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À l’œuvre et à l’épreuve/Texte entier

La bibliothèque libre.
Pruneau et Kirouac ; V. Retaux et fils (p. --271).


À L’ŒUVRE
ET
À L’ÉPREUVE



ABBEVILLE, TYP. ET STÉR. A. RETAUX. — 1893.


À L’ŒUVRE
ET
À L’ÉPREUVE


UN HÉROS DE LA NOUVELLE-FRANCE
par
LAURE CONAN

NOUVELLE ÉDITION, REVUE ET CORRIGÉE
Séparateur


QUÉBEC
PRUNEAU et KIROUAC
28, rue de la Fabrique, 28
PARIS
V. RETAUX et FILS
82, rue Bonaparte, 82

1893



À SON ALTESSE ROYALE
MADAME LA PRINCESSE
MARGUERITE D’ORLÉANS
PRINCESSE CZARTORYSKA

À L’ŒUVRE
et
À L’ÉPREUVE


« Le cœur humain est
une forte pièce. »
Marie de l’Incarnation.


I


C’était en l’année 1625, aux premiers jours du printemps.

M. Garnier, maître des requêtes au conseil du roi, avait déjà abandonné son hôtel de Paris pour sa délicieuse villa d’Auteuil.

Comme il rentrait chez lui, un soir :

— Eh bien, demanda sa femme en l’apercevant, avez-vous été à Port-Royal ?

— J’en arrive, lui répondit le magistrat, qui prit un siège et vint tranquillement s’asseoir près d’elle, en face de la cheminée. Suivant votre recommandation, j’ai vu d’abord madame l’abbesse.

— Et qu’a dit la mère Angélique ? demanda madame Garnier, pliant la tapisserie à laquelle elle travaillait.

— Ce qu’elle a dit ?… Mais que nous l’affligions… que le départ de mademoiselle Méliand serait un deuil pour Port-Royal… Elle m’a prié de ne rien dire à l’enfant de sa sortie prochaine, se réservant de l’en informer au dernier moment… Elle prétend que la pensée du départ la troublerait… qu’elle ne ferait plus rien…

— Nous n’aurions pas pensé à cela, dit madame Garnier, qui sourit.

— Mais les Arnauld sont de fiers travailleurs.

— Et la mère Angélique est bien de la famille.

— Étrange destinée que la sienne ! fit le magistrat : abbesse de Port-Royal à onze ans, et réformatrice de son ordre à dix-huit !…

— J’admire la mère Angélique, dit madame Garnier avec chaleur.

— Tout le monde l’admire… Malgré sa vocation si peu régulière, elle a merveilleusement bien tourné. Mais, entre nous, je n’aime guère Port-Royal… J’en reviens toujours glacé.

Et le magistrat, allongeant les pieds, présenta ses bottes au feu.

— L’endroit n’est pas gai, continua madame Garnier ; mais il a son charme… c’est incontestable…

— Ce qui est incontestable, c’est que j’ai hâte d’aller chercher Gisèle. Pauvre petite !… Avec son âme d’artiste où tout brûle, où tout chante… être depuis si longtemps renfermée entre ces grands murs, où l’on n’a ni air, ni vue, ni soleil !

— Voyons, allez-vous la plaindre, répliqua gaiement madame Garnier. Mais elle a ce qui tient lieu de tout. C’est une privilégiée. Je suis sûre qu’elle entend partout des mélodies célestes.

— Ce qui est sûr, c’est qu’elle chante comme les anges.

— Trouver une pareille fiancée à son foyer, quand on arrive du pays du soleil ! Songez un peu ?

— C’est aussi rare qu’agréable. Charles est vraiment un privilégié, mais…

— N’est-il pas charmant ? interrompit-elle, en lui montrant un portrait placé sur la cheminée.

— C’est mon opinion, fit le magistrat, et un sourire d’orgueilleuse tendresse éclaira son visage intelligent et fatigué.

Il avait la vue basse, et se leva pour aller regarder le portrait qui représentait son fils Charles, très beau jeune homme d’une vingtaine d’années.

(Charles Garnier, ses études terminées, avait désiré voir l’Italie. Le dernier de la famille, il en était, en quelque sorte, l’unique enfant : car ses deux frères, sans vouloir accorder un regard au monde, étaient passés des bancs du collège à la vie religieuse.)

— Nous le verrons bientôt, dit le magistrat, reprenant son siège. Il doit avoir quitté Rome, aussitôt après les fêtes de Pâques.

Madame Garnier ne répliqua rien, mais son visage refléta la joie de son cœur.

Encore très élégante et gracieuse, elle avait été fort jolie. Son beau teint de blonde était fané, mais les années n’avaient rien enlevé à la douceur de son sourire.

— Quand irons-nous chercher Gisèle ? demanda M. Garnier, après un instant. Il y a assez longtemps qu’elle est derrière les grilles… Je veux qu’elle suive le travail du printemps à Bois-Belle.

La villa, renommée pour ses ombrages et ses jardins, portait ce nom un peu bizarre.

— La Providence a bien arrangé les choses, dit madame Garnier, répondant à ses pensées. À leur âge, un grand amour, déjà ancien !… Dites-moi, si Bois-Belle ne va pas être une sorte de paradis, quand nous les aurons tous les deux ?

— Je voudrais hâter ce moment, dit gravement le magistrat. J’ai hâte de voir Charles fixé dans le monde…

Madame Garnier leva sur son mari un regard interrogateur :

— Le changement qui s’est fait en lui vous inquiète ? demanda-t-elle. Vous attachez de l’importance à ses propos sur la vie religieuse ?…

— Oui… parfois… Mais ma résolution est bien arrêtée.

— Soyez tranquille, mon ami… L’exemple de ses frères devait naturellement faire sur lui une certaine impression. Mais il aime tant Gisèle… et depuis si longtemps !


II


Née d’une famille distinguée de la magistrature, Gisèle Méliand était pupille de M. Garnier et la parente éloignée de sa femme. Orpheline dès le bas âge, elle avait été élevée à Port-Royal-des-Champs.

La célèbre abbaye, qui fut, moins d’un siècle après, démolie jusqu’en ses fondements, bouleversée jusqu’en son cimetière par ordre souverain, était alors dans toute la gloire de sa réforme, et saint François de Sales l’appelait ses chères délices.

M. et Madame Garnier, se voyant chargés de la petite orpheline, avaient cru ne pouvoir mieux assurer son éducation qu’en la confiant aux religieuses de Port-Royal.

Gisèle avait donc grandi dans le trop fameux monastère auquel se rattachent de si grands noms et de si étranges souvenirs de renoncement et d’orgueil.

Bâti au plus creux d’une vallée déserte qu’entouraient et dominaient des bois sauvages, Port-Royal-des-Champs avait un caractère de singulière tristesse.

Rien n’égayait cette solitude sombre et brumeuse.

Le jardin de l’abbaye n’était qu’un potager. C’est à peine si les yeux pouvaient y rencontrer, çà et là, quelques châtaigniers de belle venue.

L’église allait s’ensevelissant par le travail du temps ; et, à cette époque, on n’y entrait plus qu’en descendant une dizaine de marches.

Cependant, est-il besoin de le rappeler : dans cette vallée étroite et fermée, la vieille abbaye exerçait une sorte de fascination sur bien des âmes.

Madame de Sévigné l’appelait une Thébaïde dans un vallon affreux. « Je vous avoue, écrivait-elle à sa fille, que je suis ravie d’avoir vu cette divine solitude dont j’avais tant ouï parler ».

Mais la tristesse n’a guère de charme pour les enfants ; et Port-Royal, si cher à Pascal et à Racine, devait leur sembler bien vieux, bien sombre, bien ennuyeux.

Faut-il ajouter que la vie y était dure, même pour les élèves ?

Mais, dans ces siècles vigoureux, personne ne songeait à s’en étonner ni à s’en inquiéter ; et les jeunes filles des plus grandes familles de France étaient élevées à Port-Royal.

Gisèle y était entrée à sept ans.

Alors, on ne connaissait pas les vacances et l’enfant avait passé neuf longues années entre les murs de la vieille abbaye : toujours debout à quatre heures, hiver comme été, et assujettie au travail du matin au soir.

Ses jours se ressemblaient comme des grains de sable. Heureusement, Gisèle possédait ce qui peut tout animer, tout adoucir, tout colorer — un grand amour. — Jetée, par la mort de ses parents, dans la famille de M. Garnier, qu’elle nommait son oncle, elle s’était prise, pour le plus jeune de ses fils, d’une affection extraordinaire.

Cette enfantine tendresse avait grandi avec elle, se nourrissant de tout, et charmant ses ennuis, en les augmentant.

De temps en temps, Charles venait la voir au parloir. Il lui écrivait souvent ; et cela laissait à l’enfant une douceur, une lumière qui l’enlevait à la froide austérité de Port-Royal et à la solennelle tristesse qui l’entourait.

Pour cette âme vive et tendre, le chant avait été aussi d’un merveilleux secours.

Le chant : c’était le seul luxe de Port-Royal régénéré, et les auteurs du temps s’accordent à en louer la beauté. Admirablement cultivé, il se mêlait au travail comme à la prière, et donnait un grand charme aux offices du chœur.

Gisèle en jouissait délicieusement. Elle avait le goût inné, réel, inspiré de la musique, et surtout une voix incomparable.

Dans la vieille et sombre église de Port-Royal, cette voix enfantine et céleste avait fait couler bien des larmes.

— Il me semble entendre un ange exilé du ciel, disait la mère Angélique, qu’en ce temps on nommait encore la grande Angélique.

Parfois, la célèbre religieuse se faisait amener l’enfant. Sa voix la ravissait : et, si la règle l’eût permis, elle l’aurait écoutée, des heures entières, avec délices.

Aussi fut-elle fort attristée en apprenant son départ, et toute la communauté partagea son chagrin.


III


L’heure de l’ouvrage manuel venait de commencer pour la division des grandes, à Port-Royal-des-Champs.

Assises sur des bancs sans dossier, une vingtaine de jeunes filles cousaient, brodaient, tricotaient pendant que l’une d’elles lisait à haute voix la vie des Pères du désert.

La salle était sombre. Les murs, noircis par le temps, suintaient la tristesse et le froid. Mais l’élève qui lisait, lisait très bien, et avait une voix singulièrement agréable.

— Mademoiselle Méliand ! dit tout à coup la maîtresse qui présidait à l’ouvrage.

La lectrice releva la tête, et, sur un signe de la religieuse, ferma son livre et se dirigea vers elle.

Sa démarche, un peu lente, avait une grâce particulière.

Malgré ses cheveux en broussailles, malgré son costume peu gracieux, elle était charmante à voir ; et tous les regards la suivirent, pendant qu’elle traversait la salle.

— Madame l’abbesse vous mande dans sa chambre, dit la maîtresse à qui l’on venait de remettre le message.

La jeune fille sortit doucement, ôta son tablier de toile grise et, s’approchant de la fenêtre en ogive creusée dans l’épaisseur du mur, elle jeta un regard au dehors.

Un brouillard morne et glacé pleurait sur les branches encore nues des arbres. — Comme c’est laid ! comme c’est triste ! murmura-t-elle.

Et, enfilant les corridors et les escaliers, elle alla frapper à la porte de madame l’abbesse.


IV


Une jeune novice, employée comme secrétaire, vint lui ouvrir. — Entrez, entrez vite, dit-elle aimablement, notre mère vous attend.

La chambre assez vaste, mais pauvre et nue, n’avait d’autres ornements qu’un grand Christ sanglant, et une statue de saint Bernard, en marbre jauni.

Aux pieds du crucifix, on apercevait une tête de mort sculptée en ivoire, d’une admirable et sinistre vérité, et une crosse d’or était posée contre la chaise abbatiale scellée au mur.

Debout, devant une table très simple, l’abbesse de Port-Royal s’occupait à ouvrir ses lettres.

— Approchez, mon enfant, dit-elle, apercevant mademoiselle Méliand.

Gisèle obéit, et salua avec une grâce parfaite et une irréprochable révérence.

La mère Angélique salua d’un sourire, et, congédiant la novice du geste : — À tantôt, ma petite sœur, dit-elle gracieusement.

La jeune religieuse s’inclina respectueusement, et sortit.

Gisèle avait toujours compté parmi les grands jours de sa vie ceux où il lui était donné d’approcher la mère Angélique. La jeunesse a le besoin de l’admiration et du respect ; et ce que la jeune fille éprouvait en présence de l’illustre religieuse valait mieux qu’une simple émotion du cœur.

L’abbesse de Port-Royal avait alors trente-cinq ans.

Sa taille, quoique moyenne était imposante, ses manières très nobles. Son visage, flétri par les austérités, marqué, en outre, par la petite vérole, n’avait rien de remarquable, quand elle tenait les yeux baissés. Mais la flamme intérieure se reflétait dans le regard, et les yeux azurés, ombragés de cils roux, avaient une beauté étrange, inoubliable.

Par-dessus sa robe de grossière laine noire, elle portait le long scapulaire de son ordre, retenu à la taille par une ceinture de cuir. Le rosaire qui pendait à son côté était de bois et d’acier ; mais une bague magnifique — marque de sa dignité — brillait à sa main droite.

Elle reçut la jeune fille avec grande bienveillance, et, prenant un siège, la fit asseoir sur un escabeau à ses pieds. Puis, allant droit au but, suivant sa coutume : — Mon enfant, dit-elle, monsieur votre tuteur trouve qu’il est temps de vous retirer d’ici. C’est pour vous l’apprendre que je vous ai fait venir.

Gisèle rougit vivement, et baissa les yeux pour ne pas laisser trop voir la joie qui bouleversait son cœur.

— Eh bien ? demanda la mère Angélique.

— Puisque M. Garnier le veut, ma mère ! répondit poliment la jeune fille tenant toujours les yeux baissés.

L’abbesse arrêta sur elle son regard clair et ferme. — Permettez-moi une question, dit-elle. Avez-vous jamais ressenti quelque attrait pour la vie religieuse ?

Un sourire vint aux lèvres de la jeune fille. — Jamais, ma mère, répondit-elle, levant sur l’abbesse ses yeux noirs, très beaux et très candides.

Une ombre passa sur le visage de la mère Angélique. J’espérais toujours, dit-elle, à voix presque basse, qu’aux dons qu’il vous a faits, Dieu ajouterait la grâce de vous vouloir toute à Lui… Bien des fois, en vous écoutant chanter, j’ai fait le même rêve.

Il y eut un moment de silence : mais l’abbesse reprit :

— Vous allez donc passer de la vie dure, laborieuse que vous avez menée jusqu’ici à une vie douce, pleine de jouissance. C’est un pas difficile à faire.

— Je ne l’aurais pas cru, dit la jeune fille, qui sourit.

— Vous jugez en enfant… La jouissance est pleine de périls… elle n’a jamais rien produit de grand, répliqua noblement l’abbesse. Privation vaut mieux que jouissance, disent les saints.

Et, comme pour mieux imprimer cette forte vérité dans l’esprit de Gisèle, elle appuya la main sur la tête de la jeune fille, et s’arrêta quelques instants à la considérer.

Même aux années disgracieuses de la croissance, elle avait souvent remarqué la figure de cette enfant dont la voix l’enlevait aux fatigues et aux tristesses de la terre. Alors pourtant, cette figure très maigre et très pâle n’avait de remarquable que l’expression singulièrement passionnée et rêveuse.

Le temps avait coulé. L’enfant chétive s’était fortifiée ; et sa beauté, qu’elle ignorait encore, commençait à briller d’un admirable éclat. L’austère religieuse ne le constata pas sans tristesse.

— La malheureuse est faite pour être l’idole du monde, se dit-elle, et, émue de compassion, elle traça le signe de la croix sur ce front paisible et charmant.

C’était sa grande caresse, la seule qu’elle se permît jamais ; et Gisèle en ressentit une sensible joie.

— Je ne vous oublierai jamais, reprit l’abbesse, de sa voix douce et ferme. Mes pensées, mes prières vous suivront partout… Mais, croyez-moi, n’attendez pas trop du monde et de la vie.

Gisèle avait pour la mère Angélique le plus grand respect : et, malgré la joie qui bouillonnait en son cœur, ces paroles firent sur elle une certaine impression.

— Vous me parlez, dit-elle, un peu troublée, comme s’il n’y avait pour moi que des dangers et des peines… Mais je ne suis pas abandonnée sur la terre. M. et Madame Garnier m’ont toujours témoigné beaucoup d’amitié.

L’abbesse sourit comme une personne qui ne se trouve pas comprise, et reprit :

— M. et Madame Garnier méritent toute votre reconnaissance, toute votre affection. Ils vous aiment comme si vous étiez leur propre fille… Ma pauvre enfant, ce n’est pas l’indifférence, ce n’est pas l’abandon que je redoute pour vous… Vous ne serez que trop aimée — ce qui est un grand malheur.

Ces mots furent dits avec une tendre et grave pitié ; et la mère Angélique avait la manière de dire qui fait les hommes éloquents.

Pourtant, un sourire involontaire effleura les lèvres de la jeune fille, et une flamme joyeuse s’alluma au fond de ses beaux yeux.

Cette flamme s’éteignit bien vite sous les larges paupières richement frangées ; mais la mère Angélique s’aperçut que ses paroles avaient manqué leur effet et resta un instant songeuse.

Elle savait que cette enfant privilégiée avait reçu, mille fois plus que les natures moyennes, la puissance redoutable d’aimer et de souffrir. Il lui semblait terrible de mettre cette âme ailée aux prises avec la réalité toujours chétive. C’est au fond d’un cloître qu’elle aurait voulu ensevelir Gisèle Méliand.

— Vous avez seize ans ? demanda-t-elle.

— Seize ans et demi, ma mère.

— Vous tenez encore aux fractions, répliqua l’abbesse, qui sourit. M. Garnier ne m’a pas laissée ignorer ses projets… Il dit des merveilles de son fils… Jamais union n’a paru mieux assortie. Pourtant, croyez-moi, le bonheur n’est pas de ce monde, et les cœurs ardents l’y trouvent encore moins que les autres… Ce qu’on jette dans les cœurs ardents est si vite consumé !

— Je voudrais bien être heureuse pourtant, murmura Gisèle.

— Savez-vous ce que le bonheur ferait de vous ? demanda gravement l’abbesse. On l’a dit : le bonheur est comme ces essences capiteuses qu’on ne peut prendre sans danger qu’à très petites doses, et encore… bien mélangées. Laissez faire le bon Dieu ; et, s’il vous envoie la douleur…

— La douleur ! répéta Gisèle.

— Oui, la douleur… la douleur qui élève l’âme… qui fortifie le cœur… qui l’arrache aux illusions de la vie, c’est-à-dire à ce qui aveugle… à ce qui empêche de voir le chemin tel qu’il est : court et mauvais. Les illusions, ma chère enfant, ne sont que des ombres qui nous cachent les épines et l’issue de la route. Heureusement, ajouta l’abbesse avec une expression touchante, ces ombres-là, à l’encontre des autres, vont s’éclaircissant, se dissipant à l’approche du soir.

Le son de la cloche arriva, doux et triste, jusqu’à elles.

— Le coup des vêpres, dit l’abbesse, se levant. M. Garnier m’écrit qu’il viendra vous chercher demain… Allez faire vos préparatifs… Mais je veux entendre encore une fois votre voix… Vous chanterez à la messe, demain matin.


V


Gisèle Méliand ne dormit guère, durant sa dernière nuit à Port-Royal.

Une veilleuse éclairait faiblement le dortoir.

Autour d’elle, ses compagnes dormaient du tranquille et profond sommeil de leur âge.

Gisèle veillait et comptait toutes les heures qui sonnaient au cadran du clocher.

Il lui semblait que le jour ne viendrait jamais.

Il vint pourtant : et le carrosse de M. Garnier finit aussi par arriver.

Gisèle fit ses adieux reconnaissants à ses maîtresses, puis monta à sa cellule de pensionnaire, pour s’habiller.

Elle n’était pas vaine. Pourtant, ce fut avec un vif plaisir qu’elle quitta sa robe grise à collerette, pour revêtir l’élégant costume que Madame Garnier lui avait apporté.

Une dernière fois, elle regarda le grand dortoir, son petit lit ; puis elle descendit lentement, promenant sur toutes choses un regard attentif, comme pour emporter l’image ineffaçable de ces lieux qu’elle ne reverrait plus jamais.

Il lui semblait qu’une tristesse poétique s’échappait de ce vieux cloître, de ces longs corridors, de ces escaliers de pierre usés par tant de pas lourds ou légers.

Le désir lui vint de voir encore une fois l’église.

À cette heure de la journée, il n’y avait personne. Comme elle s’agenouillait, mille impressions douces lui revinrent : — Mon Dieu, dit-elle, en pleurant, tant de fois ici, j’ai chanté vos louanges !

Les petits bancs de chêne, les belles stalles des religieuses, les vieilles fresques à demi effacées, la grande croix noire à l’entrée du caveau funèbre, tout lui apparaissait avec le prestige des adieux, et elle fit le tour du chœur avec une émotion solennelle.

Le livre d’heures de la mère Angélique était resté sur l’appui de sa stalle ; Gisèle en baisa les pages, et, après une dernière prière, sortit paisible.

Deux religieuses, tenant chacune une énorme clef, attendaient à la porte conventuelle.

— C’est bien triste d’ouvrir à notre sainte Cécile qui s’en va, dit la première en office, mettant la clef à la serrure.

Mademoiselle Méliand fit la révérence aux bonnes sœurs qui, s’essuyant les yeux, l’embrassèrent de la joue.

— Adieu, Gisèle, adieu ! crièrent celles de ses compagnes qui l’avaient suivie jusqu’au tour.

Elle fut entourée, embrassée, étouffée, couverte de larmes, et sortit en promettant d’écrire et de revenir.


VI


Les chevaux de sang attelés au carrosse piaffaient dans l’étroite cour de l’abbaye.

— Mademoiselle Méliand, dit le magistrat, mettant la jeune fille en voiture, je suis heureux de vous tirer d’ici.

La nuit tombait quand ils arrivèrent à Bois-Belle.

Gisèle ne put rien distinguer ; mais mille souvenirs chers et confus lui revinrent.

Son tuteur lui offrit la main, et la conduisit dans le salon vivement éclairé en signe de joie.

Là, après l’avoir installée dans un grand fauteuil, quittant le ton enjoué qu’il avait eu avec elle, il lui dit avec une gravité émue :

— Ma chère enfant, vous êtes la bienvenue sous mon toit… J’espère que vous vous y plairez… que vous n’en aurez jamais d’autre… C’est mon vœu le plus cher.

Gisèle remercia. Elle aurait volontiers pleuré.

— Maintenant, allons souper, dit gaiement madame Garnier.

Et, en un tour de main, elle débarrassa la jeune fille de son chapeau et de sa mantille.

La soirée se passa au coin du feu ; et cette tranquille soirée fut délicieuse à Gisèle.

On ne parla guère que de l’absent.

Madame Garnier lui fit lire ses lettres. M. Garnier lui mit son portrait entre les mains.

Gisèle ne sentait plus la terre sous ses pieds.

Cette maison où il avait vécu, où il allait venir, lui semblait un paradis.

Sa joie ne s’exprimait guère en paroles ; mais elle rayonnait de ses yeux, de son sourire, de son beau front souvent sérieux.

Madame Garnier observait la jeune fille avec un plaisir infini. Elle lisait sans peine jusqu’au fond de son cœur ; et, se voyant seule avec elle :

— Gisèle, dit-elle, caressant les cheveux noirs de la jeune fille, ne trouvez-vous pas que la Providence a bien arrangé les choses ?

Mademoiselle Méliand sourit. Une rougeur fugitive colora son visage d’ordinaire un peu pâle.

— Quand j’allai vous chercher, après la mort de votre mère, continua doucement madame Garnier, vous aviez un bien grand chagrin… Vous ressentiez votre malheur d’une façon tout à fait extraordinaire chez une enfant si jeune… Malgré mes efforts, vous restiez inconsolable. En dépit de tous mes soins, vous dépérissiez comme une pauvre petite plante déracinée. Je vous assure que je commençais à être inquiète, quand la pensée me vint d’envoyer chercher Charles au collège.

— Vous rappelez-vous le temps qu’il faisait lorsqu’il arriva ? demanda vivement Gisèle. Je vois encore sa tête blonde toute mouillée… sa jolie petite mine d’écolier… et ce regard si doux, si compatissant qu’il attachait sur moi.

— Il était un bien aimable enfant ; et je me rappelle encore avec quelle attention il m’écoutait, pendant que je lui disais que vous alliez mourir s’il ne réussissait pas à se faire aimer… à vous faire jouer… Ce soir là, vous en souvenez-vous ? je vous fis souper tous les deux seuls à une petite table devant le feu.

— Oh ! oui, je m’en souviens ! dit joyeusement Gisèle. Le bon petit souper !… Je ne sais comment cette nuit noire, que j’avais autour de moi depuis la mort de ma mère, s’était dissipée… Je trouvais Charles bien à mon gré ; et, le souper fini, nous eûmes une causerie au coin du feu. Nous fûmes vite de grands amis… Je lui confiais toutes mes tristesses… Il me parlait de sa première communion… du ciel… et ses paroles d’enfant entraient en moi comme une chaleur… comme une lumière.

— Vous chantiez déjà délicieusement ; et, pour lui, vous consentiez à chanter. Il était bien fier de son succès, et venait me dire à l’oreille : Elle m’aime ! elle m’aime !… Lui aussi vous aimait déjà… et pleura fort quand il fallut retourner au collège.

Gisèle écoutait ravie.

— Quand il fut parti, dit-elle, j’éprouvai un étrange sentiment de vide… d’abandon… La maison… le jardin me parurent plus grands… tout dépouillés…

Quelque chose, dans son accent, émut madame Garnier jusqu’au fond du cœur.

Elle savait que cette enfant n’aimait que son fils sur la terre ; que, dans son affection pour lui, tous ses sentiments venaient se confondre avec la force et la douceur des premiers souvenirs.

Malgré les dix lieues faites au grand air, mademoiselle Méliand n’avait pas sommeil ; mais, la jugeant fatiguée, madame Garnier la conduisit de bonne heure à sa chambre fort coquette et toute tendue en soie rose.

— Ma chère, dit l’aimable femme, embrassant la jeune fille, même fagotée en pensionnaire, vous n’êtes pas du tout à faire peur… Ces bandeaux nattés — à la mode de Port-Royal — vous donnent l’air d’une reine du douzième siècle ; mais n’importe… je viendrai demain vous habiller et vous coiffer.

Une fois seule dans sa chambre, Gisèle aurait volontiers pleuré de pure joie.

Trop heureuse pour songer à dormir, elle ouvrit l’une des fenêtres qui donnaient sur le balcon.

Tous les alentours étaient plongés dans l’ombre : et, comme dans la profonde vallée de Port-Royal, on n’avait de vue qu’au ciel.


VII


Les jours qui suivirent furent, pour Gisèle, un véritable enchantement.

À l’âge de la sensibilité extrême, l’amour s’enrichit de tout : et les sentiments, même étrangers, s’y versent et l’augmentent.

Aussi Gisèle Méliand touchait au ciel.

La liberté, le grand air, le soleil, le printemps, sa propre jeunesse, tout l’enivrait : tout ajoutait à la douceur de l’attente certaine… prochaine…

« Je suis contente… je suis heureuse… je suis ravie, écrivait-elle à l’une de ses compagnes de Port-Royal… C’est si beau d’avoir un horizon, d’avoir du soleil ! Habituée au jour terni de Port-Royal, je n’avais pas l’idée de cette belle lumière, de ce jour éclatant. J’en suis dans une extase continuelle. Si je m’écoutais, je chanterais sans cesse… J’ai en moi des hymnes sans fin… et j’ai de si belles robes longues. Il est vrai, je ne résiste pas toujours à l’envie de faire des fromages ; mais nul n’en sait rien, et je suis maintenant une grande personne. C’est incontestable. Ma tante dit même que j’ai déjà épuisé un plaisir : celui de vieillir. »

Les lettres de Charles n’étaient pas tout à fait ce que Gisèle aurait voulu. Ses lettres qui la charmaient tout d’abord, quand elle les relisait, elle croyait y trouver une singulière contrainte, comme une sorte de tristesse ; mais cette impression se perdait vite dans mille autres impressions enivrantes.

La vie moussait, pétillait dans son cœur de seize ans.

Elle avait des gaietés folâtres, des gaietés d’enfant, et passait des heures entières à jouer avec Numa, le beau chien de Charles.

