je vous ai spécialement dédié cette histoire, parce qu’elle s’est passée place des Ternes, et que la place des Ternes, c’est votre place, à vous. C’est d’ailleurs une très belle place, avec un beau bassin au milieu, et des flottes d’omnibus et tramways qui font le plus joli effet du monde.

Vous savez, ou plutôt vous ne savez pas, car ça vous est bien égal, que lorsqu’on veut aller de la place des Ternes à la Villette, ou dans la direction, deux tramways s’offrent à votre choix : l’un, couleur chocolat, qui vient de la place de l’Étoile ; l’autre, d’un beau jaune paille, qui arrive du Trocadéro. Comme ils ont tous les deux le même rail à suivre jusqu’à la même destination, le voyageur, avec cette indifférence que donne l’habitude des voyages, pénètre sans préférence dans l’un ou dans l’autre.

Ce préambule établi, et il était nécessaire qu’il le fût, comme dit M. Hanotaux, maintenant qu’il est de l’Académie, je commence mon histoire et je ne l’interromprai plus.

Il y avait une fois, place des Ternes, une petite fille d’environ treize ans, pas encore jolie, mais déjà très gentille. Cette petite fille venait de prendre dans le bureau des omnibus un numéro pour la Villette. À son costume, à son allure, à ses petites mines, quelqu’un au courant des ateliers et des rues de Paris pouvait déterminer, sans erreur, la situation sociale de la fillette. C’était une petite apprentie, un trottin de modiste.

Très brune avec de grands yeux noirs, que nos grands pères appelaient des yeux fripons, habillée d’une petite toilette printanière, gentille et simple, car cela se passait par une de ces belles journées qui signalèrent la fin d’avril dernier, la petite modiste manifestait son impatience. De temps en temps, elle regardait son numéro de carton, comme si cette vue dût presser la venue du tramway attendu.

Au bout de deux minutes, il en arriva un. C’était le chocolat, place de l’Étoile-la Villette, presque vide. Je m’attendais à voir ma petite voyageuse se précipiter avidement. Elle n’en fit rien.

D’une moue dédaigneuse, elle le laissa passer sans l’honorer de sa présence. La minute d’après, arriva le tramway jaune paille, Trocadéro-la Villette ; mais celui-là tout plein.

La jeune fille eut un geste désespéré.

Puis ce fut de nouveau le tour du tramway chocolat, avec des tas de places libres. Même dédain pour le tramway chocolat.

Moi, que ce manège amusait et intriguait, je laissais volontiers passer mon tour pour assister au dénouement.

Enfin le tramway paille. Il y avait deux places libres à l’impériale. Nous les prenons d’assaut, la petite et moi radieux.

On n’était pas arrivé à la hauteur du Parc Monceau que nous étions déjà vieux amis et comme je lui expliquais que les deux tramways en question étaient d’un usage indifférent puisqu’ils avaient le même itinéraire et la même destination, elle me répondit gentiment :

— Je sais bien, monsieur ; mais celui du Trocadéro va mieux à mon teint.