À l’œil (recueil)/Pour lui-même

La bibliothèque libre.
À l’œilFlammarion (p. 141-145).
◄  L’arcol
Gallifet  ►


POUR LUI-MÊME


Félicien appartenait à cette espèce de gens qui, nés pour toutes les liesses de la vie, semblent s’être constitués les artisans de leurs propres malencontres.

Jeune, pas vilain garçon, pas bête du tout, doué d’une fortune rondelette, plutôt porté à voir les choses en bleu clair, Félicien s’embêtait dans la vie.

Une de ses plus obstinées toquades était que les femmes ne pouvaient l’aimer pour lui-même.

D’où une rancune et un ridicule esprit de taquinerie à l’égard des femmes, qu’il adorait pourtant.

Un soir qu’il s’embêtait un peu plus que de coutume, Félicien pénétra dans une de ces petites soirées lyrico-dansantes qui s’appellent l’Étoile, l’Étincelle, le Fumeron, etc., etc.

Celle-là s’appelait la Lueur, pour changer un peu, et se composait de jeunes gens des deux sexes, appartenant à la bourgeoisie marchande.

Les jeunes hommes, tour à tour, montaient sur un petit théâtricule situé au fond de la salle, puis, là, disaient des vers ou chantaient des chansons.

Sous l’œil attendri des mamans, quelques jeunes filles en faisaient autant.

Ce n’était pas d’une moyenne artistique éperdue, le rythme y perdait souvent ses droits et les rimes, les pauvres rimes, semblaient implorer des représentations à bénéfice, ou tout au moins une petite quête à l’issue de la soirée ; mais, c’est égal, les gens avaient l’air de s’amuser ferme.

Il n’y avait que deux personnes qui semblaient peu goûter l’allégresse générale : Félicien et une grande jeune fille blonde aux yeux noirs.

Blonde d’un blond cendré, chaud de ton ; des yeux noirs, très grands et très noirs.

Cette jeune fille tranchait violemment dans l’ambiance bourgeoise de cette assemblée.

Félicien s’approcha.

Très nature, la jeune fille parla :

— Vous n’avez pas l’air de vous amuser beaucoup, ici, monsieur ?

— J’allais m’enfuir, mademoiselle, quand je vous ai aperçue.

— Ah ! c’est gentil, ça… Et maintenant ?

— Maintenant, je reste.

— Toute votre vie ?

— Toute la vôtre, si vous voulez.

C’était complètement idiot, mais la jeune fille parut ravie tout de même.

La partie lyrique de la soirée allait prendre fin. Le dernier calicot exhalait le dernier monologue, et déjà d’actifs jeunes hommes reléguaient dans le fond les chaises pour faire place aux danses. Félicien dansa avec la jeune fille, redansa avec elle, et il apprit tout.

Elle s’appelait Victoria, tout comme la maman du prince de Galles, orpheline, bien élevée, d’une nature sensitive et délicate, et ce qu’elle s’embêtait dans ce monde-là ! non, vous ne pouvez pas vous en faire une idée.

Elle était venue avec des amies.

Les amies s’en retournèrent sans elle.

Félicien fut heureux, infiniment, pendant huit jours. Victoria, exquise.

Et puis, sa malheureuse toquade le reprit.

— Mais enfin, ma petite Victoria, dis-moi pourquoi tu m’as suivi si facilement, ce soir-là ?

— Tu avais l’air si triste !

Indignation de Félicien.

— Mais je ne suis pas triste du tout. Ce soir-là, j’éprouvais la vague mélancolie de m’appeler Félicien, comme M. Champsaur. Voilà tout.

Et, à partir de ce moment, Félicien se livra tout entier à sa bonne humeur native.

Victoria continua à l’aimer.

— Et maintenant, interrogea Félicien un beau jour, dis-moi, un peu, pourquoi m’aimes-tu ?

— Je t’aime… parce que tu es si rigolo.

— Rigolo ?

Seconde fureur de Félicien.

— Non, je ne suis pas rigolo, déclara-t-il, je me sens tout aise de m’appeler Félicien, comme Rops. Voilà tout. À peu près chaque semaine, la scène se renouvelait.

Un jour, Victoria plongeait ses petites mains, amoureusement, dans les cheveux fins, longs, nombreux de Félicien.

D’une voix douce comme une caresse :

— J’aime tes cheveux, disait-elle.

Le soir même Félicien rentre, la tête rasée comme celle d’un Arabe.

Ce furent des cris d’admiration de la part de Victoria :

— Oh ! que tu es mignon, comme ça ! On dirait une brosse très douce.

Et elle frottait sa joue, sa jolie joue duvetée sur la brosse très douce de son ami.

Félicien, tout déconcerté par cette charmante obstination, eut une fois un mot brutal et bête :

— Veux-tu que je te dise ce que tu me trouves de mieux dans la figure ?… Eh bien ! c’est ma galette.

Cette fois, Victoria se contenta de hausser les épaules et de murmurer, très peinée : Imbécile !

Félicien résolut d’en avoir le cœur net.

Il se fit adresser par son notaire une lettre désastreuse.

— Ma pauvre Victoria, j’ai une triste nouvelle à t’apprendre. Je suis ruiné, ruiné de fond en comble.

Victoria se jeta au cou de son amant.

— Ah ! comme je suis heureuse, comme je suis heureuse !

— Comment, heureuse ?

— Oh ! oui, bien heureuse ! Parce que, maintenant, tu croiras peut-être que je t’aime… pour toi-même.

Félicien la crut et l’épousa.

Ils furent très heureux et eurent tant d’enfants, tant d’enfants, qu’ils renoncèrent bientôt à les compter.