— Mais, disait M. Garnier, lorsqu’on sait regarder, on voit bien qu’elle est sérieuse.

Il la promenait dans les musées, dans les palais, dans les lieux historiques.

Homme de goût, de plus, fort riche, le magistrat avait fait, de sa maison de campagne, une délicieuse retraite. En cela, il avait été fort aidé par sa femme, très entendue, très active et passée maîtresse dans l’art de fondre tous les détails d’ameublement et d’ornementation en un ensemble harmonieux.

Gisèle aimait cette belle villa où tout semblait convier à la joie… au bonheur.

Elle n’avait jamais fini d’admirer le jardin où tout verdissait, où tout allait fleurir.

Elle passait des heures entières à examiner les tableaux, les meubles, les tapisseries.

— Plus de grilles ! plus d’inscriptions funèbres !… disait-elle gaiement.

Mais, il y avait, dans la chambre de Charles Garnier, un tableau qui la faisait songer, qui lui inspirait de graves pensées.

Ce tableau — œuvre d’un maître — représentait Ignace de Loyola regardant le ciel.

— Charles aime beaucoup ce tableau, lui dit madame Garnier, un jour qu’elle la surprit à l’admirer. Il ne se lasse pas de le regarder… suivant lui, il semble que le saint va dire encore : Ah ! que la terre me paraît vile, quand je regarde le ciel.

Certes, l’aimable femme était loin de vouloir attrister Gisèle et, pourtant, ses paroles eurent cet effet.

Elle s’en aperçut ; et riant, et caressant les cheveux noirs de la jeune fille :

— Allons, chère enfant, dit-elle, il faut en prendre votre parti… Vous savez bien que votre futur est un échappé du ciel… Pour s’en convaincre, il suffit de regarder ses beaux yeux qui parlent sans cesse d’un monde invisible… Mais, soyez tranquille, la vraie flamme tend toujours en haut… Voudriez-vous lui donner un cœur vulgaire ?

Non, Gisèle ne le voulait point.

— L’aimerais-je autant, si je l’admirais moins ? se disait-elle.


VIII


Par une agréable journée de ce même mois d’avril 1625, un homme sortait des bureaux du ministre d’État, à Paris.

Il avait l’air noble, la taille belle, souple, robuste, le teint bronzé comme ceux qui ont porté le poids du soleil. Ses yeux noirs, très grands et très beaux donnaient un singulier éclat à sa figure basanée et soucieuse.

Il paraissait dans toute la vigueur de l’âge et portait l’uniforme des officiers de la marine royale.

Absorbé dans ses pensées, cet homme traversa les antichambres du ministère sans regarder personne ; mais, arrivé sur l’escalier extérieur, il s’arrêta ; et, appuyant les mains sur la balustrade, il releva la tête.

Dans cet immense Paris, qui s’étendait au loin à travers une futaie de flèches, de colonnes, de coupoles, on apercevait, flottant au vent sur le palais du Louvre, le drapeau blanc aux fleurs de lis d’or.

Indifférent à tout le reste, le marin le suivit des yeux, et la virile flamme de l’amour éclaira son noble et sérieux visage.

Qui l’aurait regardé, en ce moment, aurait senti que cet homme était grand, capable de l’effort patient et persévérant, comme de l’élan héroïque et de la résistance invincible.

D’un pas léger, le capitaine de vaisseau descendit l’escalier.

Un carrosse l’attendait.

— Au village d’Auteuil, à Bois-Belle, ordonna-t-il en montant lestement.

Une femme jeune, charmante, mais évidemment ennuyée était assise au fond de la voiture.

En l’apercevant, le marin sourit ; et ce sourire avait une grâce qui la fit s’épanouir à l’instant.

— J’ai été plus longtemps que je ne pensais. Eh bien, comment avez-vous supporté l’attente ? demanda-t-il avec douceur.

La jeune femme ramena les plis de son manteau autour d’elle, et répondit gaiement :

— Ne cherchez pas à m’humilier… Vous savez depuis longtemps que ma patience a des bornes.

— Alors, ma chère, n’essayez jamais d’intéresser un ministre à une œuvre nationale.

Il dit ces mots avec une tristesse mal déguisée ; et, s’asseyant à côté d’elle, s’enveloppa de son manteau.

Les chevaux partirent grand train. Après un moment, la dame dit à son compagnon qu’elle n’avait pas cessé de regarder :

— C’est bien dommage, que votre sourire soit si rare… il est si agréable !

— Vraiment ? fit-il, riant.

— Oui, vraiment… C’est un rayon de soleil à travers les nuages, pour parler comme vos amis les Hurons.

— Vous avez tort d’employer les images, reprit-il. Un homme civilisé n’en a pas besoin pour bien entendre ce qui le flatte… D’ailleurs, on peut être excusable de ne pas sourire souvent, lorsqu’on est aux prises avec les trafiquants de pelleteries ici… et les Iroquois là-bas… et qu’on ne rencontre qu’indifférence chez les puissants, ajouta-t-il un peu après, avec une amertume profonde.

Il pencha la tête sur sa poitrine et resta songeur. Elle, se rapprochant, appuya la main sur son épaule ; et, se soulevant un peu pour atteindre à son oreille, lui dit très bas : — Malgré les uns et malgré les autres, vous l’aurez votre Nouvelle-France.

Dans sa voix et sur son doux visage, il y avait une conviction qui pénétra le marin. Sa figure sombre s’illumina ; et, couvrant de son regard étincelant la frêle créature qui osait répondre de l’avenir, il prit sa main qu’il serra contre son cœur :

— Moi aussi, j’ai confiance, dit-il, avec une émotion contenue, mais qu’on sentait puissante ; oui, j’ai confiance… mais, croyez-moi, je porte des montagnes d’ennuis et de dégoûts.

— Je voudrais m’en charger, je voudrais prendre sur moi tout ce que vous avez à souffrir de la bassesse et de l’ineptie des hommes.

Il rit doucement, et reprit :

— Vous me feriez grande pitié… déjà, même, j’incline souvent à vous plaindre : comme les autres femmes, vous devez aimer la vie douce et…

— La plus grande douceur de la vie, interrompit-elle vivement, c’est d’admirer ce qu’on aime. Si vous en doutez, c’est que vous avez plus exploré les forêts et les mers que le cœur de la femme.

— Ma chère enfant, dit-il, plus charmé qu’il ne le voulait paraître, il ne faut pas parler ainsi à votre vieux mari… Savez-vous que, parfois, je voudrais n’avoir rien à faire qu’à vous aimer ?…

— Ces moments-là doivent passer vite et ne pas revenir souvent, répliqua-t-elle en riant. Vous avez trop de sève héroïque et aventureuse dans les veines pour ne pas vous ennuyer vite au coin du feu.

— Le coin du feu !… Si vous saviez comme je l’aime quand vous y êtes… Vous rappelez-vous nos soirées d’hiver à l’habitation et au fort Saint-Louis ?

— Je me rappelle tous les moments passés avec vous.

— Vous me flattez abominablement. Mais n’importe… C’était si bon de vous avoir dans cette solitude sauvage… de vous trouver, le soir, m’attendant devant la cheminée, où il y avait toujours si beau feu…

— Et là… de parler de la Nouvelle-France, acheva-t-elle avec un grain de raillerie.

Il ne parut pas le remarquer ; mais, tout entier au dernier mot :

— La Nouvelle-France ! la Nouvelle-France ? cela semble un rêve — un rêve poétique — comme on me l’a dit parfois avec dédain. Mais l’avenir fera de ce rêve une magnifique réalité… Dieu le veut ; et, comme vous disiez tantôt, malgré les uns et malgré les autres, il y aura une Nouvelle-France… Oui, j’implanterai dans le sol canadien le vieil honneur et la vieille foi… et si profondément… que, pour en arracher jamais ces germes d’héroïsme, il faudra tout bouleverser, tout détruire.

Il dit ces mots avec une énergie incomparable ; puis, se rejetant au fond du carrosse, il se renferma dans le silence. Mais il était facile de voir que ses pensées n’avaient plus rien de triste… que l’espérance, devant lui, enlevait tous les obstacles ; et cette fois, sa compagne ne chercha pas à l’arracher à sa rêverie.

La voiture suivit quelque temps la grande route, puis s’engagea dans une longue et sinueuse avenue bordée de hauts arbres.

À l’extrémité, à travers la verdure naissante, on apercevait une belle vieille villa d’architecture italienne, au toit en terrasse orné d’arbustes en fleurs.

— Nous voici à Bois-Belle, dit la jeune femme.

Le marin, sortant de sa rêverie, promena ses regards autour de lui. La villa, caressée du soleil, tout entourée de verdure et de paix, offrait un coup d’œil singulièrement agréable.

— Ô la douceur du repos ! murmura-t-il.

Il sauta de voiture, offrit la main à la dame, et, l’instant d’après, on annonçait : Monsieur et madame de Champlain.


IX


Madame Garnier était seule avec Gisèle.

En entendant annoncer les visiteurs, elle se leva vivement et alla au-devant d’eux avec une joie empressée et sincère.

— Enfin ! dit-elle, leur tendant les mains. Savez-vous que nous n’osions presque plus vous attendre ?

— Madame, répondit gracieusement Champlain, quand on a goûté les douceurs de votre hospitalité, on finit toujours par vous revenir… même quand on est domicilié au fin fond de la Barbarie.

Un peu agitée intérieurement, Gisèle se tenait debout, à côté de son métier à tapisserie.

Madame Garnier la présenta, non sans orgueil.

Pensionnaire de la veille, mademoiselle Méliand fut très flattée du respect chevaleresque avec lequel l’illustre marin la salua, et s’étonna un peu de la grande jeunesse de sa femme.

Après les premières banalités inévitables : — Que vous êtes donc bien ici ! dit madame de Champlain, regardant autour d’elle, d’un air charmé. Savez-vous, madame, qu’on voudrait passer sa vie chez vous ?

Bien d’autres auraient pensé comme elle ; et le salon, où madame Garnier se tenait d’ordinaire, méritait tous les compliments.

Meublé avec un goût parfait, il était éclairé par d’étroites et hautes fenêtres cintrées, ouvrant de plain pied sur le jardin. Les rideaux, aux plis épais, aux reflets brillants, étaient relevés pour laisser passer la joyeuse lumière et l’agréable chaleur d’avril. À travers les fenêtres chatoyant au soleil du soir, on apercevait un gazon déjà épais, des violettes, des primevères en fleurs, de vieux beaux arbres, à la puissante ramure couverte de jeunes feuilles.

Le coup-d’œil était charmant, et M. de Champlain fit observer qu’il devait l’être bien davantage, lorsque le jardin était en beauté.

— Même alors, monsieur, je n’oserais vous inviter à vous y promener, répliqua madame Garnier.

— Et vous feriez sagement, dit madame de Champlain. Un homme qui a bu aux fleuves inconnus… qui a marché sur les feuilles entassées par les siècles !…

— Vous voulez me poétiser, s’écria M. de Champlain.

— Soyez tranquille, répondit madame Garnier. Je ne le souffrirai pas… Vous êtes un sauvage tout simplement ; et, en cette qualité, vous préférez les forêts aux jardins.

— Madame, répondit le grand explorateur, les forêts canadiennes sont des jardins… des jardins incomparables !

— Où l’on court le petit risque d’être déchiré… scalpé… dévoré…

— Il est vrai, on risque un peu tout cela. Mais, madame, dans ces grands jardins que Dieu cultive, il y a tant à admirer qu’on ne songe pas au danger.

— Qu’en dit madame de Champlain ? demanda madame Garnier, riant.

— Je n’ai guère fréquenté les forêts, répondit la jeune femme… Parfois, quand le temps était beau et que M. de Champlain pouvait m’accompagner, j’allais, par la forêt, à la messe chez les Récollets, à une demi-lieue du fort… Mais, si je ne me suis pas enfoncée dans les bois, je les ai beaucoup regardés… et d’assez près, pour vous assurer que le moindre vent tire bien des chants et des parfums d’une mer de feuillage.

— D’après les sauvages, dit M. de Champlain, les murmures et les senteurs de la forêt ne sont rien moins que les soupirs et l’haleine des manitous.

— Et, d’après M. de Champlain, continua sa femme, lorsqu’on a entendu les bruits du désert, on ne goûte plus d’autre musique.

Ces mots firent sourire Gisèle ; et elle envoya un regard discret à sa harpe, qu’on apercevait dans un coin, enveloppée d’une douillette de soie verte.

M. de Champlain, qui n’était pas sans avoir entendu parler du merveilleux talent de la jeune fille, remarqua le sourire et le regard, et dit en riant : — Je prends note de cette protestation, mademoiselle… Mais, il faut m’en croire, tout est poésie et mélodie, dans les forêts canadiennes.

— Et, je vous l’assure, continua madame de Champlain, c’est une belle chose de voir flotter dans l’air la fumée de l’habitation et du fort Saint-Louis.

Gisèle se disait qu’elle aurait voulu voir cette fumée. Ce noble foyer faisait rêver sa pensée. Elle ne parlait pas : mais elle regardait Champlain qui lui semblait apporter, jusque dans les salons, quelque chose de la poésie du désert.

— Mademoiselle Méliand sort du couvent ? dit tout à coup le héros s’adressant la jeune fille.

— Oui, — de Port-Royal, monsieur.

— Port-Royal ! répéta Champlain : c’est le nom que nous avions donné à notre premier établissement en Acadie.

— Vous avez abandonné la France, dit la jeune fille de sa voix mélodieuse, vous voulez toujours vivre au Canada ?

Le marin sourit, et une virile flamme traversa ses yeux noirs.

— Ce que je veux, mademoiselle, dit-il, de sa voix vibrante, c’est fonder une Nouvelle-France. Il est vrai, j’ai commencé bien humblement ; mais rien de grand n’a jamais eu de brillants commencements.

— La chose est bien vraie, quand on y songe, s’écria madame Garnier, après avoir un peu pensé.

— Rien de plus vrai, dit-il, gaiement.

Il se leva, et traversa la chambre pour mieux regarder deux portraits qui attiraient son attention.

Ces deux portraits, placés de chaque côté de la cheminée, représentaient deux beaux jeunes gens, d’une ressemblance frappante. Même taille noble, élancée, même physionomie heureuse, même gravité sereine. Mais l’un portait la robe de saint François, l’autre la robe blanche du Carmel.

— Vos fils, madame ? dit M. de Champlain à madame Garnier.

— Oui… mes fils… mes fils… que Dieu m’a pris, dit-elle, levant les yeux vers ces deux belles figures qui semblaient abaisser leurs regards vers elle.

— Vous aurez bientôt celui qui vous reste, répliqua doucement Champlain.

— Oui, il est en route, maintenant… Vous savez qu’il a désiré voir l’Italie, dit madame Garnier, dont la figure s’était éclairée d’une joie profonde.

Penchée sur une jardinière, dont elle arrangeait les fleurs, Gisèle dissimulait la rougeur qui couvrait son visage.

Pendant ce temps, M. Garnier arrivait empressé, joyeux.

Il baisa la main que madame de Champlain lui tendit et embrassa cordialement son ami.

— Vous le voyez, dit M. de Champlain, j’ai une journée à moi, et je viens la passer avec vous, suivant ma promesse.

M. Garnier remercia chaleureusement. On sentait qu’il était heureux.

— C’est vraiment une grande pitié, dit madame Garnier, d’avoir toujours ses amis entre le ciel et l’eau… ou au fin fond de la Barbarie, comme vous disiez tantôt, monsieur de Champlain.

— Le suzerain de la Nouvelle-France parle fort mal de son royaume, répliqua M. Garnier. Et, prenant place à côté de son ami : Eh bien, demanda-t-il, vous soupirez toujours après votre bonne ville de Québec ?

— Je voudrais une description de cette ville-là, murmura Gisèle, qui n’avait qu’une idée assez vague des établissements français en Canada.

— C’est à moi, j’espère, que cette prière s’adresse, fit Champlain avec son sourire charmant.

Très flattée que le grand explorateur vînt au-devant de sa curiosité, Gisèle aurait voulu répondre quelque chose de fort aimable, mais elle ne trouva rien ; et, voyant sa timidité, le marin continua avec un sérieux superbe :

— Québec, mademoiselle, est la capitale de la Nouvelle-France, beau royaume où la forêt semble marcher devant vous… Dans cette ville-là, pour peu qu’on s’éloigne des habitations, on a peine à apercevoir le ciel, à travers l’épaisseur du feuillage.

— Parmi les édifices, on remarque… souffla M. Garnier.

— En effet, dit Champlain, riant, dans la clairière défrichée, on remarque beaucoup : le fort Saint-Louis… la maison de Louis Hébert, premier cultivateur de la Nouvelle-France… l’habitation, premier domicile de votre serviteur, en ces contrées.

— L’habitation !… répéta madame Garnier, nom charmant et qui sent le désert.

— Madame, ce nom-là me remue toujours le cœur… il a pour moi une douceur étrange… dans le désert, le foyer a encore plus d’attraits qu’ailleurs… L’habitation est, comme le fort, entourée de fossés et de canons… Elle est bâtie sur les bords du Saint-Laurent, le plus beau fleuve du monde, sans contredit.

— Et votre église ? demanda M. Garnier.

— Nous en avons deux maintenant. L’église paroissiale est tout près de l’habitation. Commencée dans les premiers jours de juin 1615, elle était ouverte au culte, le 25 du même mois… le P. Dolbeau en a été l’architecte. Elle est tout en planches brutes ; mais, si rustique qu’elle soit, je la trouve charmante… surtout quand elle est festonnée de feuillage, comme au jour où le bon P. Dolbeau y dit la première messe. Autour de la chapelle, il y a une place de cent à cent vingt pas de long sur cinquante à soixante de large. Mais, je l’avoue humblement, Québec n’a encore qu’une rue. Cette rue, assez raide, va de l’habitation au fort. On l’appelle le sentier de la montagne… quand on y passe, par un grand vent, le bruissement des feuilles, chaque côté de soi, rappelle le bruit des vagues… La population de Québec, presque entièrement composée d’hommes, se monte bien maintenant à une soixantaine d’habitants.

— Mais, dit madame de Champlain, c’est une aimable population… qui ne cache pas sa joie à l’arrivée de son gouverneur.

— Surtout, j’imagine, quand il arrive accompagné de sa charmante femme, fit observer galamment le magistrat.

— Les Français, monsieur, sont partout les mêmes… Mais cette folle joie était belle à voir… On aurait dit que la colonie n’avait plus rien à craindre… que je pouvais mettre en fuite tous les Iroquois. Nous eûmes grand Te Deum, avec accompagnement de canons.

— Et ensuite, grand lever, avec harangues et colliers de porcelaine ?

— Non, monsieur, il n’y eut pas de harangues, ce jour-là. L’habitation, négligée en l’absence du maître, se trouva avoir besoin de réparations, et il fallut retourner à notre vaisseau mouillé au large… M. de Champlain était désolé de n’avoir pas de place où me loger… Moi, j’étais charmée de la promenade : et il y avait de quoi.

— Voyons, madame, donnez-nous un peu l’idée de cette promenade-là, dit M. Garnier.

— C’est difficile… Il faudrait vous faire voir le Saint-Laurent et Québec par le plus beau coucher du soleil… Au bord de l’eau, à travers la brume d’or, on apercevait l’habitation et la chapelle… Partout ailleurs, c’était la forêt, la vraie forêt immense et profonde… Je vous avoue que j’étais ravie de mes domaines.

— Monsieur de Champlain, demanda madame Garnier, est-ce qu’on ne flatte pas un peu les faiblesses du fondateur de Québec ?

— Sérieusement, non, madame. Au soleil d’été ou couvert de neige, Québec est admirable… J’ai beaucoup voyagé, mais, nulle part, je n’ai vu rien de plus beau.

— Le soir de notre arrivée, poursuivit madame de Champlain, nous nous promenâmes longtemps sur le pont du vaisseau. Cette heure-là m’a laissé un souvenir ineffaçable. Autour de nous, tout était si beau, si paisible, si sauvage ! Je vous assure qu’il faisait bon d’écouter M. de Champlain et de rêver à l’avenir de la Nouvelle-France.

— La Nouvelle-France ! répéta madame Garnier, je vous avoue que j’aime infiniment ce nom. C’est vous, monsieur de Champlain, qui l’avez donné au Canada ?

— Non, madame, c’est Henri IV qui a donné au Canada le nom de Nouvelle-France.

— Eh bien, dit madame Garnier, regardant l’admirable aventurier, j’aimerais à vous entendre dire ce que vous rêvez pour cette pauvre petite Nouvelle-France qui est votre cœur et votre sang.

— Ce que je rêve pour elle, s’écria Champlain, mais ce qui fait notre vie, notre gloire, notre charme : je voudrais que le Canada fût, là-bas, ce que la France a été en Europe… Je voudrais que les Français d’Amérique fussent, de tous les peuples, le plus noble, le plus généreux, le plus fraternel. Je voudrais, pour eux, le vieil honneur et la vieille foi.

Champlain s’exprimait avec une énergie éloquente : Vive la Nouvelle-France ! vivent les Français du Canada ! s’écria-t-on avec enthousiasme.

Champlain sourit ; mais, malgré lui, ses yeux se mouillèrent.

Comme chacun restait silencieux : — Vous savez, dit-il, s’adressant à son ami, vous savez que les Jésuites ont accepté l’invitation des Récollets, qu’ils vont se joindre à ces bons missionnaires pour évangéliser le Canada ?

— Oui, dit M. Garnier. Je crois même que les Jésuites choisis sont déjà nommés et n’attendent que l’occasion pour partir.

Soudain, une porte s’ouvrit à deux battants sur la salle à manger. Sur la nappe blanche, la vieille argenterie, le fin cristal resplendissaient à la lumière des bougies roses.

À la fin du souper, qui fut très long et très gai, M. Garnier fit apporter le plus vieux vin de sa cave. Quand les verres furent pleins, il éleva le sien et dit noblement : À la Nouvelle-France !… qu’elle grandisse !… qu’elle se fortifie !… qu’elle garde à jamais, dans le Nouveau-Monde, la foi, la langue et l’honneur de la vieille France !

Champlain s’inclina avec une grâce royale, et Gisèle eut le vif plaisir de choquer son verre contre celui de l’héroïque marin.


X


Le lendemain, de très bonne heure, M. Garnier descendit à son jardin.

M. de Champlain s’y promenait déjà, alerte et dispos.

Les deux hommes échangèrent une cordiale poignée de mains et prirent une longue allée, droite, bordée de houx, à la vieille mode française.

Entre le marin et le magistrat, il y avait eu vive amitié de jeunesse. Cette amitié avait un peu souffert de la séparation ; mais le parfum en était resté au fond de leurs cœurs, et ils se retrouvaient toujours avec une joie grande et vraie.

Pendant quelques instants, les deux amis marchèrent en silence.

Il faisait un doux ciel d’avril, un peu voilé par de légers nuages, blancs, floconneux. Les feuilles des arbres ne faisaient encore que poindre et les bois conservaient une rousseur printanière. Mais les primevères, les violettes, les anémones s’épanouissaient dans l’herbe brillante de rosée ; et des chants d’oiseaux, des bruits vagues, charmants, s’élevaient dans le silence du matin.

— J’aime le matin, dit tout à coup Champlain rompant le silence. J’aime le matin… j’aime le printemps… j’aime tout ce qui parle de vie, d’avenir, d’espérance.

M. Garnier sourit et, voyant son ami disposé à causer, passa son bras sous le sien.

Il avait pour le fondateur de Québec une admiration sans bornes, et respectait jusqu’aux rêveries de ce ferme et puissant esprit. Il savait que ces rêveries préparaient des miracles d’activité et de patriotisme.

Il avait suivi Champlain dans sa rude et noble carrière. Au conseil du roi, il l’avait vu soutenir seul la cause de la civilisation et de la France, contre les commerçants avides et les ministres aveugles, appuyant les misérables intérêts des particuliers.

Quand les compagnies, formées pour aider à coloniser le Canada, manquant à leurs engagements, ne songeaient qu’à la traite avec les sauvages, M. Garnier était venu généreusement au secours de la colonie.

Il s’intéressait à cette Nouvelle-France encore presque à l’état de rêve. M. de Champlain le savait et l’entretenait, à cœur ouvert, de ses espérances et de ses craintes.

Comme tous les hommes pratiques, Champlain avait une vue très nette des difficultés de son entreprise.

Ces difficultés, à la fois mesquines et formidables — éternelles comme la cupidité, quant aux compagnies — enveloppaient l’avenir d’une nuit bien sombre.

Le marin le savait mieux que personne ; mais lorsqu’il parlait de sa Nouvelle-France, sa virile parole semblait faire, dans les ténèbres de l’avenir, des percées lumineuses.

M. Garnier l’éprouva particulièrement ce matin-là, et ne put s’empêcher de lui dire avec élan : — Vous verrez, vous verrez que vous finirez par imposer votre volonté aux hommes et aux événements.

M. de Champlain soupira.

— Et quand même vous ne devriez pas réussir, continua son ami ; quand même la Nouvelle-France devrait périr avec vous, c’est déjà beaucoup d’user sa vie à une œuvre rude et grande.

— Oui, vous avez raison ; j’ai senti cela souvent, et, quand je devrais échouer, je ne me plaindrais pas de ma destinée. Mais, je réussirai… Sans doute, ma vie est bien avancée ; j’ai usé beaucoup de mes forces en efforts à peu près stériles… Mais la pensée qu’on travaille pour Dieu et pour la France est un cordial puissant.

— Que n’êtes-vous compris ! que n’êtes-vous secondé ! dit le magistrat avec tristesse.

— Ne me plaignez pas, mon cher ami… Le plaisir est en raison directe de la peine ; et ma ville de Québec, comme vous l’appelez, m’a déjà donné bien des joies… Quand, au sortir de la forêt, j’aperçois la clairière défrichée… l’habitation… le fort… la chapelle… j’éprouve toujours un étrange bonheur… et, là, en regardant fumer nos toits, j’ai refait, bien souvent, le même rêve.

— Quel rêve ?

— Je voyais la croix chasser la barbarie… le grain de blé faire reculer la forêt… je voyais la France s’avancer dans ces immenses régions, portant le baptême, jetant la semence de vie… et, couché au pied d’un arbre, mon arquebuse à portée de ma main, je bâtissais ma ville de Québec et j’arrangeais ses destinées.

— Puissent ces destinées être ce que vous souhaitez ! dit le magistrat ému.

— Alors, je vous laisse à penser si la ville de Québec jouerait un petit rôle dans le Nouveau-Monde !

— Pourquoi Québec ne jouerait-il pas un grand rôle ? À force d’efforts, vous y avez allumé la première étincelle de la civilisation.

— Et j’espère que cette étincelle deviendra un foyer inextinguible… resplendissant… J’espère que Québec sera la ville la plus catholique, la plus française de l’Amérique.

— Moi aussi, cher ami, j’espère tout cela. Et j’espère de plus que le Canada, et la ville de Québec en particulier, garderont à jamais votre souvenir.

— Il suffit que le Canada garde à jamais la langue, l’honneur et la foi de la France, comme vous l’avez si bien dit hier soir ; je ne désire rien de plus ; et, chaque fois que j’entre dans ma chapelle de Québec, je le demande à Dieu. Elle est bien petite et bien pauvre, cette chapelle : mais — riez de moi — il me semble que j’y prie mieux qu’à Notre-Dame.

— Cela s’explique : c’est le premier temple du vrai Dieu sur cette terre idolâtre, et c’est vous qui l’avez fait bâtir.

— En effet, j’ai bien à remercier Dieu… C’est dans cette humble chapelle que nous avons inauguré le culte catholique sur les bords du Saint-Laurent… Tous mes colons étaient autour de moi. Il y eut communion générale, et, après la messe, grand Te Deum, au son de l’artillerie.

— C’était… ?

— Le 25 juin 1615. Il faisait un temps magnifique… La forêt semblait se réjouir ; je vous avoue que j’étais heureux.

— La joie est en raison directe de la peine, comme vous disiez tantôt.

Grande vérité !… et, je le répète, gardez-vous de me plaindre jamais. Il y a des joies qui sont une source intarissable de force pour l’âme.

— Je le crois ; mais il faut un effort sanglant pour atteindre à ces joies-là.

— Non pas : Dieu les donne quand il lui plaît. Pour moi — s’il m’est permis de me citer — toutes les joies de ma vie s’évanouissent devant ce que j’éprouvai en entendant sonner l’Angelus, pour la première fois, dans la Nouvelle-France. Cette voix de la prière s’élevait si touchante dans ce pays sauvage ! En l’écoutant, je ne sais quoi s’émut au plus profond de mon cœur ; et, tombant à genoux, je pleurai avec un bonheur inconcevable. Cher ami, le beau moment ! Je sentais que la sainte Vierge bénissait la colonie… qu’elle s’attendrissait sur cette terre idolâtre et y ferait partout adorer Jésus-Christ… Quand je me relevai, il me semblait que toutes les voix de la solitude chantaient : Salut, Reine ! Salut, Vierge ! Salut, Mère !

S’apercevant qu’il parlait avec une émotion peu ordinaire, Champlain se tut brusquement. Un peu après, il reprit avec calme : — Aussi, ai-je ordonné que l’Angelus fût sonné régulièrement, et je ne l’entends jamais sans émotion et sans joie.

— Mon ami, dit le magistrat, il y a des émotions qui comptent pour ce monde et pour l’autre.

M. de Champlain ne répliqua rien ; mais, après avoir un peu marché en silence, il dit, regardant autour de lui : — Ces maisons de campagne, près des grandes villes, ont un charme incomparable. C’est comme un jardin sur les bords de l’Océan.

— En effet, dit M. Garnier, il me semble que le voisinage de Paris est un peu comme le voisinage de la mer : cela fait penser et rêver.

— Quant à moi, dit M. de Champlain, je crois que je trouve moyen de rêver un peu partout.

— Oui, à la Nouvelle-France. Toutes vos pensées vont là.

— Que voulez-vous ?… J’ai laissé là mon âme principale, comme parlent les sauvages. Et — vous l’avouerai-je — votre jardin si magnifique ne me plaît pas comme un petit jardin que j’ai là-bas, au bord du Saint-Laurent.

— Qu’a-t-il de si rare, votre petit jardin ?

— Rien… C’est un simple potager. Mais madame de Champlain avait eu l’aimable pensée d’y planter, à mon insu, quantité de lis ; et, un beau jour, en revenant d’exploration, je trouvai les lis en fleurs sur la terre canadienne. J’en eus une folle joie… C’est bien singulier comme nous restons enfants en certaines choses.

— C’est fort heureux, quant aux sentiments. Mais, soyez-en sûr, la vieille sève française pénétrera profondément cette nouvelle terre et lui fera porter des fleurs immortelles.

Champlain sourit ; son beau regard rêveur semblait interroger l’avenir.

— Vous êtes décidé à ne plus emmener madame de Champlain au Canada ? demanda M. Garnier.

— Oui, irrévocablement décidé… Il y a trop de privations à supporter… trop de dangers à courir… Dieu seul empêche les sauvages de s’apercevoir à quel point nous sommes à leur merci.

— Si vous aviez prévu que la colonie resterait ainsi abandonnée et sur le bord de la ruine, vous n’auriez pas laissé madame de Champlain vous accompagner ?

— À vrai dire, je n’avais guère d’illusions. Entre nous, j’ai emmené ma femme, parce que, en mon absence, sa famille lui faisait mille misères au sujet de sa religion. Elle, qui a la piété d’un ange, souffrait cruellement d’être ainsi gênée dans la pratique par ces calvinistes. Mais, là-dessus, je n’ai plus d’inquiétudes ; sa mère est maintenant catholique.

— Madame de Champlain a montré un grand courage ?

— Un courage admirable et la résignation la plus touchante dans tous ses ennuis. Je puis dire qu’elle avait le respect et l’affection de tous, des sauvages comme des Français.

— Que dit-elle de votre résolution de la laisser en France ?

— Il ne lui viendra jamais en pensée de discuter ma volonté. Elle a gardé pour moi une soumission enfantine. Souvenez-vous qu’elle n’avait pas encore douze ans, quand je l’épousai.

— Je m’en souviens parfaitement. Sous son voile de mariée, elle avait l’air d’une première communiante.

— Pauvre enfant ! Sa vie est une triste vie. Elle voudrait se retirer dans un couvent.

— Pourquoi ne pas l’emmener avec vous ? Il est si dur de vivre toujours sans affection, sans intimité.

— Je sais cela, allez ! Et c’était une grande douceur de l’avoir là-bas. Sa belle joie d’enfant, quand j’arrivais, était si aimable à voir ! Vous ne sauriez croire comme elle s’ingéniait pour me faire retrouver, à Québec, les commodités et les douceurs de la vie civilisée. Vraiment, je n’ai jamais compris comment elle arrivait à m’entourer d’un bien-être si grand. Je n’ai jamais compris, non plus, ce qu’elle faisait pour donner un air si agréable à mes appartements.

— Peut-être n’avait-elle qu’à s’y montrer. Rien ne transforme une maison comme la présence d’une femme charmante.

— Je n’ai jamais eu grand loisir pour m’interroger là-dessus, répondit gaiement Champlain. Mais mon foyer de Québec me semblait le plus doux, le plus beau du monde.

— Sans flatterie, c’est un foyer poétique dont les alentours ne sont pas vulgaires.

Champlain garda le silence.

Homme d’énergie incomparable, homme d’action et d’organisation, il avait pourtant, dans l’âme, ce fond de poésie et de rêverie qui se prend dans la vie des bois, et mille impressions délicieuses et confuses se réveillaient en lui.

Il se revoyait à ce foyer qu’il s’était construit au milieu des forêts… regardant la flamme qui brûlait dans l’âtre, pendant que le vent gémissait au dehors et que, dans le lointain, la France lui apparaissait rajeunie, rayonnante sur les bords du Saint-Laurent.

— Cela reposait de tout, dit-il, répondant à ses pensées.

— Emmenez-la donc, dit le magistrat, tout entier à la sienne.

— Écoutez, dit Champlain, souriant, au fort Saint-Louis, on est parfois à la veille de manquer des premières nécessités de la vie… Pour une femme délicate, les champignons, les racines sauvages sont une pauvre nourriture, n’est-ce pas ?

— C’est donc une chose arrêtée : vous voulez retourner seul au Canada pour y vivre et y mourir ?

— Qui sait où je mourrai ? murmura le marin. Les besoins de la colonie me rappelleront encore bien des fois en France… Mais, ajouta-t-il, avec une émotion soudaine, si j’avais le choix, je voudrais mourir à mon poste d’honneur… C’est à Québec… c’est sous la terre canadienne que je désire dormir mon dernier sommeil…

Et changeant brusquement de ton :

— Vous attendez votre fils d’un jour à l’autre ?

— Je l’attends prochainement.

— Il ne fait pas seul son tour d’Italie ?

— Non, il a un compagnon de voyage, M. de Brunand, officier en congé : c’est un brave et aimable garçon plus âgé que Charles, et habitué à voyager.

— Madame Garnier m’a confié que son fils lui donne parfois bien des soucis, dit Champlain. Elle le voudrait moins… moins parfait.

— C’est bien peu raisonnable, n’est-ce pas ? mais je pense comme elle, quoique je n’en dise rien… Je vous avoue humblement que, parfois, je donnerais beaucoup pour lui découvrir une faiblesse.

— Il en a, soyez tranquille… seulement vous ne les voyez pas.

— Je vous croirais si sa mère et moi nous étions seuls à le trouver parfait ; mais tous ceux qui le connaissent pensent de même.

— La dernière fois que je l’ai vu, il était encore un petit garçon… mais fort intéressant… Et vous craigniez qu’il ne veuille se faire religieux, comme ses frères ?

— Jamais il n’aura mon consentement, s’écria M. Garnier avec violence.

— Il ne le vous demandera peut-être pas, répondit M. de Champlain très calme.

— Comment cela, s’il vous plaît ? demanda le magistrat avec un étrange accent.

— Comment ?… C’est très simple… Vous verrez que le pauvre garçon sera amoureux fou avant un mois.

M. Garnier sourit.

— Sa mère assure mille fois le jour qu’il ne saurait s’en empêcher. Elle dit que la Providence a tout réglé, que ce n’est pas pour rien que Dieu a jeté cette chère enfant dans nos bras…

— Quel âge a maintenant votre fils ?

— Dix-neuf ans.

— A-t-il vu souvent mademoiselle Méliand ?

— Depuis neuf ans, elle était à Port-Royal. Nous le menions la voir aussi souvent que possible ; il l’aimait extrêmement, et les deux enfants se considéraient comme destinés l’un à l’autre… C’était vraiment rafraîchissant d’entendre leurs beaux projets… de voir leur tendresse, leur intimité. Mais, depuis que ses frères sont religieux, Charles ne parle plus que de faire la volonté de Dieu… et autres discours de l’autre monde. Je ne vois que trop qu’il se tourmente, qu’il hésite.

— Mais pourra-t-il hésiter longtemps ? Songez un peu : à vingt ans, la trouver à son foyer, vivre dans une intimité pareille !

— Sa voix le ravit, poursuivit M. Garnier visiblement soulagé. Il dit que rien n’est beau comme la voix humaine, quand elle est belle.

C’est vrai. J’ai reconnu cela, hier soir, en écoutant mademoiselle Méliand. Madame de Champlain en est enthousiasmée. Elle dit que la voix de cette enfant l’emporte au ciel.

— Et vous ? demanda le magistrat, riant.

— Moi ! Ah ! j’ai tant de plomb dans les ailes !… Mais cette jeune fille a des dons admirables… avec un grand éclat d’innocence, et quelque chose dans l’expression qui dit la force et la beauté de l’âme. Le bon Dieu vous a donné là une bien aimable fille.

— Je me le dis souvent avec une vive reconnaissance. Mais Charles est si étrange ; il ressemble si peu aux autres jeunes gens !

— Il n’est ni sourd, ni aveugle ?

— Non, fit le magistrat, riant.

— Eh bien, soyez tranquille… son sort est fixé, à moins que sa petite cousine ne veuille pas de lui.

— Ce n’est pas cela qui m’inquiète. Toute petite, elle l’aimait déjà d’un amour vraiment extraordinaire chez une enfant ; et cet amour a grandi avec elle… Mais Charles ne songe plus qu’à sa perfection… ce qui ne l’empêche pas d’être charmant… tout à fait charmant. Lui aussi a, dans l’expression, quelque chose qui dit la force et la beauté de l’âme.

Les deux hommes s’arrêtèrent et saluèrent : Madame de Champlain et mademoiselle Méliand venaient d’entrer dans le jardin.


XI


Quelques heures plus tard, une modeste voiture de louage arrivait à Bois-Belle.

Un homme enveloppé d’un long manteau noir, en descendit et, ouvrant la grille du jardin, se dirigea vers la porte principale de la villa.

Il était de haute taille, très robuste ; et son manteau, relevé sur son bras, laissait apercevoir l’étroite soutane noire, le crucifix et le chapelet des fils de Loyola.

— M. de Champlain est-il encore ici ? demanda-t-il, soulevant son sombrero à la jeune servante, en coiffe blanche, qui lui ouvrit. Et sur sa réponse affirmative :

— Voulez-vous lui dire, ma bonne fille, que le P. de Brébeuf lui présente ses hommages et demande un instant d’entretien ?

La petite servante, marchant devant le jésuite, l’introduisit dans une pièce qui semblait un cabinet de travail, lui approcha un fauteuil et sortit.

Le religieux s’assit, sans jeter un seul regard autour de lui. Il y avait là, pourtant, des objets d’art, des marbres magnifiques, de beaux et graves tableaux. Mais il ne parut pas s’en apercevoir. La tête appuyée sur le dossier haut et droit de son fauteuil, il resta à regarder devant lui, par la fenêtre ouverte. Mais on voyait facilement que sa pensée était ailleurs — bien loin de ce beau jardin et des calmes, des gracieuses perspectives d’Auteuil.

Au bout de quelques minutes, une main bronzée souleva la portière, et M. de Champlain parut.

Le fondateur de la Nouvelle-France et le plus illustre de ses missionnaires se rencontraient pour la première fois. Ils échangèrent un rapide coup-d’œil, et se saluèrent avec le noble respect qui était, alors, dans les mœurs françaises.

— Monsieur, dit allègrement le jésuite, le P. Lallemant, le P. Masse et moi, nous sommes les élus. Mon supérieur m’envoie vous le dire et vous annoncer que, demain, nous partons pour Dieppe, où nous prendrons le vaisseau qui doit, au premier bon vent, faire voile vers le Canada.

M. de Champlain exprima sa satisfaction et, d’un geste courtois, invitant le P. de Brébeuf à reprendre son fauteuil : — Je vous suivrai bientôt, mon Père, dit-il, s’asseyant en face de lui.

Et, tout en causant du départ prochain, de la traversée alors si rude, il examina attentivement celui que la Compagnie de Jésus avait choisi pour porter l’Évangile chez les terribles sauvages du Canada.

Sa tête pâle, sereine, respirait la force tranquille. Sur ce mâle visage, labouré de rides précoces, les souffrances de la nature domptée avaient laissé leurs traces ; mais la transparence du bonheur intérieur les adoucissait, les embellissait. On sentait que le travail contre soi-même n’offrait plus de difficultés à ce jésuite. La joie du sacrifice illuminait son front paisible, un peu dépouillé par la maturité de la jeunesse ; et, chaque fois qu’il était question du départ, ses yeux doux et clairs rayonnaient.

Champlain avait le regard qui sait voir un grand caractère, et se dit bientôt : Ces jésuites ont du coup-d’œil ; il est trempé pour le combat obscur et sanglant.

Bon connaisseur de la force physique, Champlain ne pouvait s’empêcher d’admirer aussi la carrure du missionnaire : Taillé en athlète ! pensait-il, en regardant ses épaules puissantes, son cou large, musculeux, sur lequel tranchait le col noir de son ordre.

Il complimenta gaiement le jésuite, l’assurant que sa force lui serait bien utile et lui vaudrait l’admiration des sauvages.

— Je n’ai pas à me plaindre de ma constitution, dit le P. de Brébeuf avec un sourire. Mais je croyais, monsieur, que les Peaux-Rouges méprisaient les blancs.

— Ils se croient bien supérieurs à nous ; c’est incontestable… Ils ont la civilisation en mépris… la foi en horreur… Ils n’estiment que nos armes et l’eau-de-vie — l’eau de feu, comme ils disent.

— Ces pauvres sauvages !… on les dit bien dégradés… bien cruels ?…

— Quant à leur cruauté, il est impossible de l’exagérer. Je les ai vus à l’œuvre, répondit M. de Champlain avec un geste expressif. Priez Dieu, mon Père, de n’avoir jamais sous les yeux ces scènes d’enfer.

Un sourire vint aux lèvres du P. de Brébeuf :

— J’ai tant d’autres choses à demander à Dieu, dit-il doucement.

— Vous savez ce qui vous attend là-bas… vous savez que vous allez à une vie plus horrible que la mort, répliqua M. de Champlain, en le regardant droit dans les yeux.

Le missionnaire inclina silencieusement sa tête sereine.

— Vivre parmi les sauvages, c’est vivre de souffrances, ou plutôt, ce n’est pas vivre… c’est mourir à tous les besoins de l’âme et du corps.

— Mais tant mieux, monsieur ! que tout l’homme meure, en effet, et qu’il ne reste plus en moi que l’envoyé de Dieu.

— Dans les royaumes de Satan, les envoyés de Dieu courent bien des risques… Ils tiennent à leurs superstitions, ces sauvages grossiers et féroces… et la qualité d’envoyé de Dieu ne vous vaudra peut-être que la plus horrible des morts.

Une flamme céleste brilla dans les yeux du jésuite.

— C’est la règle ordinaire, s’écria-t-il joyeusement. Il faut du sang pour que la semence de vie germe et prenne racine… Mais Notre-Seigneur daignera-t-il accepter le mien ?… Je lui offre, dès aujourd’hui et de grand cœur, mon sang et ma vie.

Le P. de Brébeuf dit cela très simplement, avec une sincérité énergique qui émut Champlain. L’héroïque marin connaissait les hommes, et ressentit un frémissement en voyant la souffrance si ardemment embrassée. Mais on n’exprime guère aux saints l’admiration qu’ils inspirent. Pourtant, voulant dire quelque chose :

— Mon Père, demanda-t-il, avez-vous quelque connaissance des mœurs et des coutumes sauvages ?

— Là-dessus, monsieur, je n’ai que des idées fort générales.

— Les sauvages du Canada ont des usages tout à fait particuliers ; ainsi, c’est une impolitesse d’appeler quelqu’un par son nom ; en s’adressant aux sauvages on dit : mon oncle, mon frère, mon neveu, mon cousin… suivant l’âge et la position… Il ne faut jamais, non plus, rappeler le souvenir des morts. Dire à quelqu’un que son père et sa mère sont morts, c’est un outrage sanglant, et les sauvages sont terriblement orgueilleux, terriblement vindicatifs… Il vous faudra beaucoup observer, beaucoup étudier.

— Ah ! si je pouvais me faire comprendre de ces pauvres gens !… Mais on dit les langues sauvages bien difficiles.

— C’est vrai ; et, autant que j’en puis juger, très riches… très régulières… mais il faut les apprendre sans livre et, pour ainsi dire, sans maître. Quant à moi, bon gré mal gré, il m’a fallu passer un hiver chez les Hurons ; et, tout en chassant avec mon hôte, le chef Darontal, j’ai appris un peu la langue. Mais je suis encore obligé de recourir à mes interprètes.

— Eh bien, répliqua le missionnaire, en attendant de parler le huron, je baptiserai toujours quelques enfants mourants. Pour sauver une seule de ces petites âmes, je traverserais l’océan et j’irais vivre chez les sauvages.

— Le salut d’une âme vaut mieux que la conquête d’un empire, murmura Champlain.

— Vous l’avez déjà dit hautement, monsieur ; et, si je me rappelle bien, vous ajoutiez : Les rois ne doivent songer à s’emparer des pays idolâtres que pour les soumettre à Jésus-Christ.

— Il n’est pas nécessaire d’être grand docteur pour trouver cela.

— Non, fit le religieux, souriant ; il suffit d’avoir la foi, ces yeux illuminés du cœur dont parle saint Paul. Croyez-vous, monsieur, que les peuples du Canada soient bien difficiles à christianiser ?

— C’est à se demander si on y arrivera jamais… Les Récollets ont beaucoup travaillé… mais, travailler à instruire les sauvages, c’est, à la lettre, semer sur le sable mouvant, sur les pierres roulantes.

— Ils sont intelligents pourtant ?

— Oui, en certaines choses : ils mentent habilement… ils volent avec le pied aussi bien qu’avec la main… il y en a même qui sont éloquents. Mais ils sont si grossiers, qu’ils n’ont pas de mots pour exprimer l’idée de Dieu… Pour leur en parler, il faut inventer des périphrases : Celui qui a tout fait… le grand capitaine des hommes… À cette grossièreté, joignez l’orgueil, la vengeance qui fait le fond de leur nature, et dites-moi si l’on peut espérer en faire des chrétiens.

Le P. de Brébeuf écoutait tout avec une sérénité inaltérable.

— Quand nous aurons assez souffert là-bas, dit-il tranquillement, une église germera et sortira de terre.

— Et il y aura, là-bas, un royaume chrétien, un royaume français… c’est mon rêve, mon Père.

— Dites votre mission, monsieur… Dieu ne permet guère qu’un homme de votre valeur consacre sa vie à une chimère.

— Alors, s’écria Champlain, vous croyez à la Nouvelle-France ?… Dites-moi cela, mon Père.

Le missionnaire le regarda avec une admiration contenue, mais profonde.

— L’avenir est au-delà de nos regards, dit-il doucement ; il est caché dans les plans divins. Mais le patriotisme, qui fait les grands hommes, fait aussi les grands prodiges… Je crois qu’il y aura une Nouvelle-France, à l’éternel honneur de Champlain.

M. de Champlain s’inclina courtoisement et sa figure bronzée s’illumina.

— Dieu le veut, dit-il, c’est évident. Si Roberval, si La Roche ont échoué misérablement, c’est que la Nouvelle-France a de hautes destinées et ne pouvait pas sortir d’une bande de repris de justice… Quant à Chauvin… un protestant ne devait pas être le fondateur de la Nouvelle-France.

— Ne puis-je rien pour vous à Québec ? monsieur de Champlain.

— Mais si… Priez. « Si le Seigneur ne bâtit lui-même la maison, c’est en vain que travaillent ceux qui la construisent. »

Le P. de Brébeuf se levait pour prendre congé.

— Mon Père, dit Champlain, mes hôtes et ma femme ne me pardonneraient pas de vous laisser partir ainsi… Ils seront heureux de vous voir, ne fût-ce qu’un moment.

Et, traversant quelques pièces, il conduisit le jésuite au salon où M. et madame Garnier, madame de Champlain et mademoiselle Méliand étaient à causer. Après les premières civilités :

— Mademoiselle Méliand, dit M. de Champlain, je demande le chant du départ pour ce chevalier du Christ, qui s’en va chez les sauvages du Canada… avec l’espoir d’être brûlé à petit feu l’un de ces jours.

— Non, non, dit le missionnaire, répondant au regard de la jeune fille. N’ayez nulle crainte. Je n’aurai pas un sort si beau. Tout au plus, je mourrai de misère et de rhumatismes chez mes sauvages… Mais, en attendant, je serai charmé d’avoir le chant du départ — comme parle M. de Champlain.

Sans trop savoir ce qu’elle faisait, Gisèle se leva et se dirigea vers sa harpe.

L’aspect du P. de Brébeuf, les paroles de Champlain l’avaient émue. Son cœur battait avec force et tout en effleurant les cordes de l’instrument : Mon Dieu ! pensait-elle, que chanter ! que chanter à ce jésuite qui sera, peut-être, un martyr…

Et, malgré ce que la vie de missionnaire a d’horrible et d’incompréhensible à la nature, ce fut un chant de tendresse et de joie qui lui vint aux lèvres : Jesu dulcis memoria : « Le souvenir de Jésus est doux, il donne au cœur la vraie joie. »

La jeune fille chanta en entier l’hymne suave, bien des fois chantée à Port-Royal, et son émotion ne fit qu’ajouter au charme de sa voix céleste.

Le P. de Brébeuf écoutait immobile, les yeux fermés, dans ce recueillement profond qui est la vie ardente et le repos divin de l’âme.

Il écoutait… et il lui semblait que cette voix ravissante n’était qu’un écho de l’amour qui chantait en lui.

Le chant est l’expression suprême du bonheur et de la vie. Il révèle l’âme à elle-même et la ravit complètement. Ceux qui étaient là l’éprouvèrent et n’oublièrent jamais ce moment.

Gisèle avait fini, et on l’écoutait toujours.

— Merci, mademoiselle, dit enfin M. de Champlain, essuyant brusquement ses larmes. J’emporterai ce souvenir dans les forêts du Canada.

Le P. de Brébeuf se leva transporté, rayonnant : Jesu dulcis memoria !… le beau chant de mort pour le missionnaire attaché au poteau de torture !

Et, dans une sorte de ravissement, il répéta :

Nec lingua valet dicere,
Nec littera exprimere,
Expertus potest credere
Quid sit Jesum diligere.

Le jésuite était magnifique à voir. On sentait que l’amour de Jésus-Christ le possédait tout entier ; que les souffrances de toutes sortes, loin d’étouffer ce feu céleste, ne serviraient qu’à l’embraser.

Debout, à côté de sa harpe et le cœur brûlant d’enthousiasme, Gisèle le regardait, sans s’apercevoir que les larmes inondaient son visage.

Le missionnaire s’approcha d’elle : — « Son amour surpasse toutes les délices, tous les désirs… » Ne l’oubliez jamais, dit-il, vous qui l’avez chanté comme les anges.

Il fit le signe de la croix sur cette tête charmante. Puis, regardant ceux qui l’entouraient, le P. de Brébeuf joignit les mains et répéta très humblement ce que saint Paul disait aux fidèles de Rome, en leur annonçant son départ pour l’Espagne : « Mes bien-aimés, je vous conjure, par Notre-Seigneur Jésus-Christ et par la charité de l’Esprit-Saint, de m’aider par les prières que vous ferez pour moi auprès de Dieu, car je dois annoncer l’Évangile à ceux qui n’en ont point ouï parler encore. »

M. Garnier et M. de Champlain voulurent reconduire le missionnaire jusqu’à sa voiture.

Gisèle resta sur le perron et le suivit du regard jusqu’au bout de l’avenue. Ce qu’on lui avait raconté de l’infernale cruauté des sauvages était encore tout vif en son esprit ; et, de ses yeux obscurcis par les larmes, il lui semblait voir P. de Brébeuf traîné à la cabane de sang, déchiré, brûlé, dévoré avec des railleries atroces et des hurlements d’allégresse.


XII


— Les voyageurs sont sujets à s’endormir, et je me sauve… Encore un mot, pourtant : Gisèle n’est-elle pas bien embellie ?

— C’est mon opinion, ma mère, répondit tranquillement Charles Garnier. Il me semble qu’elle a la beauté véritable… celle où l’âme resplendit.

— Elle n’est pas la seule qui ait cette beauté-là, murmura madame Garnier à son oreille…

— Et vous n’êtes pas la seule mère qui s’aveugle sur son fils, répliqua-t-il avec un sourire.

— Je m’aveugle !… voyons cela, dit-elle gaiement, l’attirant à elle.

Elle le considéra longtemps avec une complaisance indicible, et l’embrassant, pour finir : — Je ne m’aveugle pas, fit-elle… Vous êtes un impertinent, mon cher.

En elle-même, elle se disait que les anges descendus ici-bas, sous la figure de l’homme, n’étaient pas plus beaux que son fils et, par parenthèse, l’heureuse mère exagérait à peine.

Charles Garnier avait vraiment cette noble et radieuse beauté que l’on prête aux envoyés divins. Rien qu’à le regarder, on sentait qu’il portait, en lui, la vie brûlante et la paix céleste. Pas une ombre ne semblait avoir encore passé sur son front, et les yeux, d’un bleu tendre et rayonnant, avaient une expression qui imposait et qui ravissait.

Mais, ce soir-là, ces beaux yeux étaient appesantis par le sommeil. Madame Garnier s’en aperçut, et se levant : — À demain, mon très cher, dit-elle, en l’embrassant.

Il la reconduisit jusqu’à la porte et allait gagner son lit, quand on l’appela, à demi-voix, de la pièce voisine.

— Que voulez-vous, Réginald ? demanda-t-il.

Et, traversant la pièce, il souleva une lourde portière.

— Je voudrais vous parler… si vous n’êtes pas trop fatigué, répondit un jeune homme debout à une table qui portait de la lumière et des livres.

Charles Garnier dissimula un bâillement, et, sans rien dire, passa chez son compagnon de voyage, Réginald de Brunand.

Celui-ci lui indiqua de la main un sofa placé dans l’ombre.

Brun, mince, élégant, il paraissait avoir de vingt-cinq à trente ans et portait l’uniforme de lieutenant des cuirassiers.

Sa figure était sombre, et il resta debout, ouvrant et fermant les livres qu’il prenait au hasard. Après quelques instants :

— Voyons, dit Charles Garnier, si vous n’avez rien à dire, est-ce qu’il ne vaudrait pas mieux aller dormir ?… Il est minuit passé, et nous avons fait, aujourd’hui, bien du chemin.

— Qu’est-ce que cela fait puisque nous sommes arrivés ? répondit le militaire. À votre place moi, je n’aurais pas plus envie de dormir qu’un élu qui vient d’entrer au ciel.

— En êtes-vous bien sûr, fit Charles Garnier, se frottant les yeux. Vous n’avez pas la mine bien éveillée, pourtant, et on dirait que vous avez quelque chose.

— Je n’ai rien… seulement de la neige et du feu dans les moëlles.

— Ce qu’on appelle la fièvre… en langage ordinaire, Réginald ?

— Non, je n’ai pas la fièvre, dit l’officier, s’asseyant à côté de son ami. Mais je vous trouve heureux… quelle belle vie vous avez devant vous !

— Je ne me plains pas, dit Charles Garnier, surpris de son accent.

— Ma foi ! Je ne vois pas trop de quoi vous pourriez avoir à vous plaindre ici… à moins que votre petite cousine ne vous prenne en aversion… Mais la réception qu’elle vous a faite prouve de bons sentiments… Comment la trouvez-vous, votre petite sœur Gisèle, comme vous l’appelez ?

— Mais grandie… embellie… tout à fait charmante… Et vous, lieutenant ?

— Mademoiselle Méliand est fort bien, répliqua froidement le militaire.

— Fort bien ! répéta Charles Garnier, riant. Réginald, il faut que vous soyez bien fatigué… tout à fait éteint ?…

— Vous avez raison, interrompit l’officier, riant un peu pour déguiser son embarras : dire de mademoiselle Méliand qu’elle est fort bien, c’est parler misérablement.

Il se leva brusquement, et s’approchant d’une fenêtre, souleva les rideaux.

Le temps était calme, le ciel très pur.

— Une belle nuit, Garnier, dit-il, allons faire un tour au jardin.

— Un peu surpris de la demande, Charles Garnier ouvrit la fenêtre et les deux jeunes gens passèrent au jardin. La lune l’éclairait d’un demi-jour ravissant, et, au delà de l’ombre projetée par les grands arbres, on aurait pu compter les fleurs du parterre. Les parfums du muguet et du lilas flottaient dans l’air, et, de temps à autre, des rumeurs vagues et profondes troublaient seules le silence de la nuit.

— Comme c’est beau ! comme c’est paisible ! murmura Charles Garnier en regardant avec émotion autour de lui.

Une lumière qui scintillait à travers le léger feuillage du balcon attira son attention. — C’est dans la chambre de Gisèle, dit-il. Elle veille donc encore, cette enfant ?

Le lieutenant des cuirassiers ne répliqua rien, mais resta à regarder la lumière comme si une étoile eût tout à coup surgi devant lui.

— Allons, dit Charles prenant son bras, qu’avez-vous à me dire ?

— Vous allez être un peu surpris, répondit l’officier sortant de sa rêverie, car je suis décidé à partir demain.

— Vous voulez partir demain ? s’écria Charles Garnier, du ton d’un homme qui n’en croit pas ses oreilles.

— Il le faut… il le faut absolument, répondit le lieutenant, l’entraînant vers une allée qui longeait le parterre, et je compte sur vous pour m’aider à justifier ce départ.

— Réginald, que signifie ceci ? demanda Charles, étonné. Vous n’avez pas coutume de vous laisser conduire par le caprice.

— Ce n’est pas le caprice, c’est la raison qui me conduit.

— Prouvez-moi cela.

— Charles, dit l’officier, avec une émotion soudaine, vous êtes le plus aimable garçon que je connaisse, et, malgré votre jeunesse, mon ami le plus sûr et le plus cher.

— Cela ne m’explique pas que vous vouliez partir si vite… Vous n’avez reçu aucun message, et il est convenu depuis longtemps que vous passerez quelque temps à Bois-Belle.

— Quand j’ai promis, je ne savais pas à quoi je m’exposais. C’est l’instinct de la conservation qui me fait fuir…

— Parlez donc sérieusement.

— Je parle sérieusement, dit le militaire, et un éclair traversa ses yeux bruns. Mademoiselle Méliand me fait peur… Je me sauve pour ne pas en devenir fou à lier.

— Mais, pourquoi vous sauver ? s’écria Charles Garnier… Pourquoi ne pas rester et tâcher de lui plaire, puisqu’elle a fait sur vous une impression si vive… ?

— Pourquoi ? répéta lentement le lieutenant, pourquoi ?… parce que ce serait inutile… parce qu’elle vous aime déjà.

— Mais, sans doute qu’elle m’aime, répliqua tranquillement Charles Garnier. Moi aussi je l’aime chèrement… Nous sommes frère et sœur.

— Cette sœur-là est à peine votre parente et sera bientôt votre femme.

— Vous affirmez bien des choses ce soir, Réginald.

De Brunand ne répondant rien : — Mademoiselle Méliand mérite mille fois mieux que moi, continua Charles Garnier. Je le sais parfaitement. Mais, si charmante, si accomplie qu’elle soit, j’ai des espérances plus hautes… Vous le savez, je ne veux pas me prendre aux amours de la terre.

— Mes compliments, jeune homme, fit l’officier avec un respect moqueur.

— Je les accepte, dit Charles gravement, et vous me verrez religieux, l’un de ces jours.

— Votre père a d’autres projets… Il m’a fait part de sa résolution de vous marier avec sa pupille… et, soit dit en passant, il m’a semblé que M. Garnier voulait plutôt me donner un avertissement que m’honorer d’une confidence.

— Je ne me marierai jamais, dit Charles Garnier, très calme.

— Quand vous vous serez un peu débattu contre l’amour, vous parlerez autrement.

Charles écoutait paisible et souriant. — Réginald, dit-il, tout à coup, vous rappelez-vous notre dernière soirée au Colisée… et ce que nous disions sur le bonheur de ceux qui ont tout sacrifié à Jésus-Christ ?

— C’est-à-dire ce que vous disiez… Sans doute, je m’en souviens… Mais vous êtes bel et bien condamné au bonheur de la terre. Il faut vous résigner. Toutes vos prières n’y pourront rien… Vous ne pouvez la fuir, donc vous l’aimerez. Il n’y a pas de cœur humain à l’épreuve de la beauté.

— Pas de cœur vide peut-être, murmura Charles levant les yeux au ciel. Mais quand le cœur est plein…

— La flamme pénètre partout. Vous l’apprendrez… Rentrons, fit le militaire d’un air sombre.

Une fois seul dans sa chambre, Charles Garnier, au lieu de gagner son lit, s’assit à sa table, et y resta quelque temps le front appuyé sur ses mains.

Puis, se levant, il alla s’agenouiller devant un Christ d’ivoire suspendu au mur, et tendant les bras vers l’image sacrée : « Ô Sauveur Jésus, murmura-t-il, que je ne vous sois pas infidèle ! que je fasse votre adorable volonté ! »


XIII


Le lieutenant de Brunand venait de prendre congé.

La voiture qui l’emportait avait déjà disparu sur la grande route.

Immobile et songeur, Charles Garnier restait à l’endroit où il lui avait dit adieu.

Gisèle, qui l’observait, le rejoignit. — Ce départ vous attriste ?… Vous aimez M. de Brunand ? demanda-t-elle avec cette merveilleuse douceur d’accent qui donnait à sa voix tant de puissance.

— Pauvre Réginald ! murmura Charles involontairement.

Un sourire effleura les lèvres de la jeune fille.

— Ne dirait-on pas qu’il s’en va à la mort, répliqua-t-elle.

Charles la regarda avec une expression sérieuse, indéfinissable, mais ne répondit rien.

— Rentrez-vous ?… venez-vous avec moi au jardin ? demanda-t-elle.

Debout sur les degrés, M. et madame Garnier suivirent du regard les deux jeunes gens.

— La jeunesse et le printemps sont deux belles choses… c’est incontestable, dit madame Garnier après quelques instants… Regardez… et dites-moi si ce n’est pas charmant de les voir ensemble dans le jardin.

— Charles a bien profité de son voyage, continua-t-elle, voyant que son mari restait silencieux et sombre. Plus rien de l’écolier, mais l’aisance et la grâce d’un homme du monde… La taille a maintenant toute son élégance, sinon toute sa force.

— Figurez-vous, fit le magistrat d’une voix basse et concentrée, figurez-vous qu’il a osé déjà me renouveler ses folles demandes d’entrer chez les Jésuites… Il ne dit plus : J’hésite, je voudrais voir… essayer… Non… Il m’a dit : Je suis décidé.

Deux larmes jaillirent des yeux de madame Garnier.

— Pourtant, dit-elle, il semblait si heureux d’arriver !

— J’ai maîtrisé ma colère comme j’ai pu… Je lui ai dit que nous en reparlerions dans six mois… En attendant, je lui ai formellement défendu de vous attrister avec ces propos-là… vous et Gisèle… Soyez tranquille… avant six mois, il sera revenu à la raison… Même il me semble qu’il craint déjà pour ses résolutions si bien arrêtées. La belle enfant ! que la joie lui va donc bien ! qu’elle est donc ravissante ! Il peut en prendre son parti… Ses résolutions de congréganiste n’y tiendront pas longtemps.

Pendant que M. et madame Garnier traitaient à fond le sujet qui leur tenait tant au cœur, Charles et Gisèle passaient et repassaient dans l’une de ces longues allées droites, alors à la mode en France.

Ils n’échangeaient guère que de brèves paroles.

Il semblait à mademoiselle Méliand que Charles ressentait beaucoup trop le départ de son ami.

Sa manière d’être avec elle l’étonnait… la gênait… et elle, qui avait tant désiré causer intimement avec lui, ne trouvait rien à lui dire. Mais la joie était dans son cœur.

Cependant à mesure que les jours s’écoulaient, cette joie ardente se mêla souvent de tristesse.

Sans doute, c’était délicieux de l’avoir, elle ne s’habituait pas au bonheur de le voir, de l’entendre ; sa présence donnait un charme infini à la vie domestique, mais il lui semblait parfois qu’il était plus loin d’elle que jamais.

Ce lien invisible et charmant qui les avait toujours unis, il ne le lui faisait plus jamais sentir.

— On dirait qu’il vit, qu’il respire dans une atmosphère supérieure, disait Gisèle à madame Garnier… Il m’inspire souvent une sorte de crainte… je ne sais quel étrange… quel invincible respect…


XIV


Gisèle n’était donc pas tout à fait heureuse. La pensée que Charles songeait à se faire religieux, comme ses frères, lui venait souvent. Mais elle savait que son père n’y consentirait jamais.

Madame Garnier l’en avait assurée mille fois. Chaque jour, elle lui répétait que la Providence n’avait pas en vain tout disposé pour leur bonheur.

— Charles n’a pas une âme vulgaire, disait-elle. La grandeur même du sacrifice le séduit… Mais il faudra bien qu’il se résigne à marcher dans la simple voie chrétienne.

Gisèle se laissait persuader, et les songes enchanteurs chassaient vite les tristesses. Mais un voyage qu’ils firent au Havre lui permit d’entrevoir ce qu’il y avait, en l’âme de Charles, d’inébranlable fermeté, et la tristesse prit sérieusement possession de son cœur.

Soit par désir d’y voir plus clair, soit par une secrète force qui lui faisait regarder en face sa destinée, elle-même écrivit le récit de ce voyage.

« Nous étions allés à Paris, faire nos adieux à M. de Champlain.

« Cette pensée, que je n’avais jamais vu la mer, toucha tout à coup son cœur de marin.

— « Mon cher Garnier, s’écria-t-il brusquement, je veux que mademoiselle Méliand voie l’océan — je le veux absolument et vous allez tous me reconduire jusqu’au navire. — Vous ramènerez madame de Champlain à Paris, etc.

« Mon oncle n’aime pas les voyages. Il tient à ses habitudes, à son doux et charmant intérieur. Pourtant, il se laissa persuader et, le lendemain, lui, Charles et moi, nous étions en route suivant M. de Champlain.

« Si je ne me trompe, Charles ne voulut pas être du voyage, et, pour l’y décider, il avait fallu un ordre de son père. Cela m’avait attristée ; mais sa présence opéra vite son effet ordinaire. C’est pour moi une sorte de rayonnement où mes craintes, mes tristesses vont se fondre et se perdre. Aussi le voyage fut-il un bonheur de tous les instants.

« Cinq jours après notre départ de Paris, nous arrivions au Havre.

« M. et madame de Champlain, arrivés avant nous, nous attendaient pour dîner.

« Pendant le dîner, M. de Champlain nous donna ses instructions sur les endroits de la falaise d’où l’on a la plus belle vue, et mon oncle fit demander une voiture.

« Mais la voiture arrivée, il se déclara fatigué. Vous m’excuserez bien, mignonne, dit-il, sortant sa robe de chambre des profondeurs de son sac, Charles est très capable de vous conduire.

« Charles évite de se trouver seul avec moi. Je n’étais pas sans l’avoir remarqué souvent, et je me sentis gênée.

« M. de Champlain nous regardait avec une expression singulière, indéfinissable.

« Lui n’était pas fatigué du tout et aurait aimé à nous accompagner, dit-il, mais il avait tant à faire.

« Bref, nous partîmes seuls, Charles et moi.

« Le temps était fort beau, les routes passables. Je trouvais un charme incomparable à tout ce que je voyais, sans trop savoir pourquoi, car, du côté de la mer, des bois fermaient l’horizon et, le long du chemin, on ne voyait guère que d’humbles maisonnettes éparses.

« Notre cocher avait l’ordre d’aller vite. Il avait aussi de très bons chevaux et nous filions grand train.

« En descendant de voiture, nous prîmes la lande que rien ne séparait de la grande route.

« Par endroits, les rochers affleuraient le sol ; l’herbe était rude et courte, les arbres chétifs, souffreteux, rechignés, et tout le paysage avait ce caractère de tristesse que l’océan reflète sur ce qui l’entoure.

« Nous marchions rapidement, sans échanger une parole.

« Les grands rochers, qui bordent cette partie de la côte, nous cachaient toujours la mer ; mais nous en respirions l’âpre parfum et le bruit des vagues nous arrivait retentissant, régulier, solennel.

« Cette voix de la mer, encore invisible, résonnait en moi avec une indicible puissance. Un trouble inconnu, une crainte extraordinaire faisait battre mon cœur.

« Nous gravîmes la falaise par un sentier charmant, frais et couvert. Les pierres polies par les pluies et les aiguilles résineuses des sapins le rendaient fort glissant. Mais nous arrivâmes heureusement au sommet couronné d’arbres maigres, tordus par les vents, et, levant la tête, j’aperçus l’océan !… la belle et terrible mer.

« Si longtemps que je vive, jamais je n’oublierai cet éblouissement.

« Il y a, il doit y avoir des impressions ineffaçables.

« Nous avançâmes sur le bord aussi loin que la prudence le permettait.

« Là, nous restâmes longtemps.

« Ravissant spectacle ! Formidable plénitude de force et de vie !

« À trois cents pieds au-dessous de nous, la mer battait son plein.

« Les vagues, blanches d’écume, s’élançaient contre le rocher et semblaient l’ébranler. Nous avions le tonnerre sous les pieds.

« Pourtant, ce n’était pas la tempête, car la mer resplendissait.

« Je ressentais une délicieuse stupeur, un épanouissement merveilleux.

« Il me semblait que cette magnificence indescriptible, que toute cette vie était en moi ; il me semblait que la mer n’était que l’image de mon cœur.

« Charles regardait et écoutait dans une sorte d’extase.

« Mais on ne regarde pas longtemps l’océan sans se sentir atteint par cette profonde tristesse qui s’élève de ses abîmes, et je voyais son visage s’assombrir.

« Tout à coup, je ne sais quelle vague de l’ouest vint, par le travers, frapper audacieusement la grande vague régulière qui venait du midi. Ce fut un choc formidable. Les eaux bondirent si haut que le ciel en fut obscurci et une vapeur irisée d’écume légère arriva jusqu’à nous.

« J’eus une terreur folle mêlée d’un transport inexprimable et, sentant la terre trembler sous mes pieds, je saisis son bras.

« Que se passa-t-il en lui à cette heure immortelle ? à ce moment unique de surprise et de ravissement ?

« Je ne saurais dire : mais son regard rencontra le mien et une étrange pâleur lui vint aux lèvres.

« Le ciel, l’océan, tout disparut pour moi. Je ne voyais plus que l’altération de son visage.

« Je lui demandai s’il souffrait, mais il ne me répondit pas une parole.

« Une rougeur brûlante, une pâleur mortelle couvrait tour à tour ses traits, et, je ne sais quelle joie passait comme une flamme, sur son visage bouleversé.

« Sous cette pâleur ardente, il n’avait plus l’air d’un ange ; je sentis qu’il m’aimait, que toutes ses résolutions lui échappaient, qu’il allait parler.

« Gisèle, que Dieu me pardonne, commença-t-il d’une voix à peine intelligible, me regardant toujours dans un trouble terrible, je…

« Mais, à ce moment, une alouette, s’envolant du rocher, le frappa au visage de son aile et s’élança vers le ciel en chantant.

« La parole expira sur ses lèvres. Il pâlit affreusement, et du regard suivit l’oiseau avec une attention extraordinaire, solennelle.

« L’alouette monta tout droit, d’un vol facile, rapide. Nous l’avions perdue de vue dans les nuages que nous entendions encore son chant. — Elle va porter au ciel les joies de la terre, lui dis-je, sans trop savoir ce que je pensais.

« Lui détourna les yeux, se recula brusquement, et, cachant sa tête contre le rocher qui domine la mer, sanglota.

« Saisie de surprise et de douleur, pendant quelques instants, je le regardai pleurer dans l’ombre, puis je m’élançai vers lui ; mais, d’un geste de la main, il me retint à distance.

« Combien de temps il resta ainsi, je ne saurais le dire.

« Quand il revint à moi, un reste de larmes mouillait encore son visage, mais il avait l’air décidé et tranquille.

« Sans chercher à rien expliquer : Partons, dit-il, partons, si vous le voulez bien. Le jour baisse, il est temps de descendre.

« Ces paroles si ordinaires, prononcées de sa voix ferme et douce, retentirent à mes oreilles comme mon glas funèbre.

Il me sembla qu’une nuit noire, glacée m’enveloppait pour jamais ; et, inconsciente du danger, dans une sorte d’affolement, je marchai vers le bord de la falaise.

— « Mon Dieu ! prenez garde, s’écria Charles.

« Il m’avait saisi les mains et me retenait fortement.

« Cela me rappela à la réalité ; mais incapable de me contenir, je fondis en larmes.

« Il ne parut pas s’apercevoir de mes larmes.

« Par un effort bien grand, je réussis à me calmer. Alors sans me regarder, il me dit : La vue de l’abîme donne le vertige… Descendons, je vous en prie.

— « Oui, lui dis-je ; et je pris sa main pour descendre, comme je l’avais fait pour monter.

— « L’air est très frais : permettez, dit-il. Et retirant gravement sa main, il ramena les deux bouts de mon écharpe et me les passa en double autour du cou.

« Nous descendîmes en silence, par le même sentier frais et sombre.

« Il me semblait que ma jeunesse était morte, tous mes rêves de bonheur en cendres. Oh ! que j’aurais volontiers pleuré !

« Je tâchais de paraître calme. Lui, attentif et grave, marchait à côté de moi.

« Dieu sait que je n’avais pas envie de parler ; mais son silence m’oppressait. J’éprouvais un besoin étrange d’entendre sa voix ; et, pendant que nous traversions la lande, je lui dis : Charles, j’ai toujours devant les yeux les deux grandes vagues s’entrechoquant. Comme c’était beau et terrible, ce conflit entre ces deux forces irrésistibles !

— « Il n’y a qu’une force irrésistible, répondit-il, d’une voix altérée.

« Quand nous fûmes en voiture, il se renversa dans son coin et ne prononça plus une parole.

« Je voyais qu’il souffrait, qu’il aurait voulu me cacher sa souffrance, et je n’osais pas le regarder.

« On nous attendait pour souper.

« Le repas me parut long. Les questions qu’on nous adressait me mettaient au supplice. Puis, j’avais hâte d’être seule.

« Les lumières, placées à chaque bout de la table, éclairaient vivement la figure de M. de Champlain et celle de Charles.

« M. de Champlain était un peu pensif, mais semblait heureux. Il n’aime rien comme sa colonie ; et, on le sent, c’est avec un secret bonheur qu’il lui sacrifie tout.

« Charles était très pâle, très silencieux ; mais jamais sa physionomie n’avait eu une expression si touchante et si belle.

« Que j’aurais donc voulu lire dans son cœur qui me semblait saigner encore !

« Nous nous séparâmes de bonne heure.

« M. de Champlain voulait aller de grand matin en pèlerinage à Notre-Dame-de-Grâce et nous devions tous l’accompagner.

« Cette nuit-là, je ne dormis guère. J’avais toujours présents son trouble, ses larmes, et aussi les deux grandes vagues se rencontrant.

« J’essayais de ne pas m’aveugler, de bien juger. Mais, j’avais beau faire, ce n’était pas sans une sorte de joie que je repassais tous les incidents de la journée. Je me sentais aimée ; et je priais Dieu d’avoir pitié de moi, de me le laisser.

« Avant le lever du soleil, nous étions tous debout.

« M. et madame de Champlain voulaient faire la route à pied, en vrais pèlerins, et avaient décidé que Charles et moi, nous en ferions autant.

« Il était aussi réglé que nous ferions le trajet par la grève ; et nous partîmes tous les quatre, avec un petit guide qui devait nous y conduire par un sentier de traverse.

« La teinte rose de l’horizon montait en se fondant dans le bleu du ciel. Des bruits discrets, de jolies voix timides d’oiseaux s’élevaient dans le silence. Mais Charles ne paraissait rien voir, rien entendre.

« Sur sa figure, aucune trace ne restait du trouble de la veille ; on y lisait seulement une grande fatigue. Il semblait profondément absorbé ou plutôt plongé dans l’une de ces apathies mystérieuses qui ne sont pas rares chez lui.

« Quand nous arrivâmes au rivage, le soleil était levé, mais un épais brouillard couvrait encore la vaste mer.

« À certains endroits, ce brouillard était fort léger et tout transpercé, tout doré de lumière. Partout, il ondulait, bercé par les vagues.

« J’aurais voulu regarder à loisir. On ne m’en laissa pas le temps et nous prîmes la grève, où nous avions une bonne lieue à faire.

« Au sortir de la baie, le rivage est encombré de fragments de roche qui rendent la marche difficile. Mais cette gymnastique ne m’effrayait pas. Je me sentais d’humeur à aller loin.

« Le vent du large avait découvert l’océan.

« Encore parée de brume légère, la grève s’allongeait devant nous dans sa tristesse enchantée.

« Par-ci, par-là, des ronces, des arbustes, des fleurs pendaient à la falaise âpre et nue ; mais l’oreille n’entendait toujours que le mugissement des vagues, le cri rauque des goëlands et la voix triste et douce de l’hirondelle de mer.

« Je ne sais quoi me soulevait, m’étreignait, m’emportait, et des larmes brûlantes s’échappaient souvent de mes yeux.

« De temps à autre, M. de Champlain s’arrêtait pour laisser reposer sa femme. Alors, nous nous arrêtions aussi.

« Une fois, que nous étions assis, admirant les flots verdâtres qui se jouaient au soleil, je lui demandai, non sans arrière-pensée, si la mer n’est pas la plus belle image du cœur humain.

— « La plus belle comme la plus vraie, me répondit-il, rougissant visiblement.

« Je le priai de développer sa pensée, et voici, d’après lui, les grands traits de ressemblance. L’océan a l’immensité, la profondeur, l’éternelle inquiétude. Tantôt traversé par les fanges de la terre, tantôt reflétant le ciel, il se lasse vite des plus beaux rivages. Parfois, on dirait qu’il va s’élancer tout entier, et des grains de sable l’arrêtent.

« Ces paroles m’attristèrent. Lui, tranquille, me demanda en quoi la mer ne ressemble pas au cœur humain.

« Je ne trouvais point, et il reprit : la mer ne se trouble jamais jusqu’au fond ; elle se calme vite et se calme parfaitement… l’orage le plus terrible n’y laisse pas de traces… En cela, continua-t-il de sa voix basse, égale, agréable, en cela, la mer ne ressemble guère au cœur humain, mais elle ressemble beaucoup au cœur chrétien.

« Il s’était levé et tenait à la main son chapeau que le vent voulait emporter.

« Il était plus que beau — il était céleste ; mais je le trouvais dur, cruel, et je ne sais quel amer écho me répétait les paroles de la mère Angélique : Vous ne serez que trop aimée, ce qui est un grand malheur.

« La chapelle de Notre-Dame-de-Grâce domine la falaise.

« On y arrive par un escalier colossal, lequel, en plein soleil et devant la mer, nous mène au sommet, en trois gradins, dont chacun a plus de cent pieds.

« Cette chapelle, si chère à tout le pays, est bien vieille d’aspect et toute en pierres brutes.

« Des milliers d’hirondelles ont leurs nids dans les contre-forts.

« Au-dessus de la grande porte, une niche en ogive abrite une très belle statue de la Vierge donnée par Richard-sans-Peur, duc de Normandie.

« Quelques marins de la flottille nous avaient suivis dans notre pèlerinage ; et M. Garnier, venu en voiture, nous avait précédé dans la chapelle.

« J’allai prendre place à côté de lui ; et comme je m’agenouillais, je me sentis pénétrée par un délicieux sentiment de confiance et de paix.

« Bientôt la messe commença. Il me semblait qu’une atmosphère céleste remplissait cette enceinte, qu’une poésie sacrée s’échappait de ces vieux murs, de ces ex-votos, de ces cierges qui brûlaient parmi les fleurs devant l’image de Notre-Dame-de-Grâce.

« Elle est peinte entre deux anges, les yeux élevés vers le ciel, les bras étendus vers la terre.

« Je n’ai jamais rien vu de représenté plus noblement. La grâce et la miséricorde semblent découler de ses belles mains transparentes.

« M. de Champlain, entouré de ses hommes, était à genoux devant l’autel et priait avec une religion profonde. Que la sainte Vierge lui accorde tout ce qu’il lui a demandé pour sa Nouvelle-France !

« Charles, à genoux près du groupe de marins, priait le visage caché entre ses mains. Je ne voyais que sa tête blonde appuyée sur la balustrade.

« Les vitraux coloriés ne laissaient passer qu’un demi-jour très doux. La lampe du sanctuaire se balançait au bout de ses chaînettes de cuivre. Hors le mugissement des vagues déferlant au pied de la falaise, aucun bruit extérieur n’arrivait jusqu’à nous.

« Chacun semblait prier de tout son cœur ; et c’est avec une grande confiance que je réclamais la protection de la Vierge Marie, que je la suppliais de s’intéresser à mon bonheur.

« M. et madame de Champlain, Charles et tous les marins communièrent.

« Mon oncle et moi, nous sortîmes les premiers.

« Le soleil était déjà haut. Sur le plateau inégal, la bruyère fleurie bourdonnait de mille bruits dans la chaleur.

« Le déjeuner que mon oncle avait apporté fut vite sorti des paniers. Je l’étalai sur un bloc de granit couvert de mousse.

« Ce léger repas fut très agréable et parut faire grand bien à chacun de nous.

« À la demande de M. de Champlain, j’avais chanté l’Ave Maris Stella pendant la messe. Il me remercia avec beaucoup d’effusion, et nous dit que Colomb, s’en allant découvrir le Nouveau-Monde, faisait chanter le Salve Regina, tous les jours, sur ses vaisseaux. Poétique prière, s’il y en eut jamais !

« M. de Champlain parle de Colomb avec un respect inexprimable. Il l’appelle le plus grand des voyageurs et le plus malheureux des hommes.

« Détail que j’ignorais : Colomb ordonna qu’on l’ensevelît avec les fers qu’on lui avait fait porter. Ces fers, qu’il avait toujours gardés suspendus aux murs de sa chambre, il s’en était fait un memento du néant de la gloire et de l’ingratitude des rois.

« Madame de Champlain revint avec mon oncle et moi dans la voiture. Charles revint à pied avec les marins.

« Dans la journée, nous allâmes voir la tour de François 1er ; puis, à marée basse, nous nous rendîmes au phare.

« Comme nous y arrivions, j’aperçus un ramier blanc qui gisait parmi les roches verdâtres. Je le montrai à Charles. Il le prit entre ses mains ; et, me montrant sa tête sanglante, ses blanches plumes souillées : — Pauvre oiseau, dit-il, avec une émotion singulière, lui qui avait des ailes… lui qui connaissait tous les sentiers des cieux !… la lumière du phare l’a troublé… l’a fasciné… l’a égaré.

« J’avais une étrange sensation de froid autour du cœur. Ses paroles produisent souvent sur moi ce douloureux effet — Allons, Gisèle, dit-il, il faut faire le tour du phare… il faut voir comment on a résolu le problème de l’absolue solidité, comment on s’y prend pour résister à l’océan.

« Je me sentais triste et j’aurais mieux aimé regarder cette immense plaine grise, sillonnée, d’où l’eau s’était retirée. Mais, avec lui, je fis le tour du phare qui enfonce, dans la roche vive, ses fondements taillés au ciseau. Les larges pierres de granit sont encastrées l’une dans l’autre. Du bas jusqu’au haut, toute pierre mord dans sa voisine, et la tour n’est qu’un bloc unique, plus unique que son rocher même.

« Rien de solitaire, de lugubre comme cette tour dans la mer. J’aurais voulu faire parler le vieux gardien, mais je ne sais quoi gênait ma parole.

« D’ailleurs, la mer montait et nous voulions visiter le vaisseau de M. de Champlain.

« Le commandant de la Ralde nous en fit les honneurs avec beaucoup de grâce.

« Jamais encore je n’avais mis le pied sur un navire.

« Le commandant me montra la cabine de M. de Champlain, sous la dunette. Quelques livres, des armes, un astrolabe étaient jetés sur le cadre.

« Le départ était fixé à quatre heures. Les vaisseaux appareillaient.

« Nous suivîmes la manœuvre, assis sur un banc de pierre, au bout de la jetée.

« Autour de nous, on se pressait, on riait, on se bousculait. Mais, au nom de Champlain qui courut de bouche en bouche, le silence se fit.

« Il salua la foule qui se découvrit devant lui, et échangea, en passant, quelques poignées de mains.

« Son adieu, très cordial, fut aussi très bref.

« Je le suivis du regard pendant qu’il descendait l’escalier vertical fait de barres de fer scellées dans la pierre. L’instant d’après il reparaissait sur la dunette de son vaisseau.

« Le pavillon fleurdelisé flottait au-dessus de sa tête. La foule criait : Vive Champlain ! Vive la Nouvelle-France !

« Le vaisseau répondit par la bouche de ses canons, et, toutes voiles au vent, gagna la haute mer.

« Madame de Champlain nous attendait dans une cabane de pêcheur, sur la grève. Nous la trouvâmes dans l’étroite fenêtre qui regardait la mer, se dérobant autant que possible et cachant ses larmes. Son attitude me plut : j’aime la pudeur de la douleur.

« Le vent m’avait glacée ; j’avais des frissons.

— « Et pas l’ombre d’un fagot, s’écria Charles, regardant autour de l’humble cheminée où quelques tisons s’éteignaient.

« Il sortit et revint bientôt avec une brassée de planches.

— « Des épaves ! dit-il fièrement, jetant les planches sur le foyer. Gisèle, vous allez avoir un feu d’épaves.

« Il fit le feu lui-même, avec cette grâce incomparable qu’il met à tout.


XV


« La flamme s’éleva bientôt vive et chaude. Délicieux moment ! Que je me trouvais bien à ce feu qu’il avait fait pour moi !

« J’aurais voulu passer ma vie dans cette pauvre cabane qui n’avait d’autre plancher que le sol battu.

« À genoux devant moi, il activait le feu.

« Au dehors, la vague déferlait régulière, formidable ; et les galets qu’elle retournait descendaient la pente avec un bruit de tonnerre ».

Les jours qui suivirent le retour du Havre furent, pour Gisèle, des jours tristes et troublés.

Charles se tenait, autant que possible, renfermé dans sa chambre. Il ne descendait plus au jardin, mais faisait dans le bois d’Auteuil de longues promenades solitaires.

Madame Garnier avait presque toujours les yeux rouges et gonflés ; son mari était plus sombre d’un jour à l’autre. Il parlait souvent durement à son fils. On sentait l’orage entre eux ; et, tout en s’efforçant de ne paraître rien remarquer, mademoiselle Méliand était fort malheureuse.

Elle n’avait nul goût de sortir, de voir ; aucun souci du monde, des amusements, des succès. Son amour l’absorbait ; et tout ce qui ne regardait pas Charles lui était profondément indifférent.

Jamais il ne lui avait rien dit de ses désirs et l’opposition qu’il y rencontrait.

En cela, il obéissait à l’ordre formel de son père ; mais, d’un jour à l’autre, ce silence lui semblait plus regrettable et la situation plus difficile.

Gisèle, qui se sentait évitée, se tenait fièrement à l’écart.

Charles fut donc fort surpris, un matin qu’il lisait devant sa fenêtre ouverte, de la voir apparaître en face de lui, sur le balcon.

— Voulez-vous venir vous promener un peu avec moi ? demanda-t-elle.

— Mais oui, répondit-il en se levant un peu troublé.

Il passa dans sa chambre à coucher, avec sa grâce tranquille, s’agenouilla un instant devant une image de Marie, puis, son chapeau à la main, rejoignit Gisèle, qui l’attendait, belle comme le jour, dans sa blanche toilette du matin.

— Comment pouvez-vous rester renfermé par un temps pareil ? dit-elle, pendant qu’ils descendaient l’escalier. C’est un crime.

— Je lisais, répondit-il.

— Vous lisiez ! La belle excuse ! C’est le livre de la nature qu’il faut lire, quand il fait si beau. Regardez. Rien que dans notre jardin, il y a de quoi ravir ceux qui se donnent la peine d’ouvrir les yeux.

Il sourit ; et, promenant son regard sur les arbres au feuillage magnifique, sur les fleurs humides encore de rosée : — C’est charmant, dit-il.

— Vous ne m’en voulez pas de vous avoir dérangé, demanda-t-elle, s’engageant dans l’allée des tilleuls — longue allée verte et sombre — où, dans les premiers jours, ils avaient eu l’habitude de se promener. Vous êtes toujours renfermé, maintenant.

Une ombre douloureuse passa sur le front de Charles.

— Il faut bien se remettre au travail, dit-il ; un homme ne peut pas passer sa vie à fainéanter.

— Non, sans doute. Qu’est-ce que cet in-folio que vous lisiez avec une attention si forte ?

— Les Actes des martyrs, répondit-il, de sa voix sérieuse et douce. Ah, Gisèle, la belle lecture !… Comme Jésus-Christ a été aimé sur notre pauvre terre !… qu’est-ce qu’on ne lui a pas sacrifié !…

Quelque chose dans son accent fit pâlir Gisèle, qui le regarda sans rien dire.

— Et, pour ne parler que des jeunes filles comme vous, poursuivit-il, combien ont préféré, à toutes les joies de la vie, le bonheur de souffrir et de mourir pour lui !… C’est un enchanteur, acheva-t-il, d’un air ravi.

— Celles qui n’aiment que lui sont bien heureuses, dit-elle à voix basse. Elles n’ont à craindre ni indifférence, ni froideur.

— Il y a encore d’autres avantages, continua-t-il, souriant. Lui seul répond à notre besoin d’être attirés, subjugués, ravis. Vous le savez, Gisèle, tous les feux de la terre font de la fumée, finissent par s’éteindre.

— Vous croyez cela ? demanda-t-elle, avec un étrange accent.

— Je crois que le cœur a des besoins que Dieu seul contente… Voilà pourquoi, malgré tout, les saints sont les heureux de ce monde.

— Vous avez de singulières notions sur le bonheur de ce monde, il me semble.

— Pas si singulières que vous pensez, répondit-il en riant. Sans doute, les saints vivent de renoncement : mais un sacrifice offert à Dieu donnera toujours mille fois plus de jouissances que n’en eût donné la chose sacrifiée… C’est saint Louis de Gonzague qui a dit cela, et saint François-Xavier trouvait les hommes bien aveugles de ne pas comprendre qu’en refusant de mortifier leurs désirs naturels, ils se privaient du plus grand bonheur de la vie.

— C’est trop fort pour moi, s’écria-t-elle. Il me semble que Dieu, comme un bon père, aime à nous voir jouir des biens qu’il nous a donnés. Non, je ne crois pas qu’il veuille qu’on renonce à ce qui fait la douceur et le charme de la vie.

— D’ordinaire, non sans doute : mais vous le savez, Gisèle, heureux et mille fois plus heureux qu’on ne saurait dire, ceux à qui il redemande tout.

Gisèle ne répondit rien.

Une clarté inexorable se faisait dans son esprit, et toutes les espérances qu’elle avait tâché de conserver lui échappaient.

Elle comprenait que la simple vie chrétienne ne suffirait jamais à ce cœur-là ; qu’un jour ou l’autre, il lui faudrait l’abandonner à Dieu tout entier.

Ils firent quelques tours en silence. Elle tenait la tête baissée et des larmes involontaires, irrépressibles, inondaient son visage.

Lui restait-il quelque espoir ? Peut-être, car, tout à coup, elle s’arrêta et, relevant la tête :

— Charles, dites-le moi, demanda-t-elle avec une énergie soudaine, voulez-vous vraiment nous quitter ?… est-ce la seule volonté de vos parents qui vous retient dans le monde ?… hésitez-vous encore ?…

Le regard qu’elle attachait sur lui le fit pâlir, mais il répondit fermement :

— Non, Gisèle, je n’hésite pas, ma résolution est bien arrêtée : je veux la pauvreté… je veux la souffrance… je veux la croix… Je veux me donner à Jésus-Christ comme il s’est donné à moi ; et, sans mon père, il y a longtemps que je vous l’aurais dit.

Elle ne prononça pas une parole ; mais son visage, déjà fort pâle, se couvrit d’une teinte livide et ses traits charmants se creusèrent soudain.

Les yeux de Charles Garnier se remplirent de larmes :

— Ma chère petite sœur, murmura-t-il, c’est bien douloureux de vous faire souffrir ; mais, sans cesse, je prierai Dieu pour votre bonheur.

— Mon bonheur ! dit-elle avec un regard qui traversa le cœur du jeune homme comme un acier tranchant.

— C’est la volonté de Dieu, reprit-il, sanglotant comme un enfant, dites-vous cela, Gisèle.

Une faible contraction nerveuse agita ses lèvres et, étouffant un sanglot désespéré, elle s’affaissa jusqu’à terre.

Lui, pâle comme un mort, resta quelques instants à la considérer dans l’immobilité la plus étrange, puis il se précipita pour la relever ; mais elle, tournant son visage vers la terre, lui fit signe de la main de s’éloigner.


XVI


Quelques minutes plus tard, Charles Garnier montait en voiture, pour se rendre à Paris.

— Chez les Carmes, ordonna-t-il ; et, rabattant son chapeau sur ses yeux, il se jeta au fond du carrosse.

Une demi-heure après, la voiture s’arrêtait rue de Vaugirard, devant un vieil édifice, d’aspect imposant, entouré de murailles élevées.

Charles sauta à terre, et franchit un porche étroit qui conduisait à une cour circulaire.

La lumière du soleil égayait les murs dégradés du vieux couvent ; et, au-dessus de la grande porte, dans une petite niche de marbre, une statue de Marie semblait sourire aux arrivants.

— Ô Immaculée, ô immaculée Vierge Marie Mère de Dieu, murmura le jeune homme, soulevant son chapeau devant l’image sacrée.

Il poussa une lourde porte de chêne.

— Puis-je voir mon frère, le Père Henri de Saint-Joseph ? demanda-t-il au frère convers qui se présenta.

— Oui, monsieur, veuillez entrer, dit le portier en ouvrant la porte du parloir.

Il n’y avait personne ; et au lieu de prendre l’un des sièges rangés de chaque côté de la chambre, Charles Garnier se mit à marcher de long en large.

Un tableau représentant sainte Thérèse ornait la muraille blanchie à la chaux.

Charles avait souvent vu ce tableau sans le remarquer ; mais ce jour-là, un puissant rayon de soleil, glissant à travers la fenêtre entr’ouverte, donnait en plein sur la figure de la sainte et lui prêtait une vie singulière.

Charles s’arrêta à la considérer. Il lui semblait qu’elle le regardait avec sympathie, qu’elle lui répétait : Ou souffrir ou mourir.

Le P. Henri arrivait tout joyeux. Mais, en apercevant le visage de son frère, le sourire s’éteignit sur ses lèvres et, appuyant les mains sur ses épaules : — Que s’est-il donc passé ? demanda-t-il le regardant fixement.

Pour toute réponse, Charles se jeta à son cou et sanglota. Mais il se remit bientôt, et, relevant la tête :

— Henri, dit-il, je suis bien malheureux.

— Malheureux ! répéta doucement son frère. L’attente n’a-t-elle plus sa douceur ? le bon plaisir de Dieu n’est-il pas meilleur que tout ?

— Ma position n’est plus tenable, s’écria Charles. Oui, je suis bien malheureux !

Et il lui raconta ce qui s’était passé.

Le jeune religieux écouta avec une attention profonde. Comme il ne se pressait pas de répondre :

— Mais, dit son frère, que vais-je faire ? Je me sens faible contre elle. Pauvre enfant ! Quand elle est tombée, quand je l’ai vue sur le sol, blanche comme une morte, ma force m’a presque abandonné. Toutes les preuves de sa tendresse, même les plus lointaines, les plus oubliées, me sont revenues. Je me trouvais un fou, un cruel, un barbare.

— Mon cher frère, dit le religieux avec une gravité émue, remerciez Dieu. Il y a de ces heures, de ces instants d’où dépendent la vocation et la sainteté — parfois aussi le salut. Oui, remerciez Dieu. Et, je vous en conjure, pas d’attendrissements sur vous-même. Il n’en faut pas, lorsqu’on répond à l’appel de Dieu. Non, il n’en faut pas, même lorsque l’effort a mis le cœur tout en sang.

— Ah ! s’il ne s’agissait que de moi… Mais elle… c’est si terrible de faire son malheur ! Henri, quand la mort de ses parents la jeta chez nous, elle était bien petite et, déjà, si capable de douleur ! Pauvre Gisèle ! alors, c’était moi qui la consolais…

Il s’arrêta et cacha son visage entre ses mains.

Le carme l’observait avec une sorte d’inquiétude, et voulant l’éprouver : — Charles, dit-il, vous le savez, on se trompe parfois. La vocation est chose bien obscure. Vous pourriez faire beaucoup de bien dans le monde, et la Providence semblait si bien avoir tout disposé pour votre bonheur !

Ces mots calmèrent Charles Garnier comme par enchantement.

— Non, dit-il, relevant son visage couvert de larmes. Je veux aller à Dieu par le plus court chemin. En lui seul, je veux mettre tout mon amour, tout mon bonheur. S’il m’a comblé de tous les biens, c’est pour que j’aie davantage à lui sacrifier, et qu’il en soit béni ! ajouta-t-il avec fermeté.

— Oui, qu’il en soit béni ! répéta son frère ; et, le serrant dans ses bras, il pleura sur lui.

— Mais, dit Charles Garnier redevenu très calme, que vais-je faire ? Mon père traite ma vocation de maladie mentale. Il m’a défendu absolument de lui en parler jamais. Il m’accuse d’exaltation, d’ingratitude, et le chagrin de notre pauvre mère me fend le cœur.

— Allons, dit le religieux, ce que Dieu garde est bien gardé. De la confiance, et une bonne prière.


XVII

De retour dans sa cellule, le P. Henri resta longtemps songeur devant l’in-folio aux feuillets jaunis, ouvert sur sa table de bois blanc. Il en fut ainsi les jours suivants. Enfin, un soir, le jeune carme s’en alla frapper à la porte de son supérieur et demanda la permission d’aller voir sa famille.

La permission fut accordée : et le lendemain matin, il partait à pied pour Auteuil.

La pensée lui était venue de s’adresser à mademoiselle Méliand, de tâcher d’obtenir qu’elle se chargeât de la cause de Charles.

Jusque-là, toutes les influences mises en jeu avaient été inutiles. Mais son père pourrait-il résister aux supplications de la jeune fille ? Il lui semblait que non ; que perdant plus que lui, plus sensiblement atteinte, elle pourrait peut-être le toucher, lui faire entendre le langage de la générosité chrétienne.

Mais le voudrait-elle ?

Tout occupé de ses pensées, il se trouva, sans trop s’en être aperçu, au dernier détour de l’avenue de Bois-Belle.

Des feuilles jaunies tranchaient sur la riche verdure ; mais l’été était encore dans sa magnificence, et un charme profond rayonnait de la maison silencieuse.

Le religieux sentit ses yeux se mouiller et, pendant quelques instants, il resta immobile, embrassant, d’un coup d’œil, l’ensemble de ces lieux si familiers et si chers.

Des années s’étaient écoulées depuis le jour déchirant et béni où, pour obéir à l’appel de Dieu, il avait abandonné sa famille ; mais tous les détails de la séparation lui revinrent, et son cœur se serra à la pensée que Dieu demandait à ses parents le sacrifice de leur dernier enfant.

Surmontant vite cette faiblesse, il ouvrit la grille et traversa la cour.

Une porte était grande ouverte. Le religieux entra sans avertir ; et, le cœur ému, se dirigea vers la pièce où sa mère avait coutume de se tenir.

Elle y était seule, assise devant sa table à ouvrage, la tête appuyée sur ses mains d’ordinaire si industrieuses et si actives.

Ses pensées l’absorbaient fortement, et le carme, dont les sandales faisaient bien peu de bruit sur le parquet, arriva à elle avant d’avoir été entendu. Ma mère ? dit-il.

Elle leva vivement la tête et, toute saisie de surprise et de joie, se jeta dans ses bras.

Mais la joie s’éteignit vite dans son cœur ; et, appuyant la tête sur l’épaule de son fils, elle mouilla son froc blanc de ses larmes, lui disant que la paix avait fui de la maison, que Gisèle était bien malade de chagrin, que l’obstination de Charles les mettait tous au désespoir.

Le religieux n’essaya pas de la consoler autrement que par de douces paroles. Mais lorsqu’elle fut un peu calmée :

— Charles aussi est bien malheureux, dit-il tristement.

— Oui, je le sais, il souffre beaucoup, et si inutilement ! Pour moi, je ne puis rien lui refuser ; mais jamais il n’aura le consentement de son père. Il peut s’en tenir assuré.

Le magistrat arriva, Charles aussi, et la conversation fort contrainte ne roula plus que sur des sujets indifférents.

— Mais ne verrai-je pas Gisèle ? dit tout à coup le religieux.

À cette demande si naturelle, Charles se troubla visiblement : son père lui jeta un regard furieux, et madame Garnier, n’osant rien dire, envoya prévenir la jeune fille.

La domestique revint bientôt. Mademoiselle Méliand, s’excusant sur son indisposition, priait le P. Henri de monter la voir.

Depuis la conversation du jardin, se sentant incapable de reprendre la vie commune, elle n’avait pas quitté sa chambre et c’est à peine si madame Garnier elle-même avait pu en obtenir quelques mots.

L’altération de ses traits, son affaissement extrême frappèrent péniblement le P. Henri, et les paroles ordinaires d’encouragement ne vinrent pas à ses lèvres. Il comprit que cette enfant comblée de tous les dons et à peine entrée dans la vie, n’attendait plus rien en ce monde.

Après avoir placé un siège près du sofa sur lequel la jeune fille était couchée, madame Garnier était sortie.

— Je suis heureux que vous m’ayez reçu, dit le religieux s’asseyant. Je désirais beaucoup vous voir… c’est même pour cela que je suis venu.

Elle fit de la tête un signe de remerciement, mais resta silencieuse.

— Vous avez beaucoup souffert, continua-t-il avec la douceur d’un ange, et les premiers jours de la douleur sont terribles à traverser… C’est un temps de ténèbres… Mais, soyez en sûre, la lumière viendra et alors vous bénirez Dieu qui veut Charles tout à lui.

Elle le regarda avec une expression de détresse si absolue, si poignante qu’il sentit les larmes le gagner.

— Pauvre enfant ! murmura-t-il, je sais que c’est un sacrifice bien terrible… Je sais qu’il est tout pour vous sur la terre.

— Oui, dit-elle faiblement, et la vie va être bien longue.

— Ce que nous appelons la vie est bien peu de chose… une ombre… une fumée légère… Les années passent comme des instants, Gisèle, et bientôt ce monde aura disparu pour nous.

— Ah ! dit-elle, comme se parlant à elle-même, qu’il est triste de n’espérer plus qu’en la mort !

Et, se couvrant le visage de ses mains, elle pleura silencieusement.

— Mon enfant, dit le religieux après un instant, écoutez-moi… Voudriez-vous lui ravir le bonheur et la gloire de sa vocation religieuse ?…

Comme elle pleurait toujours sans rien répondre, il poursuivit :

— La vocation religieuse, il l’a, soyez-en sûre. Sans cette force divine qui est la grâce même de la vocation, il n’aurait pu tenir. Dites-moi, avez-vous jamais songé à ce jeune homme de l’Évangile que Jésus-Christ appelait et qui refusa de le suivre ?… Voudriez-vous que Charles fît comme lui ?

— Non, dit-elle, se redressant avec une force soudaine, je ne veux pas son malheur. Si Jésus-Christ l’appelle, qu’il le suive, qu’il m’abandonne, qu’il me foule aux pieds, j’y consens.

Et, se rejetant sur le sofa, elle cacha son visage dans la soie des coussins et sanglota convulsivement. Le religieux la regardait attendri jusqu’au fond du cœur. Quand elle fut un peu calmée, il reprit :

— Vous avez l’âme généreuse, Gisèle, et cela m’encourage. Aimer quelqu’un, c’est vouloir son bonheur, n’est-ce pas ? Eh bien, si vous le vouliez, je crois que vous arracheriez à mon père le consentement que Charles a tant de fois imploré en vain…

— Voilà, mon enfant, la plus grande, la plus noble preuve d’affection que vous lui puissiez jamais donner, et je voulais vous le dire.


XVIII


Gisèle Méliand aimait Charles Garnier de l’un de ces amours profonds, ardents, exclusifs qu’il est donné à si peu de connaître.

Lui de moins dans sa vie, il n’y avait plus rien. La terre n’était plus qu’une effroyable solitude.

Elle le savait parfaitement ; mais le lendemain, quand le soleil vint éclairer sa chambre, sa résolution était prise.

Ce jour-là, surmontant sa faiblesse, elle se leva, s’habilla soigneusement et fit prier son tuteur de monter à sa chambre.

Le magistrat, qui vint aussitôt, la trouva à demi couchée sur un pliant. Son attitude rigide et tranquille lui fit une pénible impression ; mais, sans en rien laisser voir, il la baisa au front, et s’asseyant à côté d’elle :

— Vous avez à me parler ? ma chère petite, dit-il.

— Oui, répondit-elle, levant sur lui ses beaux yeux tristes. J’ai une chose à vous demander.

— Qu’est-ce que c’est ? fit-il avec la plus grande douceur, mais en détournant la tête, car l’expression de sa physionomie lui faisait mal.

— Je voudrais retourner à Port-Royal, dit lentement Gisèle.

— Vous voulez retourner à Port-Royal ! s’écria le magistrat se penchant vers elle, avec l’air d’un homme qui croit avoir mal compris.

— Oui, dit-elle fermement. Puisque je suis une cause de division et de souffrance, puisque vous voulez forcer votre fils à m’épouser, je ne resterai pas chez vous plus longtemps, et je vous demande la permission de retourner à Port-Royal. Où voulez-vous que j’aille ?

Les traits du magistrat se contractèrent violemment ; une flamme de colère jaillit de ses yeux, et, se levant brusquement, il marcha vers la fenêtre qu’il faillit faire voler en éclats. Ses tempes battaient avec une force terrible et les sentiments les plus violents, les plus contradictoires se partageaient son cœur.

Le visage caché dans ses oreillers, mademoiselle Méliand attendit en silence.

Elle attendit bien longtemps.

Enfin, revenant vers elle :

— Gisèle, dit-il amèrement, nous serions si heureux ! J’aurais tant aimé à vous nommer ma fille !

— Je le serai, dit-elle, se jetant dans ses bras.

Pendant quelques minutes, elle pleura sans contrainte, la tête appuyée sur son épaule. Puis, relevant son visage, auquel la douleur donnait une expression sublime :

— Vous le laisserez libre de faire ce qu’il veut ? murmura-t-elle. Vous me le promettez ?

— Oui, dit le magistrat, sanglotant sans s’en apercevoir. Oui, je vous le promets… Vous ne m’aurez pas donné, en vain, un si grand exemple de générosité. Pauvre enfant ! c’est surtout pour vous que ce sacrifice est terrible… Nous autres, notre vie est bien avancée, mais la vôtre est tout entière devant vous.


XIX

FEUILLETS DÉTACHÉS


« Voilà trois semaines que Charles nous a quittés : trois semaines qu’il est au noviciat des Jésuites. Il est parti seul avec son père, de grand matin, sans faire d’adieux.

Sur sa table, il y avait deux lettres, l’une pour sa mère, l’autre pour moi.

« Mon amie, ma très chère sœur, dit-il, soyez bénie. Mon père ne m’a pas caché ce que je vous dois. Consolez-le, Gisèle, consolez ma pauvre mère. Et, je vous en prie, pas d’abattement, pas de tristesse. Le cœur en haut. La vie est si peu de chose.

Je prierai pour vous jusqu’à la dernière heure de mon dernier jour ».

Oui, Charles, prie pour moi sans cesse. J’en ai besoin.

Maintenant, je suis plus forte, je ne pleure plus continuellement. Mais, est-ce parce que je me suis reportée trop souvent à une heure inoubliable ? est-ce parce qu’avec un cœur débordant de vie, il faut habiter un monde vide ? Je ne sais. Mais ces accents si éperdus et si tristes de la mer sur la grève déserte, il me semble souvent les entendre encore… je me surprends les écoutant partout.

Cet étrange effet du sentiment habituel m’inquiète un peu. Je vais tâcher d’écrire souvent. Écrire me calme, me fait du bien. La musique a plutôt l’effet contraire.

Dieu ! mon Dieu ! c’est donc vrai qu’il est parti ! qu’il ne reviendra plus dans cette maison où tout le rappelle, où tout me parle de lui.

Ô souvenirs poignants et chers ! Ah ! si je pouvais m’abîmer dans mes regrets, j’en mourrais peut-être. Mais il m’a dit : Consolez mes parents… Et ce qu’il m’a demandé, je veux le faire.

Je leur donnerai ma vie pour l’amour de lui. Je la leur donnerai jour par jour, heure par heure, minute par minute.

Sa mère est écrasée. Elle si vive, si active passe les journées entières à pleurer. Je suis forcée de m’occuper de bien des choses. Et s’occuper des détails ordinaires de la vie, quand on n’attend plus rien, quand on n’espère plus rien, quand on est dans un abîme de vide et de néant, c’est bien douloureux.

Chaque matin, après ma prière, je relis sa lettre et je demande à Dieu du courage. »

« Aujourd’hui, pour la première fois, je suis entrée dans sa chambre, dont je veux faire un sanctuaire, où je veux retrouver les parfums de sa prière.

Mes larmes, taries depuis quelques jours, ont recommencé à couler.

J’ai été m’asseoir sur le balcon, à sa place préférée, et j’y suis restée longtemps. Le jardin est déjà bien dépouillé. Il y a plus de feuilles sur le sol qu’aux arbres. Où est allé le printemps, pensais-je ?

Ah ! si je pouvais croire, vraiment croire, que ce qui passe n’est rien, comme Charles me l’a dit souvent !

Un peu fortifiée par ces pensées, je suis retournée dans sa chambre. Tout y est comme lorsqu’il l’a quittée.

Le dernier bouquet que j’ai fait pour lui était tout fané sur sa table. L’encre avait séché dans l’écritoire resté ouvert sur son pupitre ; quelques feuilles de papier étaient éparses. Ce papier — pareil à celui de ses lettres — était froissé et comme taché de gouttes d’eau séchées. J’ai pensé qu’il avait pleuré, le front appuyé sur son pupitre.

Un vif rayon de soleil illuminait la belle tête de saint Ignace contemplant le ciel.

Ce tableau que Charles aimait tant, je l’ai bien regardé.

Cette divine attraction, cette nostalgie céleste reste un mystère profond pour mon cœur dévoré de regrets. « Si je pouvais donc croire… croire réellement que la vie n’est rien ».

« Sa mère m’a proposé de l’aller voir.

Je n’ai pas refusé ce déchirant bonheur et nous sommes parties. C’était la première fois que j’entrais chez les Jésuites.

J’avais bien ramassé toutes mes forces pour l’entrevue ; mais, dans le parloir, ma fermeté m’a tout à coup abandonnée.

Je suis sortie, disant à sa mère que je reviendrais bientôt et, comme je ne pouvais guère pleurer dans la rue, je suis entrée dans l’église.

Il n’y avait personne. Dans le sanctuaire, deux novices, silencieux comme des ombres, étaient occupés à couvrir le maître autel d’ornements noirs.

La pensée de la mort me fit du bien. Je fis une bonne prière, puis je retournai au parloir.

Charles y était avec sa mère.

Quand j’ouvris la porte, il se leva vivement et vint à moi.

Il me prit la main et dit avec son air d’ange : Loué soit Jésus-Christ !… dites-le, Gisèle.

Je dis comme il voulait, et je ne sais quoi de doux et de fort se répandit dans mon cœur.

Nous nous assîmes tous les trois, à une petite table, dans un coin du parloir.

Il a un peu maigri et beaucoup pâli. Ses boucles blondes sont coupées. Le costume religieux lui va bien : et, je ne sais comment, en le regardant, je ne me sentais plus mortellement désolée. — Croyez-vous, dit-il, que je n’ai pas souffert, en vous quittant ?… Ah !… Jamais je n’ai ressenti un déchirement si terrible, une si poignante douleur.

Il parlait avec calme, mais ses paupières battaient souvent, sous l’effort qu’il faisait pour retenir ses larmes.

Nous causâmes : c’est-à-dire lui parla, car ni sa mère, ni moi, nous n’avions la force d’articuler une parole.

L’heure écoulée, il se leva aussitôt, embrassa sa mère avec des paroles de tendresse, fit le signe de la croix sur mon front, et disparut dans un sombre corridor où une lampe brûlait devant une image de Marie. »

« L’avoir revu m’a fait du bien ; et je trouve une sorte de douceur à me rappeler chacune de ses paroles, chacun de ses regards.

Ses manières avec moi n’ont plus rien de cette froideur, de cette réserve outrée, qui lui était devenue ordinaire dans les derniers temps.

Il m’aime et beaucoup, j’en suis sûre. Mais il m’aime de haut, à peu près comme les saints aiment dans le ciel. Sa pitié pour ma souffrance rappelle cette pitié tendre et sereine qu’on attribue aux bienheureux.

Il m’a dit de bien prier, que la prière me fortifierait, m’élèverait jusqu’à ces hauteurs, où l’on voit les choses terrestres sous leur vrai jour, sous leur aspect véritable.

Ah ! je voudrais avancer cette heure-là ! m’arracher au présent, oublier l’avenir qui m’attend !

Ah ! m’a-t-il dit encore, que de peines on s’épargnerait, si on restait toujours dans le vrai… si on voulait comprendre qu’on n’est pas sur la terre pour y être heureux.

Oui, je sais cela. Je comprends que la douleur est nécessaire ici-bas. Mais la joie l’est-elle moins ? À quoi servirait la pluie sans les chauds rayons du soleil ? et que peut-on espérer d’une vie de tristesse ?

Ma jeunesse, vieillie tout à coup, n’a plus d’espoir, et mon cœur défaille devant la vie qui m’est faite ; car c’est fini, à jamais fini pour moi, de tout ce qui s’appelle bonheur. Le plus difficile n’est pas de se décider au sacrifice, mais de le soutenir, de le renouveler. Je l’éprouve à chaque instant. Et lui ?

Lui a le feu céleste dont je ne suis pas digne de brûler. Il a aussi la volonté héroïque. Folle que j’étais d’espérer ! Ah ! maintenant je le sais. Si, un instant trahi par son cœur, il a failli se prendre au bonheur de la terre, il s’en humiliera toute sa vie ; et le souvenir de cette heure d’entraînement suprême n’est déjà plus pour lui qu’une cendre, une poussière qu’il jettera sur son sacrifice pour en ternir l’éclat. »


XX


Quatre années s’étaient écoulées. On touchait à l’hiver de 1629.

M. de Champlain n’avait pas reparu en France ; Réginald de Brunand avait péri au siège de La Rochelle ; Charles Garnier était religieux.

Gisèle l’avait entendu prononcer ses vœux redoutables ; elle l’avait vu, prosterné sur le parquet du sanctuaire, recevoir l’onction qui le faisait prêtre pour l’éternité.

Violemment tentée souvent par l’idée du cloître, elle la repoussait pour ne pas désespérer ses parents d’adoption dont la tendresse pour elle avait pris les proportions d’un culte.

M. et madame Garnier avaient cru d’abord que le temps triompherait de ses regrets ; qu’après la résignation viendrait le calme, puis la possibilité du bonheur. Force leur fut de reconnaître qu’ils s’étaient trompés.

— C’est pour vous que je reste dans le monde, répondait-elle, lorsqu’ils lui parlaient de mariage. Si je vous survis, je me ferai religieuse. Voilà la question d’avenir réglée.

Malgré cette déclaration très ferme, ni le magistrat, ni sa femme n’avaient voulu consentir à ses désirs de vie retirée.

Mademoiselle Méliand allait donc souvent dans le monde, où elle se sentait seule au milieu des fêtes les plus brillantes.

Ces succès, ces hommages, qui font tourner les meilleures têtes, la laissaient froide. Le bal n’avait pas d’ivresse pour elle. Là, plus qu’ailleurs encore, le souvenir de Charles lui revenait vif et sacré.

Son amour pour lui s’était transformé, mais il remplissait toujours son cœur. Et, comme une femme prend les sentiments de celui qu’elle aime, ces vains plaisirs, ces frivoles joies qu’il avait méprisés, elle les méprisait, et cela, sans effort de réflexion ni de vertu.

Nul ne pourrait jamais le remplacer pour elle — elle le savait parfaitement. Mais, dans le secret de son cœur, sous les dehors du calme que donne la volonté, elle n’en portait pas moins toutes les tendres aspirations de son âge ; et ce désert comme infini qui s’étendait devant sa jeunesse lui semblait terrible à traverser.

Le premier déchirement de la séparation surmonté, elle s’était beaucoup appliquée à la musique ; et, à l’indicible jouissance de ceux qui l’entouraient, ses tristesses prenaient souvent la forme musicale.

Mais la musique, qui centuple le sentiment, ne lui avait pas été d’un grand secours. La vraie source de consolation était plus haut. Gisèle le savait ; et il n’était pas sourd à son appel, le Dieu qu’elle invoquait, pour combler le vide immense insupportable, qui s’était fait dans sa vie. Grâce à la prière persévérante, elle sentait chaque jour son âme plus ferme, plus sereine : — Là, où il a volé, je tâcherai de gravir, disait-elle.

Mademoiselle Méliand ne s’était liée avec aucune des jeunes filles de son âge, mais une grave amitié l’unissait à madame de Champlain.

C’était chez elle qu’elle se rendait par un beau jour de novembre 1629.

Un loup de velours noir couvrait son visage, suivant la mode d’alors. Escortée par sa femme de chambre, elle marchait lentement, sans souci du va-et-vient des passants.

Rue Saint-Germain-l’Auxerrois, mademoiselle Méliand s’arrêta devant une vieille maison au balcon de fer ouvragé et aux larges fenêtres à petites vitres. — Je crois qu’il y a des nouvelles de M. de Champlain, dit la vieille bonne qui lui ouvrit.

Gisèle détacha son masque de velours noir et, le cœur ému, prit l’escalier à rampe de chêne qui conduisait à un palier large et sombre sur lequel donnait le petit salon où madame de Champlain recevait d’ordinaire.

La porte en était grande ouverte ; et, du premier regard, Gisèle aperçut la jeune femme. Debout, appuyée sur le dossier d’un fauteuil, elle écoutait, avec une attention émue, extraordinaire, quelqu’un qui lui parlait avec animation. Mademoiselle Méliand ne voyait pas celui qui parlait, mais le son de sa voix mâle et douce la fit tressaillir, en rappelant au vif le souvenir d’une heure sacrée.

— Entrez, Gisèle, dit madame de Champlain apercevant la jeune fille. Vous allez voir un missionnaire que vous ne devez pas avoir oublié, le P. de Brébeuf.

— Je suis heureux de vous rencontrer, dit le jésuite. Le chant du départ m’est revenu bien des fois ; mais, comme vous voyez, je n’ai pas eu l’honneur d’être martyrisé.

Ces quatre années l’avaient vieilli. Mais c’était toujours le type de la force, l’athlète taillé pour le combat.

— Et M. de Champlain ? demanda mademoiselle Méliand, après une respectueuse révérence.

— M. de Champlain sera bientôt ici. Nous avons fait la traversée ensemble. Je l’ai quitté à Plymouth en route pour Londres, où il va travailler à se faire rendre Québec. La paix était conclue, lorsque les frères Kertk, huguenots au service de l’Angleterre, s’en sont emparés.

— Québec est au pouvoir des Anglais ! s’écria Gisèle. Mon Dieu ! quel malheur pour M. de Champlain ! Comment cela s’est-il fait ? mon Père.

— Depuis trois ans, Québec n’avait reçu ni provisions, ni poudre, ni balles. La flotte de M. de Roquemont a été arrêtée, en partie détruite par la flotte anglaise. Dès l’été dernier, les Kertk, mouillés à Tadoussac, avaient fait sommer M. de Champlain de leur livrer le fort. M. de Champlain reçut l’envoyé fort courtoisement et répondit : « Si les Anglais veulent nous attaquer, qu’ils s’acheminent au lieu de nous menacer de si loin ». Trompés par cette assurance, les Anglais n’osèrent pas, cette fois, risquer l’attaque. Pourtant, toute résistance était impossible. C’est à peine si les Français avaient cinquante livres de poudre ; et, quelques jours auparavant, deux tours du fort s’étaient écroulées. De plus, la faim commençait à se faire cruellement sentir à Québec. Mais, bonne mine n’est pas défendue, disait M. de Champlain. Il prit toutes les mesures possibles pour soulager ses gens, et on réussit à passer l’hiver sans mourir de faim… M. de Champlain s’était mis gaiement à la ration commune — sept onces de pois par jour. Au mois de mai, les pois étaient épuisés. Depuis longtemps on n’avait ni poudre, ni plomb. Les femmes, les enfants passaient les journées dans les bois à la recherche de glands et de racines… celles du sceau de Salomon étaient surtout estimées. On souffrit tant de la faim que, lorsque les Anglais se présentèrent au mois de juillet, ils furent reçus comme des libérateurs.

Madame de Champlain s’était couvert la figure de ses mains et les larmes filtraient entre ses doigts.

— Madame, dit doucement le jésuite, il a tout enduré héroïquement et vous avez lieu d’être fière… D’ailleurs, les termes de la capitulation ont été fort honorables. Les Kertk ont eu les plus grands égards pour M. de Champlain. Ils n’ont pas voulu qu’il abandonnât ses appartements. Ils lui ont même permis d’y faire célébrer la messe.

— Le P. Masse et le P. Lallemant sont-ils aussi revenus ? demanda mademoiselle Méliand.

— Il l’a bien fallu. Ces Huguenots n’auraient jamais voulu souffrir de jésuite, dit le P. de Brébeuf gaiement. Quand le commandant Kertk vint à Notre-Dame-des-Anges, sa première parole fut pour nous dire qu’il regrettait de n’avoir pu commencer les opérations en mitraillant notre maison. Du reste, pour leur rendre justice, les Kertk ont eu de bons procédés pour tous les autres… Mais c’était dur de voir la croix Saint-Georges à la place du drapeau blanc.

M. de Champlain était-il bien triste ? dirent les deux dames.

— La capitulation signée, il semblait malheureux… Il demanda qu’on le conduisît à Tadoussac : je descendis sur le même vaisseau. Les Hébert, les Couillard, tout ce qui restait à Québec vint le reconduire. — Je reviendrai, je reviendrai, je vous le promets, disait-il ; et je crois qu’il aurait volontiers pleuré. — À Tadoussac, il n’était pas triste et chassait souvent aux alouettes avec l’amiral anglais. Il est de ceux que le découragement n’atteint pas, dit le P. de Brébeuf, se levant pour prendre congé.

— Mon Père, dit Gisèle, avez-vous trouvé la vie de missionnaire bien terrible ? Avez-vous beaucoup souffert chez les sauvages ?

La figure fatiguée du jésuite s’éclaira d’un souvenir de bonheur :

Jesu dulcis memoria, dit-il. Ce que vous m’avez chanté, la veille de mon départ, j’en ai fait l’expérience ; et, comme M. de Champlain, j’espère bien retourner au Canada.


XXI


Comme nous savons tous, après bien des négociations, Québec fut rendu à la France : et, le 23 mars 1633, Samuel de Champlain s’embarquait à Dieppe, pour aller reprendre possession de la colonie.

Dans l’intervalle, Gisèle l’avait vu souvent, et son intimité lui avait été grandement utile.

Cet homme si fort, si peu occupé de lui-même, la fortifiait ; il l’élevait au dessus des personnels regrets.

De son côté, M. de Champlain aimait à causer avec cette grave jeune fille. Il aimait surtout à l’entendre chanter.

Sa voix céleste réveillait cette sensibilité poétique et profonde qui était en lui ; elle l’enlevait aux pesantes et chétives réalités et le plongeait dans des rêveries enchantées.

Il oubliait la vieillesse qui approchait ; il oubliait les amères expériences, les amères pensées. Il se retrouvait jeune, ardent, comme à l’heure immortelle où la beauté de Québec, se révélant à ses yeux, avait charmé son cœur.

Quelle douleur lorsqu’il lui avait fallu abandonner son œuvre !

Mais, grâce à la Vierge Marie, il allait reprendre possession de sa Nouvelle-France. C’est sous sa protection qu’il avait mis ses démarches ; c’est à elle qu’il en attribuait le succès, et il aimait à parler de la chapelle qu’il avait fait vœu de lui ériger à Québec.

Bien des fois, le soir, Gisèle l’avait vu, le crayon à la main, se reposer des fatigues du jour, en dessinant le plan de sa chapelle : — Je l’appellerai, disait-il, Notre-Dame de Recouvrance.

Quand il fut parti, le petit salon de la rue Saint-Germain-l’Auxerrois lui parut bien triste, bien désolé. Mais un vide autrement douloureux ne devait pas tarder à se faire autour d’elle.


XXII


L’été 1634 touchait à sa fin. Les beaux arbres de Bois-Belle commençaient à se nuancer.

M. et madame Garnier revenaient en carrosse de Paris, où ils avaient été voir leur fils, professeur au collège de Clermont.

Gisèle, qui était avec eux, semblait fort soucieuse et pensive.

Les Relations de la Nouvelle-France commençaient alors à paraître.

Celle de l’année 1633 venait d’être publiée, et le P. Garnier l’avait donnée à Gisèle. Mais, avec la brochure, il lui avait aussi glissé une lettre, en lui disant avec une émotion singulière :

— J’espère que vous vous intéressez toujours aux missions.

Mademoiselle Méliand songeait à cela, tout en feuilletant machinalement la brochure et se demandait ce que la lettre pouvait bien contenir.

En descendant de voiture, elle se rendit tout droit à sa chambre dont elle ferma la porte à clef.

Un instinct secret l’avertissait qu’elle allait souffrir.

Pendant quelques instants, elle resta debout, tournant et retournant la lettre entre ses doigts.

Puis, s’agenouillant devant son crucifix, elle l’ouvrit résolument.

Mais à peine avait-elle lu les premières lignes qu’elle laissa échapper le papier ; et, se levant :

— Non, mon Dieu ! s’écria-t-elle avec désespoir, non… non… jamais.

Devant elle, l’image du Christ se détachait sur la croix. Elle y jeta un regard involontaire ; et, comme effrayée de ses paroles, se couvrit le visage de ses mains et s’affaissa sur le plancher.

Longtemps elle resta ainsi, pleurant et sanglotant, prosternée contre terre.

Puis elle se releva, ramassa la lettre et, se jetant sur son lit, la lut jusqu’au dernier mot : — « Chère sœur, disait Charles Garnier, ce que j’ai à vous demander va vous paraître d’abord bien terrible ; mais il y a de la saine vigueur en vous, et vous m’aiderez, j’en suis sûr, à répondre aux desseins miséricordieux de Notre-Seigneur.

Gisèle, je veux être missionnaire ou, plutôt, Jésus-Christ m’appelle à la gloire de l’apostolat. Soyez-en assurée, c’est bien lui qui me dit, depuis longtemps, dans le secret du cœur : — Va au Canada apprendre aux pauvres sauvages qu’ils ont été rachetés à un grand prix… Va, ne crains rien… je serai avec toi, moi la joie du ciel, moi le Dieu tout-puissant.

Chère sœur, j’aurais bien voulu partir, l’an dernier, avec le P. de Brébeuf et M. de Champlain, et j’ai mis tout en œuvre. Mais mes supérieurs ont jugé que ce serait un coup trop terrible pour mes parents. Ils ne veulent pas leur imposer ce sacrifice. Ils disent que je n’irai jamais au Canada, à moins que mon père n’y consente.

Ce consentement, Gisèle, voulez-vous vous charger de me l’obtenir ? C’est avec confiance que je remets ma cause entre vos mains.

Jusqu’ici, j’ai employé inutilement toutes les influences ; mais la tendresse que mon père a pour vous, vous rend bien puissante et — c’est mon impression — la Vierge immaculée, que je prie sans cesse, veut se servir de vous.

Que la pensée de la séparation, que les souffrances qui m’attendent là-bas, ne vous arrêtent point. Tout ce qui passe — peines ou joies — est si peu de chose !

Gisèle, le vrai bonheur, le seul bonheur, c’est de tout sacrifier à celui qui sera un jour notre éternelle récompense. »

Mademoiselle Méliand n’avait pas lu la lettre sans s’arrêter plusieurs fois pour pleurer ; mais un apaisement aussi soudain qu’inexplicable s’était fait en son âme et, cachant son visage dans les dentelles de ses oreillers, elle se mit à creuser ce mot — éternité.

Pendant plus d’une heure, elle resta ainsi.

Mais, quand elle releva la tête, sa résolution était prise.

Elle avait décidé de faire ce qu’elle pourrait pour amener M. Garnier au suprême sacrifice.

Bien des mois s’écoulèrent sans résultat apparent. Mais, au commencement de l’hiver 1636, le consentement jugé impossible à espérer était accordé :

— Allez où Dieu vous appelle, dit le magistrat à son fils. Qui suis-je, pour m’opposer à la volonté de Dieu !

Le départ de Charles Garnier fut aussitôt arrêté.

Lui-même l’apprit à sa mère et, à genoux devant elle, la pria de permettre qu’il s’en allât annoncer Jésus-Christ aux pauvres sauvages.


XXIII


Peu de temps après, un jour que mademoiselle Méliand était seule, le P. Garnier arriva.

Sa figure, si radieuse d’ordinaire, était grave et triste.

— J’ai un malheur à vous annoncer, dit-il, après les premiers mots.

Elle le regarda troublée, sans rien dire.

— Les vaisseaux sont arrivés, continua-t-il. Ils apportent la nouvelle d’un grand deuil : M. de Champlain est mort.

— Mort ! répéta douloureusement Gisèle.

— Oui, le jour de Noël… Je venais l’apprendre à mon père.

— A-t-on quelques détails ?

— Il est mort à Québec, au fort Saint-Louis. Lui, qui avait affronté si longtemps tous les dangers de la mer, de la guerre et des forêts, s’est éteint dans son lit, après deux mois et demi de maladie.

— Madame de Champlain le sait-elle ?

— Elle doit le savoir maintenant. Le messager qui a apporté nos lettres en avait sans doute pour elle.

— Mon Dieu ! murmura la jeune fille émue jusqu’aux larmes, que j’étais loin de m’attendre à sa mort !

— Moi aussi. Il y a des vies si utiles, si fécondes, qu’elles nous semblent à l’abri de la mort !

— C’est bien vrai. Je le croyais à l’abri tant que la Nouvelle-France ne serait pas affermie. Il me semblait qu’il verrait sa colonie florissante avant de mourir.

— Il est mort à la peine. Cela suffit, Gisèle, dit noblement le jésuite.

— Mais il aurait été si heureux de voir son œuvre prospère ! Il faisait de si beaux rêves pour sa Nouvelle-France !

Le religieux sourit.

— Ma chère enfant, dit-il, dans la bataille de la vie, il y a plus de morts que dans n’importe quelle bataille… Les désirs, les rêves restent le long du chemin — au moins dans ce qu’ils ont de plus beau, de plus doux. M. de Champlain savait bien cela. Mais toujours il a créé la Nouvelle-France… Ne le plaignez pas ; aux plus beaux succès humains, il manque toujours tant de choses !

— Il aurait été un ami pour vous, là-bas, dit la jeune fille qui pleurait.

— Dieu seul ! Gisèle, voilà ce qu’il me faut souhaiter.

Et, apercevant ses parents qui arrivaient, le jeune religieux se leva pour aller au devant d’eux.


XXIV


La mort de M. de Champlain fut un deuil véritable pour Gisèle.

Le récit de ses derniers moments l’occupa fortement ; et ces salutaires réflexions, que la mort fait naître, l’aidèrent à voir venir le départ avec plus de calme.

Dès le 10 mars, M. Huault de Montmagny, chevalier de Malte, avait été nommé au gouvernement du Canada.

Il devait s’embarquer aux premiers jours du printemps, et les missionnaires partaient avec lui.

« Nous passions nos journées à travailler pour eux, ma tante et moi, écrivait Gisèle.

Nos larmes coulaient souvent, mais nous travaillions quand même.

Notre missionnaire venait tous les jours ; et je ne saurais dire jamais comme le voir me consolait, me fortifiait. On sentait qu’il portait en son cœur de quoi acheter tous les bonheurs de la terre.

Chaque fois qu’il venait, il me priait de chanter.

Il me semblait que je ne le pourrais jamais, mais le désir de lui faire plaisir me donnait du courage.

C’était toujours des chants d’allégresse qu’il me demandait, et souvent il s’y joignait, emporté par la joie qui débordait de son cœur.

Cette joie du sacrifice, cette joie merveilleuse et sacrée, je la sentais m’envelopper, me pénétrer… et comment dire la douceur céleste, le charme divin de ces moments où je ressentais d’une manière si puissante, si intime, cette bienheureuse influence qu’il a toujours exercée sur moi.

Il devait quitter Paris, le 26 mars. La veille, il vint pour la dernière fois ; et, aussi longtemps que je vivrai, j’aurai présents tous les détails de cette heure déchirante.

Dans la nuit, mon oncle était tombé fort malade. Il délirait : et ne reconnut pas son fils dont il parlait sans cesse… qu’il voulait aller arracher aux sauvages.

Charles rassura sa mère que cette fièvre alarmait ; et, l’attirant à lui, dans une fenêtre, lui parla longtemps à voix basse.

Ensuite, il s’approcha de son père qui sommeillait péniblement. Pendant quelques instants, il demeura debout près du lit, à le regarder en silence.

Ses yeux, qui restèrent secs et brillants, se creusèrent tout à coup. Il pâlit affreusement ; et, sans prononcer une parole, embrassa son père et le bénit.

Sa mère s’était jetée défaillante sur un siège. Il s’agenouilla devant elle :

— Ma mère, dit-il, que je vous remercie !… que je vous aime !…

Elle le regarda muette, livide… On sentait qu’elle souffrait plus que pour mourir.

Il lui dit que la vie n’est pas longue, qu’ils se retrouveraient au ciel ; et, la serrant contre son cœur, il baisa son visage décomposé, et voulut se relever.

Mais elle s’attacha à lui, et, gémissant et sanglotant, le saisit dans un embrassement suprême.

Elle le retint bien longtemps.

— Ma mère, dit-il, enfin, avec un accent irrésistible ; pour l’amour de Jésus-Christ !

Et, s’arrachant à son étreinte désespérée, il la remit comme morte entre mes bras, et sortit sans retourner la tête.

Pauvre femme ! sa première parole, en revenant à elle, fut pour s’accuser — pour se reconnaître indigne d’être sa mère.

Nous passâmes la nuit auprès de notre malade.

Les soins qu’il exigeait tirèrent madame Garnier de son accablement. Elle, qui se mourrait de douleur, trouva la force de le soigner.

Dès que le jour parut, je me rendis à l’église des Jésuites, afin d’entendre sa dernière messe et de le voir encore une fois.

J’entendis d’abord la messe du P. Chastelain, l’un des partants, puis la sienne.

Cachée dans l’ombre, je tâchais de prier, de me préparer à la communion que je voulais faire. Mais la douleur de la séparation était en moi horrible, toute vive.

Il me semblait que jusque-là nous n’avions pas été séparés.

Je voyais quelle consolation, quelle profonde douceur il y avait dans ces rapports qui m’avaient paru si rares, si froids, si austères.

Cette pensée que je ne le verrais plus, que je ne l’entendrais plus jamais, me plongeait dans une sorte d’agonie et, comme ceux qui sont aux prises avec la mort, je me sentais au-delà de tout secours, de toute atteinte.

Mais lui priait pour moi, et Dieu entendit sa prière. Comme il prononçait le sursum corda, j’éprouvai dans tout mon être une commotion extraordinaire, un ébranlement puissant et délicieux. Une force irrésistible m’enleva aux pensées, aux sentiments de la terre. La vie de missionnaire, qui m’épouvantait, je la vis des hauteurs de la foi, je la vis un moment telle qu’elle est… comme la voient ceux qui voient tout dans la lumière.

Moment fugitif ! mais qui m’a laissé au plus profond de l’âme comme un éblouissement.

Oui, ceux-là sont bien les heureux, qui souffrent pour Dieu ! Je le vis, je le sentis. Dieu me fasse la grâce de ne l’oublier jamais.

Après la messe, je passai au parloir.

Il vint aussitôt, et, assis en face l’un de l’autre à la petite table, nous eûmes notre dernier entretien.

Ma force m’avait abandonnée en l’apercevant, ou, plutôt, en le regardant, tout mon cœur se brisait.

— Chère sœur, dit-il avec sa douceur incomparable, je vous en prie, ne pleurez pas ainsi. Où est votre foi ? Jésus-Christ ne peut-il pas tout adoucir ?… Croyez-vous qu’il abandonne ceux qui, pour l’amour de lui, ont tout quitté ?…

Il parlait avec un grand calme et, ce regard qu’il lève en haut, ce regard si particulier, si expressif, qui parle sans cesse d’un monde invisible, ne m’avait jamais paru si beau.

Si les sauvages savent saisir le trait distinctif de la physionomie, ils l’appelleront : Celui qui regarde le ciel.

Il me recommanda tendrement ses parents. — Après Dieu et la vierge Marie, c’est à vous, dit-il, que je les confie : je compte sur vous comme sur moi, et un peu plus peut-être.

— Je vous promets, lui dis-je, de me dévouer tout entière à leur consolation, à leur bonheur : je vous promets de faire pour eux ce que j’aurais été si heureuse de faire pour vous.

Il appuya son front sur ses mains et resta ainsi quelques instants. Quand il releva la tête, ses yeux humides étaient pleins de lumière.

— Gisèle, dit-il, Dieu s’est mis entre nous, mais il ne nous a pas désunis. Les séparations de la terre nous uniront plus intimement, plus délicieusement dans l’éternité.

Chères et douces paroles que je me redis sans cesse.

Je le priai, de les écrire dans mon livre d’heures.

Il le fit : et pendant que je regardais sa tête blonde penchée sur la table, il me vint une terrible et absolue conviction que je le voyais pour la dernière fois.

Je le lui dis.

— C’est aussi mon impression que je ne reviendrai jamais, dit-il, de sa voix douce et sérieuse. Mais qu’importe ?… Nous nous reverrons au ciel.

Il me remit mon livre, et tirant de sa poitrine un livret blanc[1] que son supérieur m’avait permis de lui donner en souvenir :

— Je l’emporterai partout, dit-il. Il regarda l’heure, et se leva en disant :

— Vous m’avez aidé à être religieux… à être missionnaire… les âmes que je vais sauver seront votre gloire dans l’éternité.

Il était fort pâle, mais tout rayonnant d’une céleste ardeur.

Pour moi, je ne trouvais plus la force dont j’avais besoin.

— Allons, Gisèle, il est temps, dit-il, avec je ne sais quelle autorité souveraine et fortifiante.

Je me levai… et incapable de prononcer une parole, je m’agenouillai devant lui : — Chère amie de mon enfance, sois bénie à jamais, dit-il. Et, appuyant la main sur ma tête, il pria quelques instants en silence. Puis, il me fit baiser son crucifix — son crucifix de missionnaire — et le pressant contre mes lèvres : — Que l’amour de Jésus-Christ soit en vous comme un torrent de flammes et de délices, dit-il.

L’instant d’après il avait disparu dans le corridor.


XXV


(Le P. Garnier à Gisèle Méliand)

De Notre-Dame-des-Anges,
ce 21 juin 1636.


Chère Sœur,

J’ai donné à mes parents tous les détails de la traversée, vous réservant ce qui regarde la Nouvelle-France.

Partis de Dieppe, le 1er avril, dans la nuit du 11 juin nous jetions l’ancre devant Québec.

J’aurais bien voulu apercevoir un peu cette sauvage et merveilleuse beauté ; mais j’eus beau regarder, je n’entrevis que la rade où les étoiles se miraient.

Trop heureux pour songer à dormir, j’attendis le jour sur le pont.

La nuit était calme et belle. La brise de terre m’apportait les senteurs des bois. Dans ce grand et frais silence, je priai avec bonheur, songeant à vous tous, à M. de Champlain qui dormait tout près son dernier sommeil, à ces pauvres sauvages encore à l’ombre de la mort.

Dieu soit béni de tous les anges ! Cette grâce qu’il m’a faite, en m’envoyant aux missions, je ne la comprendrai bien qu’au ciel et mille vies sacrifiées ne suffiraient pas à la reconnaître.

Je sentais cela, et le Magnificat revenait souvent sur mes lèvres.

Pendant ce temps, les étoiles pâlissaient et Québec sortait peu à peu des ombres. Vous connaissez ces tons effacés, ce gris doux très vague du matin. Et comme mon cœur s’attendrit en reconnaissant ce que je n’avais jamais vu : l’habitation, la chapelle, le fort Saint-Louis, bâti comme un nid d’aigle, au haut de l’abrupte rocher.

À bord, l’équipage commençait à s’éveiller, et nos canons apprirent bientôt à Québec encore endormi que son gouverneur était dans la rade.

On nous répondit presqu’aussitôt du fort et, à travers la fumée, je vis le drapeau blanc s’élever dans les airs. Au même moment, le soleil, s’élançant dans l’espace, illuminait le fleuve et toute cette magnifique nature sauvage.

Sans exagération, c’était beau à voir.

J’aurais bien voulu débarquer sans retard et m’en aller à la découverte de Notre-Dame-des-Anges ; mais M. de Montmagny devait débarquer le premier.

Le rivage s’était couvert. L’animation semblait grande. Debout sur le pont, M. de Montmagny regardait gravement, paisiblement. Après m’avoir fait bien languir, il se décida enfin à descendre dans la chaloupe pavoisée qui l’attendait, et nous invita à l’y suivre, le P. Chastelain et moi.

Le gouverneur, en grande tenue, portait sur sa poitrine la croix en émail blanc des chevaliers de Malte. — Le général Duplessis de Brochart et le chevalier de l’Île se tenaient à ses côtés, et avaient aussi fort grand air.

Les autres officiers suivaient dans les chaloupes.

Sur le rivage, au premier rang, un de nos pères, que je supposai être le P. Lejeune, se tenait à côté d’un militaire d’apparence distinguée, lequel je jugeai être M. de Châteaufort.

Je ne m’étais pas trompé ; et, après les compliments ordinaires, le gouverneur, suivi de tous, se dirigea vers la chapelle.

Apercevant une croix élevée au bas de la Montagne : — Voici, dit-il, la première croix que je rencontre en ce pays. Adorons le Crucifié en son image… Ensuite, tambours battant, nous gravîmes le sentier de la MontagneM. de Champlain a tant de fois passé.

La chapelle de Notre-Dame de Recouvrance est à trois ou quatre cents pieds du fort. Cette jeune et blanche chapelle, ombragée d’arbres centenaires, ne manque ni de caractère, ni de grâce.

Un tableau surmonte l’autel[2]. Ce tableau d’une grande beauté, représentait l’Annonciation. Ave Maria. Jamais encore, je ne l’avais dit avec tant de bonheur. Le P. Lejeune entonna le Te Deum. Chère sœur, qu’il fera bon d’être au ciel ! de n’avoir plus qu’à remercier Dieu !

Au sortir de l’église, M. de Châteaufort remit solennellement les clefs de la forteresse à M. de Montmagny qui s’en alla prendre possession, au bruit des tambours.

Pendant ce temps, le P. Supérieur nous emmenait, par un sentier de la forêt, à Notre-Dame-des-Anges.

Après avoir fait environ une demi-lieue, nous nous trouvâmes dans une prairie sauvage, sur les bords d’une rivière.

De l’autre côté, au milieu d’une large clairière pratiquée dans l’épaisseur du bois, j’aperçus une maison très basse, très humble, surmontée d’une croix. C’est Notre-Dame-des-Anges, première résidence des Jésuites au Canada.

Des champs de blé, de seigle, d’avoine, de maïs s’étendent alentour, et une forte palissade protège le tout.

Pendant que nous regardions, le P. Chastelain et moi, le P. Supérieur cherchait parmi les joncs qui bordent la rivière.

Il en tira un canot d’écorce qu’il poussa dans l’eau et nous traversâmes à l’aviron.

La maison est à deux cents pieds du rivage. Elle est bâtie en planches grossièrement rabotées et calfeutrées avec de la vase. Les grands joncs qui bordent la rivière ont fourni le toit.

La maison n’a qu’un étage ; elle mesure vingt-sept pieds sur trente-neuf, et forme quatre chambres, dont l’une sert de chapelle.

Certes, cette chapelle est pauvre. Il n’y a pas encore bien longtemps, l’autel n’avait d’autre décoration qu’un drap sur lequel on avait collé deux images. Maintenant, nous avons un tableau représentant la sainte Vierge saluée par les Anges.

C’est dans cette chère chapelle que j’ai célébré ma première messe en la Nouvelle-France : une messe d’apôtre, car c’était la fête de saint Barnabé. Et Gisèle, avec quelle triomphante allégresse, j’ai lu ces paroles de mon maître : « Je vous ai choisis et tirés du monde. »

Le P. de Brébeuf est depuis deux ans chez les Hurons, à trois cents lieues d’ici. Les PP. Davost, Daniel, Pijart et Le Mercier l’y ont rejoint.

La mission huronne est, sans comparaison, la plus pénible, la plus dangereuse, mais c’est aussi la plus désirée, la plus enviée. Parmi nous, on en parle comme du paradis terrestre. C’est à qui ira !

Le P. Supérieur dessert Notre-Dame de Recouvrance. Il m’y emmena le lendemain de mon arrivée et me permit d’aller voir le fort ; douce et sérieuse visite qui m’a laissé une impression ineffaçable.

Oh, Gisèle, comme M. de Champlain m’était présent ! et comme mon cœur s’attendrit quand j’entrai chez lui, dans ce pauvre fort Saint-Louis qui est peut-être le berceau d’une autre France.

M. de Châteaufort, que j’avais rencontré en arrivant, voulut absolument se faire mon guide. Les chambres nues et sombres n’ont rien de remarquable. J’en excepte la grande salle, vaste pièce voûtée d’un aspect imposant. La cheminée haute, large, profonde est à elle seule un monument. Chaque côté de l’âtre, des fleurs de lis s’enroulent dans la pierre et, sur la partie supérieure de la cheminée, la croix est sculptée en demi-relief. Une frise, qui relie les deux piliers porte une statue de saint Louis, heaume en tête.

C’est dans cette salle que M. de Champlain fut exposé, après sa mort. Un drapeau de la France, qu’il avait toujours à son foyer, le couvrait à demi et lui a servi de linceul.

L’appartement de M. de Champlain est à côté de la grande salle : — Voici sa table de travail, me disait M. de Châteaufort, voici son fauteuil… voici le lit où il est mort…

Dans la chambre à coucher, j’ai remarqué une fort jolie vue de Brouage, ville natale de M. de Champlain.

Une longue-vue, un porte-voix, quelques instruments d’astronomie sont serrés dans une armoire vitrée.

J’ai regardé les livres rangés sur de simples tablettes. Un traité de navigation, quelques livres de piété et d’histoire, des récits de voyage, la vie des saints, voilà ce qui remplissait les rares loisirs de sa solitude.

M. de Châteaufort m’a donné bien des détails sur la vie et la mort de M. de Champlain. Gisèle, mon père disait juste : Samuel de Champlain était bien l’un des plus nobles fils de la noble France.

Avec quel respect je me suis assis à son foyer ! J’aurais voulu être seul, pour pleurer, pour dire à Dieu, prosterné sur ces pierres sacrées : Que l’œuvre qui lui a tant coûté ne périsse point !… qu’il y ait une Nouvelle-France…

M. de Montmagny va élever une chapelle sur sa tombe. Le monument qu’on lui a consacré en attendant est fort modeste : une simple croix de pierre avec son nom et des tiges de lis portant des fleurs non ouvertes encore.

J’y déposai la couronne d’immortelles dont vous m’aviez chargé. Il y en avait déjà une, fort fort belle — envoyée par madame de Champlain.

J’aurais voulu rester là longtemps. Le silence de la mort dit bien des choses.

Gisèle, n’est-il pas heureux d’avoir fait la volonté de Dieu ?… d’avoir tout sacrifié à sa glorieuse mission ?…

Songeant à tout cela, je revins, par le sentier de la forêt, à Notre-Dame-des-Anges.

Le P. Ragueneau et le P. Adam sont arrivés par les derniers vaisseaux. Il n’y a plus que le P. Jogues qui soit encore en route ; et notre réfectoire, qui sert aussi de dortoir, ne suffit plus à nous loger. Il y en a qui couchent au grenier, mais chacun prend allègrement son parti de ces petites misères.

Je vous confesse que je fais de grandes instances auprès de l’Immaculée — qui m’a toujours exaucé — afin qu’elle m’envoie le plus tôt possible chez les Hurons. Là, je me sentirai vraiment missionnaire.

Ne me plaignez pas, si vous appreniez bientôt que j’y suis. Les dépouillements sont les degrés par où on s’élance à l’amour ; et la vraie richesse, c’est de n’avoir plus rien à sacrifier.


XXVI


Pendant ce mois de juin, quelqu’un qui aurait observé le supérieur des Jésuites l’aurait vu souvent se promener songeur sur les bords de la rivière Saint-Charles.

Le P. de Brébeuf lui avait demandé du renfort ; et les Hurons, qui allaient arriver aux Trois-Rivières pour la traite, devaient emmener les missionnaires. Envoyez-nous des saints, disait le P. de Brébeuf.

Et le P. Lejeune, se répétant cela, suppliait le Seigneur de l’éclairer.

À mesure que le temps s’écoulait, les prières, autour de lui, s’élevaient plus puissantes, plus ardentes.

Que de supplications, que de vœux à la reine des apôtres ne faisait-on pas pour obtenir d’être choisi !

La mission huronne, c’était l’ambition suprême de tous les Jésuites, à Notre-Dame-des-Anges.

Pourtant, ils n’ignoraient pas ce qui les y attendait : car voici ce que leur écrivait le premier apôtre des Hurons, le P. de Brébeuf, d’héroïque mémoire, après avoir protesté qu’il ne voulait pas refroidir leur zèle, mais seulement donner quelques avis.

« Il est vrai, disait-il, que l’amour de Dieu a la force de faire ce que fait la mort, c’est-à-dire de nous détacher des créatures et de nous-mêmes ; néanmoins ces désirs que nous ressentons de coopérer au salut des infidèles ne sont pas toujours des marques assurées de cet amour épuré ; il peut y avoir quelquefois un peu d’amour-propre et de recherche de nous-mêmes, si nous regardons seulement le bien et le contentement qu’il y a de mettre des âmes dans le ciel sans considérer mûrement les peines, les travaux et les difficultés qui sont inséparables de ces fonctions évangéliques.

« Donc, afin que personne ne soit abusé en ce point, ostendam illi quanta hic oporteat pro nomine Jesu pati.

Il est vrai que les deux derniers venus, les PP. Le Mercier et Pijart, n’ont pas eu tant de peines que nous en leur voyage ; ils n’ont point ramé ; leurs gens n’ont pas été malades comme les nôtres ; il ne leur a point fallu porter de pesantes charges. Or, nonobstant cela, pour facile que puisse être la traversée des sauvages, il y a toujours de quoi abattre bien fort un cœur qui ne serait pas bien mortifié : la facilité des sauvages n’accourcit pas le chemin, n’aplanit pas les roches, n’éloigne pas les dangers. Soyez avec qui vous voudrez, il faut vous attendre à être trois et quatre semaines tout au moins par les chemins ; de n’avoir pour compagnons que des gens que vous n’avez jamais vus ; d’être dans un canot d’écorce, dans une posture assez incommode, sans avoir la liberté de vous tourner d’un côté ou d’autre, en danger cinquante fois le jour de verser ou de briser sur les rochers. Pendant le jour, le soleil vous brûle ; pendant la nuit, vous courez risque d’être la proie des maringouins. Vous montez quelque fois cinq ou six saults en un jour et n’avez le soir, pour tout réconfort, qu’un peu de blé broyé entre deux pierres et cuit avec de belle eau claire ; pour lit la terre et bien souvent des roches raboteuses ; d’ordinaire, point d’autre abri que les étoiles, et tout cela dans un silence perpétuel ; si vous vous blessez à quelque rencontre, si vous tombez malade, n’attendez de ces barbares aucune assistance. Et si la maladie est dangereuse, et que vous soyez éloignés des villages qui sont fort rares, je ne voudrais pas vous assurer que si vous ne pouvez les suivre, ils ne vous abandonnent.

« Quand vous arriverez aux Hurons, nous vous recevrons à bras ouverts, comme un ange du paradis, nous aurons toutes les bonnes volontés possibles de vous faire du bien ; mais nous sommes quasi dans l’impossibilité de le faire.

« Nous vous recevrons dans une si chétive cabane que je n’en trouve point en France d’assez misérable pour vous pouvoir dire : Voilà comment vous serez logé.

« Tout harassé et fatigué que vous serez, nous ne pouvons vous donner qu’une pauvre natte pour lit ; et de plus vous arrivez en une saison où de misérables petites bestioles, que nous appelons ici Tashac et puces en bon français, vous empêcheront, quasi les nuits entières, de fermer l’œil, car elles sont en ce pays incomparablement plus importunes qu’en France ; la poussière de la cabane les nourrit, les sauvages nous les apportent, nous les allons quérir chez eux ; et ce petit martyre, sans parler des maringouins, moustiques et autre semblable engeance, dure d’ordinaire les trois et quatre mois de l’été.

« Il faut faire état, pour grand maître et grand théologien que vous ayez été en France, d’être ici petit écolier, et encore, ô bon Dieu, de quels maîtres ! des femmes, des petits enfants, de tous les sauvages et d’être exposé à leur risée. Ce sera encore beaucoup si au bout de quelque temps vous arrivez à bégayer.

« Et puis, comment penseriez-vous passer ici l’hiver ! Nous avons une cabane bâtie de simples écorces, mais si bien jointes, que nous n’avons que faire de sortir dehors, pour voir quel temps il fait. La fumée est bien souvent si épaisse, si aigre, si opiniâtre, que les cinq et six jours entiers, si vous n’êtes tout à fait à l’épreuve, c’est bien tout ce que vous pourrez faire que de connaître quelque chose dans votre bréviaire. Avec cela, nous avons, depuis le matin jusqu’au soir, notre foyer toujours assiégé de sauvages.

« Au reste, jusqu’à présent nous n’avons eu que des roses ; dorénavant que nous aurons des chrétiens presque en tous les villages, il faudra y faire des courses en toute saison et y demeurer selon les occurrences, des quinze jours, des trois semaines entières, dans des incommodités qui ne se peuvent dire. Ajoutez à tout cela, que notre vie ne tient qu’à un fil, car outre que votre cabane n’est que comme de paille et que le feu y peut prendre à tout moment, nonobstant le soin que vous apportez pour détourner ces accidents, la malice des sauvages vous donne sujet d’être de ce côté-là dans des craintes continuelles. Un mécontent vous peut fendre la tête ou brûler à l’écart. Et puis vous êtes responsable de la stérilité de la terre. Vous êtes la cause des sécheresses. Si vous ne faites pleuvoir, on ne parle pas moins que de se défaire de vous. Je n’ai que faire de parler du danger qu’il y a du côté des ennemis. Des Iroquois ont été découverts en embuscade dans les champs. Les Hurons sont fort craintifs ; ils ne se tiennent pas sur leurs gardes, ils n’ont pas le soin de préparer leurs armes ni de fermer de pieux leurs villages. Leur recours ordinaire est à la fuite. Dans ces alarmes de tout le pays, je vous laisse à penser si nous avons sujet, nous autres, de nous tenir en assurance.

« Or, après tout, si nous étions ici pour les attraits extérieurs de la piété, comme en France, encore serait-ce. En France, la grande multitude et le bon exemple des chrétiens, la majesté des églises si bien parées vous prêchent la piété. Vous avez la consolation de célébrer chaque jour la sainte messe. Ici, nous n’avons rien qui porte au bien. Nous sommes parmi des peuples qui s’étonnent quand vous leur parlez de Dieu, qui n’ont souvent que d’horribles blasphèmes à la bouche. Souvent, il vous faudra vous priver de la messe et quand vous aurez la commodité de pouvoir la dire, un petit coin de votre cabane vous servira de chapelle que la fumée, la neige ou la pluie vous empêchent d’orner et d’embellir, quand même vous auriez de quoi. En voilà bien assez, le reste se connaît en l’expérience. »


XXVII


Dans le réfectoire de Notre-Dame-des-Anges, on avait pratiqué quatre chambres : deux petites de la grandeur d’un homme en carré, et deux autres ayant sept à huit pieds, mais deux lits en chacune.

Charles Garnier occupait l’une de ces dernières avec son compagnon de voyage, Pierre Chastelain.

Les deux jeunes religieux venaient d’être nommés à la mission huronne et, le 30 juin, on aurait pu les voir, dans leur réduit, fort occupés à faire leurs paquets.

— Pour nous faire aimer des petits sauvages, il paraît que nous allons emporter des raisins et du sucre, disait Pierre Chastelain. Les petits sauvages aiment beaucoup le sucre qu’ils appellent de la neige de France.

Charles Garnier sourit.

— Si le sucre doit apprivoiser les enfants, ceci doit nous gagner les bonnes grâces de nos guides, dit-il, prenant un paquet assez lourd jeté sur son lit.

Ce paquet, qu’il ouvrit, contenait de la rassade, des alènes, des hameçons, mêlés à quelques douzaines de couteaux de poche.

— C’est la monnaie du pays, continua Charles Garnier. C’est avec cela qu’on achète du poisson pour fêter les sauvages le long de la route.

Pierre Chastelain en prit une partie ; et les deux jeunes gens continuèrent à s’entr’aider à ficeler leurs paquets qu’il fallait rendre aussi commodes à porter que possible.

Quand le dernier fut fini, Pierre Chastelain sortit et Charles Garnier, prenant un manuscrit, sous son pauvre oreiller, s’approcha de la fenêtre.

Le manuscrit, de l’écriture ronde et ferme de Jean de Brébeuf, portait pour titre : Instruction pour les Pères de notre compagnie qui seront envoyés aux Hurons.

Debout dans l’étroite fenêtre, Charles Garnier resta quelques instants à considérer la jolie rivière, le vert et tranquille horizon qu’il aimait déjà et que le lendemain il ne verrait plus. Puis, il ouvrit le cahier et lut ce qui suit :

« Les Pères que Dieu appellera à la sainte mission des Hurons doivent diligemment prévoir tous les travaux, les peines et les périls qu’il faut encourir en faisant ce voyage, afin de se résoudre de bonne heure à tous les accidents qui peuvent arriver.

« Faut aimer de cœur les sauvages, les regardant comme rachetés du sang du Fils de Dieu, et comme nos frères avec qui nous devons passer le reste de notre vie.

« Pour agréer aux sauvages, faut prendre garde de ne se faire jamais attendre pour s’embarquer.

« Il faut faire provision d’un fusil ou d’un miroir ardent, ou de tous les deux, afin de leur faire du feu pendant le jour pour fumer et le soir quand il faudra cabaner : ces petits services leur gagnent le cœur.

« Il faut s’efforcer de manger de leurs sagamités en la façon qu’ils les apprêtent, encore qu’elles soient sales, demi-cuites et très insipides. Pour les autres choses, qui sont en grand nombre, qui peuvent déplaire, il les faut supporter pour l’amour de Dieu, sans en dire mot ou sans en faire semblant.

« Il est bon, au commencement, de prendre tout ce qu’ils donnent, encore que vous ne le puissiez manger, car quand on est un peu accoutumé, on n’en a pas trop.

« Il faut s’efforcer de manger dès le point du jour, n’était que vous puissiez embarquer votre plat, car la journée est bien longue pour la passer sans manger. Quand ils sont en chemin, les sauvages ne mangent qu’au réveil et au coucher du soleil.

« Il faut être prompt à embarquer et à débarquer et retrousser tellement ses habits, qu’on ne se mouille point et qu’on ne porte ni eau, ni sable dans le canot. Il faut aller nu-pieds afin d’être plus tôt prêt ; passant les saults, on peut prendre ses souliers.

« Il faut se comporter en sorte qu’on ne soit point du tout importun à un seul de ces barbares.

« Il n’est pas à propos de faire tant d’interrogations, il ne faut pas suivre le désir qu’on a d’apprendre la langue et de faire quelques remarques sur le chemin. Il faut délivrer de cet ennui ceux de votre canot.

« Il faut supporter leurs imperfections sans mot dire, voire même sans en faire semblant ; que s’il est besoin de reprendre quelque chose, il le faut faire modestement et avec des paroles et des signes qui témoignent de l’amour et non de l’aversion. Bref, il faut tâcher de se tenir et de se montrer toujours joyeux.

« Dans les portages, chacun s’efforcera de porter quelque chose, selon ses forces — si peu qu’on porte agrée aux sauvages.

« Il ne faut point être cérémonieux avec les sauvages, mais accepter ce qu’ils nous offrent, comme serait quelque bonne place dans les cabanes.

« Les plus grandes commodités sont pleines d’assez grandes incommodités et ces cérémonies les offensent.

« Qu’on prenne garde de ne nuire à personne dans le canot, avec son chapeau. Il faut plutôt prendre son bonnet de nuit.

« Il n’y a point d’indécences parmi les sauvages.

« Ne donnez pied à rien, si vous n’avez envie de continuer. Par exemple, ne commencez point à ramer, si vous n’avez envie de ramer toujours. Dès le commencement, prenez dans le canot la place que vous désirez conserver. Ne leur prêtez point vos habits, si vous n’avez envie de les leur laisser tout le voyage.

« Enfin, persuadez-vous que les sauvages retiendront de vous dans le pays, la même pensée qu’ils auront eue par le chemin, et celui qui aurait passé pour fâcheux et difficile aurait par après bien de la peine d’ôter cette opinion. Vous aurez affaire non seulement à ceux de votre canot, mais encore, on peut le dire, à tous ceux du pays qui ne manqueront pas de s’enquérir de ceux qui vous ont amené, quel homme vous êtes. C’est une chose presque incroyable comme ils remarquent et retiennent jusqu’au moindre défaut.

« Quand vous rencontrez en chemin quelque sauvage, comme vous ne pouvez encore leur donner de belles paroles, au moins, faites-leur bon visage et montrez que vous supportez joyeusement les fatigues du voyage. C’est avoir bien employé les travaux du chemin et avoir bien avancé, que d’avoir gagné l’affection des sauvages.

Voilà une leçon bien aisée à apprendre, mais bien difficile à pratiquer. »

XXVIII


(Le P. Garnier à Gisèle Méliand.)

Résidence de la Conception,
Trois-Rivières, 10 juillet 1636.


Je suis en route pour la mission huronne, chère sœur, et j’ai la permission de vous écrire un mot.

C’est ici qu’on vient attendre les sauvages qui consentent à nous emmener. C’est ici qu’on dit adieu à la civilisation.

Trois-Rivières est un petit poste de traite très fréquenté. Il y a deux ans, M. de Champlain envoya M. La Violette y bâtir un fort. Nous avons ici une mission. Les PP. Buteux et du Marché y résident.

À cause de la crainte que les Iroquois inspirent, il paraît que très peu de Hurons descendront cette année. Sept sont pourtant arrivés avec des lettres du P. de Brébeuf. Je les ai vus se cabaner sur la grève.

En débarquant, avant de se montrer aux Français, ils ont huilé leurs cheveux et se sont peints de rouge, de bleu, de noir. Cette étrange toilette s’est faite dans les joncs où ils avaient poussé leurs canots.

On leur donna un festin, ce qui leur plaît fort. L’un d’eux, capitaine de la bourgade Ihonatiria avait monté le P. Le Mercier l’an dernier. Il dit qu’il emmènerait volontiers l’un de nous, si on lui fournissait un canot.

Le canot fut vite trouvé et le P. Chastelain désigné pour partir. Les autres sauvages, apprenant que je devais aussi monter, dirent qu’il ne fallait pas nous séparer et m’offrirent de faire le voyage avec eux. D’ordinaire, il faut beaucoup prier et insister pour se faire accepter. Aussi le P. Lejeune qui nous avait rejoints aux Trois-Rivières, fut-il surpris. Moi je ne le fus pas, car j’avais tout remis entre les mains de la sainte Vierge.

La chose réglée, on donna aux deux capitaines chacun une couverture, et un capot à chacun des autres du canot.

Des pois, du pain, quelques pruneaux, voilà ce que nous emportons pour notre nourriture et celle de nos sauvages qui n’ont pas fait de cache en descendant.

Gisèle, je me demande souvent si je ne rêve pas — si c’est bien vrai que je m’en vais à Saint-Joseph d’Ihonatiria. Mon cœur surabonde d’une joie qui n’a pas d’expression. Oh, que Dieu est admirable dans ses voies ! Comment tout cela s’est-il fait ? comment ai-je rompu tout mes liens ? comment ai-je compris que le vrai bonheur, le grand bonheur c’est Dieu seul ?…

Je ne saurais dire. La lumière s’est faite en moi doucement, invinciblement — comme le jour descend.

J’ai quitté Québec, le 1er juillet, avec le P. Chastelain. Afin de donner aux sauvages une haute idée des missionnaires, le gouverneur vint nous reconduire jusqu’à nos canots, et au fort, on nous salua de trois coups de canon.

Je ne sais quoi me disait au fond du cœur que je ne reverrais plus Québec. À mesure que je m’éloignais, cette conviction grandissait en moi. Mais je ne me sentais pas triste. Au contraire. C’est avec un sentiment de paix profonde que je répétais : Voluntas tua, voluptas mea.

De Québec aux Trois-Rivières, c’est toujours la solitude. Pas la moindre habitation sur le rivage, pas une voile sur le grand fleuve.

Parfois le sentiment de l’isolement pesait un peu sur mon cœur. Mais la prière me remettait vite. Chère sœur, je vous souhaite l’esprit de prière. Quand vous l’aurez, vous ne songerez plus jamais aux pauvres joies de la terre, et votre âme portera le poids des tristesses et des regrets aussi facilement que le Saint-Laurent porte le poids des feuilles mortes.

Adieu Gisèle. Ce m’est une consolation bien sensible de vous savoir auprès de mes parents.

Je vous bénis de mon indigne main de missionnaire.


(Le P. Garnier au P. Lejeune.)
Supérieur des missions de la Nouvelle-France,


Du lac des Nipissiriens, ce 8 août 1636.

Dieu soit béni à jamais ! Nous voici aux Nipissiriens depuis hier, si joyeux et en si bonne santé que j’en suis tout honteux. Car si j’eusse eu assez de cœur et de courage, je ne doute point que Notre-Seigneur ne m’eût donné un bout de sa croix à porter, comme il a fait à nos Pères qui sont passés avant nous. S’il m’eût fait cette faveur, je serais un peu plus abattu que je ne suis.

Qu’il soit béni de tous les anges ! Il a traité l’enfant comme un enfant : je n’ai point ramé, je n’ai porté que mon sac, sinon, que depuis trois jours, j’ai pris aux portages un petit paquet qu’on m’a présenté, à raison qu’un de nos sauvages est tombé malade. N’est-ce pas être traité en enfant ? Le mal est que celui qui se plaint de ne pas souffrir beaucoup, reçoit avec beaucoup de lâcheté les souffrances que Notre-Seigneur lui présente. Mais que faire à cela, sinon de jeter mon pauvre, faible et chétif cœur entre les mains de mon bon maître et de vous prier de bénir ce Seigneur de ce qu’il me donne l’espérance d’être un jour tout à lui.

Nous arrivâmes à l’île, la veille de la Saint-Ignace.

Nous achetâmes du blé d’Inde, nos pois nous manquant. Ce blé nous a conduits jusqu’ici, nos sauvages n’en ayant serré en aucun lieu. Nous n’avons guère trouvé de poisson.

Adieu, mon révérend Père. Faites-moi tel par vos prières, qu’il faut que je sois au lieu où vous m’envoyez de la part de Dieu.


XXIX


Avez-vous jamais songé à ce qu’est la vie du missionnaire.

« Il faut, a dit un illustre écrivain, que le missionnaire se dépouille de tout. Il meurt d’abord à sa famille selon la chair : il la quitte, il ne lui appartient plus, et selon toute apparence il ne la reverra plus. Il meurt ensuite à ses frères selon l’esprit, parmi lesquels il s’est engagé pour prendre une part de leurs travaux : il quittera aussi cette seconde maison paternelle, et probablement pour n’y plus rentrer. Il meurt encore à la patrie : il ira sur une terre lointaine, où ni les cieux, ni le sol, ni la langue, ni les usages, ne lui rappelleront la terre natale ; où l’homme même, bien souvent, n’a plus rien des hommes qu’il a connus, sauf leurs vices les plus grossiers et leurs misères les plus accablantes.

« Et quand ces trois séparations sont accomplies, quand ces trois morts sont consommées, il y en a une autre encore où le missionnaire doit arriver, et qui ne s’opérera pas d’un coup, mais qui sera de tous les instants, jusqu’à la dernière heure de son dernier jour : il devra mourir à lui-même, non seulement à toutes les délicatesses et à tous les besoins du corps, mais à toutes les nécessités ordinaires du cœur et de l’âme. Le missionnaire n’a pas de demeure fixe, pas d’asile passager, pas une pierre où reposer sa tête ; il n’a pas d’ami, pas de confident, pas de secours spirituel permanent et facile. Il court à travers de vastes espaces. Quelques chrétiens cachés sur un territoire immense, voilà sa paroisse et son troupeau. Il en fait la visite incessante à travers des périls incessants. Trois sortes d’ennemis l’entourent sans relâche : le climat, les bêtes féroces et les plus cruels de tous, les hommes.

« Si Dieu lui impose le fardeau d’une longue vie, il vieillira dans ce dénûment terrible ; et chaque jour l’amertume des ans comblera et fera déborder le vase de ses douleurs. Il n’aura plus cette vigueur du corps et ces ardeurs premières de l’âme qui donnent un charme à la fatigue, un attrait au danger, une saveur même au pain de l’exil. Il se traînera sur les chemins arrosés des sueurs de sa jeunesse, et qui n’ont pas fleuri. Il portera dans son âme ce deuil qui fut le fiel et l’absinthe aux lèvres de l’Homme Dieu, le deuil du père qui a enfanté des fils ingrats. Contemplant ce peuple toujours infidèle, énumérant les lâchetés, les obstinations, les refus, les ignorances coupables, les perversités renaissantes, hélas ! les apostasies, et, pour ainsi dire, le sang de Jésus devenu presque infécond par l’effet de la malice humaine, il baissera la tête et il entendra dans son cœur un écho de l’éternel gémissement des envoyés de Dieu : Curavimus Babylonem et non est sanata ! Ainsi s’achèveront ses jours fanés presque dès leur aurore : Dies mei sicut umbra declinaverunt et ego sicut fœnum arui. Ainsi il attendra que son pied se heurte à la pierre où il doit tomber, que sa vie s’accroche à la ronce où elle doit rester suspendue, une masure, une cachette au fond des bois, un fossé sur la route. Car le cimetière même, cet asile dans la terre consacrée, le missionnaire ne l’a pas toujours ; trouvant à mourir jusque dans la mort, il se dépouille aussi du tombeau.

« Telle est la vie du missionnaire. Suivant la nature, elle est incompréhensible et c’est trop peu de l’appeler une lente et formidable mort. Qui nous expliquera pourquoi il se trouve toujours des hommes pour se consumer dans cet obscur et sanglant travail ; des hommes qui désirent cette vie, qui la cherchent, qui l’ont rêvée enfants, et qui, cachant à leur mère ce grand dessein, mais le nourrissant toujours, obtiennent des hommes à force de la volonté, de Dieu, à force de prières, qu’il soit accompli ? Ah ! c’est le secret du ciel et le plus noble mystère de l’âme humaine. Jusqu’à la fin, il y aura des hommes de sacrifice, illuminés d’une clarté divine, qui, les yeux tournés vers Jésus, sauront parfaitement ce que la foule des autres peut à peine comprendre. In lumine tuo videbimus lumen. À la lumière de Dieu, ils devinent les joies de cette vie d’immolation pour Dieu ; ils y aspirent, ils les goûtent, ils veulent s’en assouvir et le monde n’a point de chaînes de fleurs qui les empêchent de courir à ces nobles fers. »


XXX


Vingt-quatre jours s’étaient écoulés depuis le départ de Trois-Rivières.

Assis entre quatre indiens Charles Garnier récitait son chapelet.

Son beau visage brûlé par le soleil, ravagé par les moustiques ne semblait pas abattu.

Souvent il s’arrêtait dans sa prière, et avec une impatience ardente et pleine de joie, interrogeait du regard les rives solitaires de la grande baie Géorgienne.

— Ihonatiria ?… demandait-il de temps à autre à ses guides.

Ceux-ci impassibles continuaient toujours de ramer sans desserrer les dents.

Mais vers le soir, comme on entrait dans une anse, Kionché, commandant du canot, attira l’attention du jésuite qui lisait son bréviaire, et levant sa rame dans la direction du bois, murmura quelques paroles où celui-ci ne comprit que le seul mot : Ihonatiria.

On était au terme du voyage.

Charles Garnier regarda la sombre forêt… le rivage inconnu… les grossiers sauvages qui l’entouraient… et une mortelle tristesse envahit tout à coup son cœur.

Sa pensée s’envola vers sa patrie, vers sa famille si aimable, si aimée, et cachant son front entre ses mains, il revit Bois-Belle… la flamme du foyer… le bonheur qui rayonnait autour de lui à son arrivée… Toutes les tendresses, toutes les joies sacrifiées passèrent devant ses yeux fermés et la vie qui l’attendait lui apparut ce qu’elle était — plus horrible que mille morts.

Mais le jeune missionnaire ne s’arrêta ni aux molles, ni aux terribles visions :

Voluntas tua, voluptas mea, murmura-t-il, serrant son crucifix.

Et s’élançant le premier sur le rivage, il baisa cette terre huronne qui allait boire ses sueurs et peut-être son sang.

Comme il se relevait, un homme vêtu de noir et de haute et forte taille apparaissait, non loin de là, à la lisière de la forêt.

— Héchon, murmurèrent les sauvages.

— Le P. de Brébeuf… pensa Charles Garnier. Et, se découvrant, il marcha tête nue vers le supérieur de la mission qui venait à sa rencontre.

Son air noble, sa beauté, sa jeunesse, attendrirent Jean de Brébeuf :

— Loué soit Jésus-Christ ! dit-il, en l’étreignant dans ses bras.

Pendant un instant, ils confondirent leurs larmes, puis l’apôtre des Hurons appuya sa virile main sur la tête blonde de Charles Garnier et lui dit :

— Je suis ravi de vous voir ici… Je vous souhaite d’user vos forces et votre vie au service des pauvres sauvages… Êtes-vous bien fatigué, mon pauvre enfant ?

— Pas trop, répondit le jeune missionnaire, souriant à travers ses pleurs.

— Dieu soit loué !… Vous étiez avec de bons sauvages… vous n’avez pas été obligé de ramer, ni de quitter vos souliers. Le P. Chastelain arrivé hier nous a donné les nouvelles. Nous vous avons attendu toute la journée… ne vous occupez pas de votre bagage. Voici Lecoq qui arrive… Il va l’emporter.

Robert Lecoq[3], vigoureux gaillard, à l’air vif et gai, appartenant à la classe des donnés — obscurs héros qui se dévouaient aux missionnaires.

Il salua le P. Garnier, et tira de sa poche une longue courroie avec laquelle, aidé des religieux, il réunit les paquets. Puis, les jetant sur ses épaules il disparut à travers le bois.

Charles Garnier avait gardé son sac.

Son supérieur le lui enleva d’autorité et ce sac, que le jeune missionnaire avait souvent trouvé lourd dans les portages, ne semblait pas peser plus qu’un brin d’herbe, dans la main du P. de Brébeuf.

Pendant quelques minutes, ils suivirent le rivage.

Les cimes des grands arbres se miraient au bord de l’eau et, dans le lointain immense et magnifique, le lac tranquille reflétait l’azur ardent.

— Comme c’est beau !… murmura Charles Garnier.

— Les sauvages le nomment Karegrondi, dit le P. de Brébeuf, étendant la main vers le lac, et M. de Champlain, l’a nommé Mer douce… Ihonatiria est à trois quarts de lieue d’ici… Ce village n’est pas très considérable… Il vaut mieux se tenir à l’ombre, en attendant de bien connaître la langue et les usages.

— Est-ce ici, mon Père, que vous avez été abandonné, à votre arrivée, il y a deux ans ?

— Ici même… Nous avions mis trente jours à venir de Trois-Rivières, et, à part un jour de repos chez les Bissiriniens, j’avais ramé tout le temps… si bien que j’étais réduit à réciter mon bréviaire… le soir… à la lueur des tisons… Pour finir, arrivé ici… mes sauvages m’abandonnèrent tout seul à l’entrée de la nuit.

— Maintenant, vous allez faire connaissance avec les chemins du pays… et voici la route la plus courte pour se rendre chez nous, dit le P. de Brébeuf s’engageant dans l’un des sentiers de la forêt.

Ce sentier, frayé par les bêtes fauves, avait été élargi, et, les deux hommes, en écartant par ci, par là les fortes branches, pouvaient y marcher de front.

Au-dessus de leurs têtes, la forêt, vieille comme le monde, étendait son dôme frais et mouvant. Des gazouillements, des chants d’oiseaux, des rumeurs vagues, charmantes, s’élevaient de partout. Tout embaumait, tout bruissait.

— Le beau chemin ! fit Charles Garnier qui oubliait sa fatigue.

— Oui… dans la belle saison, ces chemins verts sont fort agréables, dit doucement le P. de Brébeuf.

— Et que fîtes-vous, mon Père, en vous voyant abandonné ?

— L’endroit ne m’était pas inconnu, mais le village de Toanché, où j’avais vécu cinq ans auparavant, avait disparu… Je vous avoue que je me sentis un peu triste. Mais ce fut l’affaire d’un instant… Je remerciai Dieu qui m’avait conduit jusque-là… je saluai les anges gardiens du pays… puis après avoir caché mon bagage dans le bois, n’emportant que les vases sacrés, je m’en allai à la découverte de mes sauvages.

— Vous parlez bien le huron maintenant ? demanda Charles Garnier, avec envie.

— Je comprends tout ce que mes sauvages me disent et j’arrive à me faire comprendre… même pour nos plus ineffables mystères… Mes premiers élèves, le P. Daniel et le P. Davost commencent à jargonner. Nous avons beaucoup travaillé… nous travaillons beaucoup encore.

— Les difficultés de ces langues sont bien grandes ?

— Presque infinies… Mais la connaissance de la langue, c’est notre arme de guerre… Nous avons ébauché un dictionnaire, nous travaillons à une grammaire… et pour nos études, nous sommes réduits à nous servir d’écorce de bouleau.

— Vous n’avez pas de papier ! s’écria Charles Garnier.

— Si, mais très peu… C’est le P. Davost qui avait dans ses paquets presque tout notre papier et nos livres… Les sauvages de son canot lui en volèrent une partie et le forcèrent de jeter le reste à l’eau… après quoi, ils l’abandonnèrent sur l’île aux Allumettes. Il y fut recueilli à demi-mort… grâce à Dieu, personne n’a péri.

— Je vois maintenant que j’avais la crème des Hurons, répliqua Charles Garnier. Et pourtant, je vous l’avoue, j’avais bien à prendre sur moi, pour leur faire bon visage.

— Ces pauvres sauvages ! dit doucement le P. de Brébeuf. Leur grossièreté… leur malpropreté nous sont une cause continuelle de souffrances très vives et très délicates… Puis, il faut vivre dans des incommodités inconcevables, dans un dénûment de toutes choses plus grand que vous n’avez pu vous le figurer.

— J’ai rencontré, en montant, le P. Daniel. Pieds nus comme ses sauvages, il avait l’aviron à la main, son bréviaire pendu au cou, une chemise pourrie et une soutane toute déchirée sur le dos — la vraie personnification de la misère et de la fatigue — mais avec cela, l’air si charmé… si content… si heureux… qu’on ne pouvait s’empêcher de l’envier.

Un sourire d’une douceur infinie éclaira le mâle visage de Jean de Brébeuf.

— Ce qu’est Jésus-Christ à ceux qui ont tout quitté pour lui, dit-il à voix presque basse, nul ne le sait, s’il ne l’expérimente, et la joie qu’on ressent, quand on a baptisé un pauvre sauvage qui meurt après et s’envole droit au ciel, certainement, cette joie-là ne peut s’imaginer.

Charles Garnier écoutait avec une attention émue, profonde.

— Les Hurons commencent-ils à donner quelque espérance de leur conversion ? demanda-t-il.

— Ils conviennent que la loi de Dieu est belle et raisonnable. Mais ils tiennent à leurs superstitions, à leurs coutumes infâmes. Les voir fermer les yeux à la lumière de la foi, voilà la vraie, la grande souffrance. Mais il faut attendre les moments de la divine Providence, continua le missionnaire avec résignation. Il faut se contenter de ne rien faire, ayant tout fait… C’est sur ces fondements que Dieu veut élever ces églises naissantes. D’ailleurs, si aride que soit le sol, jamais la semence de vie ne périt tout entière. Nous avons instruit et baptisé à la mort plusieurs adultes, et il meurt bien peu d’enfants sans baptême… Mais il faut essuyer mille mépris, mille outrages et avoir la tête prête à recevoir le coup de hache, plus souvent que tous les jours.

— Ce n’est pas assez, s’écria Charles Garnier, il faut souffrir tout ce que la cruauté sauvage peut inventer de plus terrible.

— C’est beaucoup dire, fit tranquillement le P. de Brébeuf. L’an dernier, on a grandement appréhendé une invasion iroquoise. Nos pauvres Hurons ne savent ni s’organiser, ni se défendre. Aussi chaque jour, nous nous préparions à mourir ou à être traînés en esclavage.

Charles Garnier regardait son supérieur avec un tendre et inexprimable respect.

— Mon Père, dit-il, il y aura des martyrs parmi nous… Ce serait bien une sorte de malédiction pour ce pays s’il n’y en avait pas !

— Le sang des martyrs est une semence de chrétiens, répondit le P. de Brébeuf devenu tout pensif. C’est une maxime reçue dans l’église de Dieu. Mais je me demande parfois si la vie que nous menons ici n’équivaut pas en quelque sorte au martyre… Ce qui est sûr, c’est que jour et nuit nous sommes exposés à périr par la hache et par le feu.

Le jeune religieux écoutait tout avec le plus grand calme.

Comme a dit un auteur protestant[4] Brébeuf était le lion de la mission huronne et Garnier en était l’agneau, mais l’agneau était aussi intrépide que le lion.

Devant eux, l’obscurité de la forêt s’éclaircissait.

— Nous sommes arrivés, dit le P. de Brébeuf. Vous êtes à Saint-Joseph d’Ihonatiria.

Charles Garnier écarta vivement les branches.

Devant lui, dans une vaste clairière couverte de la brume dorée du soir, on apercevait un amas de cabanes d’écorce construites en forme de tonnelles.

De petits champs de blé d’Inde, de fèves, de citrouilles, s’étendaient autour de ces misérables abris et, en face d’une cabane un peu isolée des autres, une grande croix rouge était plantée.

— Voici ce que vous êtes venu chercher au bout du monde, mon cher frère, dit le fondateur de la mission huronne, voici la vigne couverte d’épines que nos mains doivent arracher… voici le champ de bataille où il faut lutter jusqu’à la mort, contre le prince des ténèbres.

Obéissant à un même sentiment, les deux Jésuites s’agenouillèrent et prièrent quelques instants ; puis, se relevant, ils s’étreignirent comme deux guerriers qui se jurent de donner tout leur sang pour la même cause, et se dirigèrent vers l’entrée de la bourgade protégée par une palissade.

Aux alentours, le soleil couchant embrasait les cimes ondoyantes de la forêt.

Tout était fort paisible dans le village.

Des hommes fumaient paresseusement étendus sur l’herbe ; d’autres assis en cercle jouaient aux osselets.

Près du ruisseau qui coulait à travers la bourgade, des femmes sales, hideuses, s’occupaient à faire sécher du poisson.

Les éclats de voix des enfants qui s’exerçaient au tir, en dehors de l’enceinte, troublaient seuls le silence.

Personne ne semblait remarquer le passage des missionnaires.

À la porte, d’une cabane, pendait une chevelure encore sanglante.

Charles Garnier détourna les yeux avec dégoût.

Son supérieur surprit ce mouvement et lui montrant la croix rouge plantée devant leur cabane :

— Quelle consolation, dit-il, d’apercevoir le signe de la rédemption au milieu de cette barbarie !

— La vue de la croix plaît-elle aux Hurons ? demanda le P. Garnier qui se découvrit avec respect.

— J’ai eu bien de la peine à les empêcher de l’abattre. L’an dernier, nous avons eu une sécheresse extrême… effrayante… Tout périssait…

Les sorciers, sommés de faire pleuvoir, après avoir inutilement songé… dansé… festiné s’avisèrent de dire que c’était la croix à la porte des Français qui empêchait la pluie de tomber… On avait résolu de l’abattre. Je dis aux anciens :

Je ne puis vous en empêcher, mais jamais je n’y consentirai… Je leur rappelai qu’il avait déjà plu bien des fois, depuis que la croix était érigée et les pressai de venir tous en corps — hommes et femmes, demander à Jésus de leur donner de la pluie. Ils se voyaient réduits à la famine. Ils firent ce que je voulais… Le jour même, la pluie tomba en abondance… La joie fut grande. Ils venaient tous, les uns après les autres, me dire que Jésus est bon et chantèrent mille pouilles à leur sorciers.

Comme les deux religieux passaient devant une cabane, un petit garçon de cinq à six ans en sortit et vint, en courant, baiser le chapelet du P. de Brébeuf.

— C’est mon premier baptisé chez les Hurons, dit le missionnaire, l’enlevant dans ses bras. — N’est-il pas gentil ?… quand je le baptisai, il était presque mort.

Il lui dit quelques mots en huron et l’enfant répondit en faisant le signe de la croix.

Le P. Garnier charmé — oubliant la saleté du petit sauvage — lui faisait mille caresses.

— Regardez, dit le P. de Brébeuf, voici vos frères d’armes qui viennent à votre rencontre.

François Le Mercier, Pierre Pijart et Pierre Chastelain accouraient, en effet, transportés de joie.

Ils se jetèrent sur leur nouveau compagnon, l’embrassant et l’étreignant à qui mieux mieux.

— Allons, dit le P. de Brébeuf, coupant court aux effusions, le P. Garnier tombe de fatigue et de faim… Il faut lui faire les honneurs de la maison.

— Tout est prêt, s’écria François Le Mercier. Le P. Chastelain nous a surpris… mais vous étiez attendu, mon cher frère, vous allez avoir un festin… Et comment trouvez-vous notre maison ?

Cette maison, bâtie en écorce, mesurait trente-cinq pieds de longueur sur vingt de largeur, et n’avait d’autre fenêtre qu’un trou pratiqué dans la partie supérieure pour laisser échapper la fumée.

— Ça ne ressemble pas à Bois-Belle, dit gaiement le P. de Brébeuf, ouvrant la porte, mais croyez-moi… plus vous avez quitté, plus vous bénirez Dieu.

La cabane était divisée en trois.

La première pièce, qui servait d’antichambre, contenait aussi les provisions, c’est-à-dire le blé d’Inde et le poisson fumé.

Les missionnaires occupaient la seconde chambre, beaucoup plus longue.

On n’y voyait ni table, ni chaises.

Chaque côté des murs d’écorce, de longs établis portaient des caisses renfermant les habits, les livres, etc.

Le feu était allumé au milieu de la pièce.

Les Jésuites passèrent dans la troisième division convertie en chapelle, pour y réciter le Te Deum.

Pendant ce temps, le P. Le Mercier, resté en arrière, étendait dans un coin une natte de jonc, sur laquelle il mit une assiette de bois et un petit vase d’écorce qui servait de verre.

Fouillant ensuite dans les cendres, il en tira un petit pain de farine de blé d’Inde qu’il posa triomphalement sur la natte avec un plat de sagamité[5] et des framboises et des bluets dans de larges feuilles.

Il courut puiser de l’eau au ruisseau qui coulait près de la cabane, et quand les religieux sortirent, quelques instants après, ils le trouvèrent à genoux, devant les tisons, fort occupé à faire rôtir des quartiers de citrouilles et des épis de maïs.

Ravi de se retrouver au milieu de sa famille religieuse, Charles Garnier ne savait comment témoigner sa joie.

— Mais, mangez donc, fit le P. de Brébeuf.

Le jeune missionnaire s’assit par terre et plongea sa cuiller de bois dans le plat de sagamité :

— Comme c’est bon !… comme c’est propre ! dit-il, relevant vers ses frères sa tête fatiguée et rayonnante. J’ai une faim terrible.

— Vous devez avoir aussi besoin de dormir, fit le P. Chastelain. Je vous assure que je tombais hier.

— Votre chambre est prête, dit François Le Mercier, lui montrant, sous l’établi, une sorte de niche où une écorce et une couverture étaient étendues.

— Les sauvages dorment autour du feu, dit le P. de Brébeuf, mais nous avons trouvé moyen d’avoir des chambres.

Et ces hardis envahisseurs du royaume de Satan partirent tous d’un éclat de rire.


XXXI


(Le P. Garnier à Gisèle Méliand.)


Saint-Joseph d’Ihonatiria.
Juin 1637.


Chère Sœur,

Voilà déjà neuf mois que je suis en plein pays sauvage.

Certes, les souffrances n’y manquent point. Mais ne vous attendrissez pas trop sur moi. Il n’y a pas de quoi je vous l’assure, car, malgré la faim, le froid et les incommodités inconcevables, j’ai ici plus de bonheur en un jour, que je n’en aurais eu ailleurs en toute ma vie.

Croyez-moi, plus on est éloigné des consolations humaines, plus Dieu s’empare du cœur, et lui fait sentir combien son amour l’emporte sur toutes les douceurs imaginables qui se peuvent trouver dans les créatures. Ah ! Gisèle, quelle grâce Dieu m’a faite en m’appelant à l’apostolat, en me choisissant de préférence à tant d’autres pour venir ici porter sa croix !

J’arrivai le 13 août au soir.

Le P. de Brébeuf vint me recevoir à mon canot.

Je vous avoue que je fus touché en l’apercevant. Tout en lui respirait si fort la grande, la sainte, la bienheureuse pauvreté.

Il a vieilli. Ses épaules puissantes se sont un peu courbées. On sent qu’il s’est heurté à de formidables obstacles, on sent qu’il a porté dans la solitude le poids écrasant de l’amour de Jésus-Christ.

Et comment vous dire mon émotion quand je me vis au terme de mon voyage ! quand, au sortir de la forêt, j’aperçus les toiles d’écorce d’Ihonatiria et la grande croix rouge érigée devant notre cabane !

Vous connaissez la manière dont les Hurons se logent.

À l’extérieur, notre cabane est semblable aux autres, mais en dedans on a fait quelques améliorations qui ont émerveillé tout le pays.

Ainsi, au lieu de la peau ou de l’écorce en usage chez les sauvages, nous avons une porte en bois poli et des cloisons transverses divisent la cabane en trois.

La première pièce est à la fois magasin et antichambre.

Nous occupons la seconde, et quelques bûches en guise de sièges, un moulin à bras, un mortier pour écraser le blé d’Inde, une horloge en composent le mobilier.

Tous les sauvages ont voulu tourner le moulin, et l’horloge a plongé la contrée tout entière dans l’admiration.

C’est pour les indigènes un être vivant… merveilleux… Ils l’appellent le capitaine du jour.

En arrivant, nos visiteurs ne manquent pas de s’informer combien de fois le capitaine du jour a parlé.

La troisième division sert de chapelle.

Deux tableaux, l’un de Marie, l’autre de saint Joseph, ornent les murs d’écorce, et si bien aérée qu’elle soit, par des fentes sans nombre, la chapelle, comme tout le reste de la cabane, sent toujours fortement la fumée.

Notre manière de vivre est celle des sauvages. Pas d’autre lit que la terre sur laquelle on étend une écorce avec une couverture. Des draps, on n’en parle pas, même pour les malades.

La nourriture ordinaire consiste en blé d’Inde écrasé et cuit à l’eau.

En hiver, nous n’avons d’autre lumière que celle du feu pour dire nos heures, pour étudier et pour toutes choses. Mais la pire incommodité, c’est la fumée. — Quand certains vents soufflent, il est impossible d’y tenir à cause de la douleur que ressentent les yeux.

Malgré les difficultés de la position, notre vie se rapproche le plus possible de la vie régulière de communauté.

Le lever sonne à quatre heures — suit l’oraison, puis les messes.

On fait sa lecture spirituelle, on dit ses petites heures. C’est le seul temps libre pour les exercices de piété.

Après le déjeuner, à huit heures, on ouvre aux sauvages.

Les Pères qui ne sont pas de garde vont visiter les cabanes. Ceux qui sont de garde, tout en surveillant les visiteurs, afin de les empêcher de tout emporter, font le catéchisme aux enfants et aux catéchumènes.

Entre les leçons ceux-ci fument leur calumet, assis sur leurs talons autour du feu.

À deux heures, on sonne l’examen — suit le dîner. Le benedicite et les grâces se disent en huron, à cause des sauvages présents.

À quatre ou cinq heures, suivant la saison, on congédie les sauvages. Nous récitons matines et laudes, puis nous conférons de l’avancement de la foi et surtout de la langue huronne.

Chacun fait part de ce qu’il a remarqué de nouveau dans les manières de s’exprimer, et en réunissant ce que chacun a retenu, nous tâchons d’arriver à la connaissance du génie de la langue huronne, langue très belle, très riche, mais fort étrange et dont les verbes forment, pour ainsi dire, tout le fond.

À six heures et demie, nous soupons.

Les causeries sur les affaires de la mission, la lecture, l’étude, prennent la soirée.

Comme je vous disais, nous n’avons pas d’autre lumière que celle du feu, et le son du Chichikoué et le bruit des danses troublent souvent nos études.

La journée se termine par le chant des litanies.

Nous sommes six missionnaires, tous en bonne santé, malgré les privations et les fatigues.

Ces fatigues sont grandes, car depuis l’automne une maladie pestilentielle fait d’effrayants ravages parmi les Hurons.

Le P. Jogues en fut atteint l’un des premiers, à son arrivée, en septembre dernier.

J’avais commencé ma retraite annuelle, je l’interrompis pour le soigner et je pris sa maladie.

La cabane fut bientôt changée en hôpital. Mais la bonté divine en laissa sur pied pour nous soigner.

Le P. Le Mercier, notre infirmier, avait en outre l’eau, le bois et la cuisine à faire.

Ses bouillons lui donnaient des soucis terribles, car le gibier est ici fort rare. Les premiers jours, n’en ayant point, il nous faisait de la tisane avec du pourpier sauvage.

François Petitpré, le seul de nos donnés resté debout, était nuit et jour à la chasse.

Nous nous sommes tous parfaitement rétablis.

Malheureusement, on ne peut obtenir des sauvages la moindre prudence.

Presque tous leurs malades sont morts et la contagion s’étend chaque jour.

Chez les Hurons, les maladies s’expliquent de trois manières : par les causes naturelles ; par l’âme du malade qui désire quelque chose, et surtout par les maléfices.

Or, un fameux jongleur, qui s’était offert à nous souffler, pendant que nous étions malades, furieux d’avoir été éconduit, s’est mis à semer partout que nous sommes les auteurs de la contagion… que nous jetons des sorts.

De plus, des sauvages revenus de Manhatte[6] où les Hollandais sont établis, assurent que ceux-ci leur ont dit :

« Méfiez-vous des Jésuites ; les pays où les Robes-Noires parviennent à s’établir sont bientôt ruinés et dépeuplés. »

Les têtes sont fort montées. On croit que nous nourrissons la maladie chez nous, comme un animal domestique, et mille autres absurdités.

Dieu sait ce qu’il en adviendra. Nous laissons tout à son adorable volonté, sans l’ombre d’une inquiétude ou d’une crainte.

Quoiqu’il arrive, Gisèle, je suis où Dieu me veut et je ne cherche que lui seul. Il y a des abîmes de joie dans cette pensée.

Adieu chère sœur, priez et chantez.


XXXII


(Le P. Garnier à Gisèle Méliand.)


De notre résidence de la Conception,
au bourg d’Ossossané.
Mai 1638.


Ceux qui prêchent la religion du Crucifié doivent s’attendre à des croix de toutes sortes. Nous en faisons chaque jour l’expérience, chère sœur, et cette année a été rude à traverser.

Dans ma dernière lettre, je vous disais qu’une épidémie ravageait le pays. Cette maladie, jusqu’ici inconnue, s’est répandue partout. Elle a emporté des bourgades entières, entre autres celle d’Ihonatiria où nous demeurions, et nos Hurons sont convaincus que les Robes-Noires sont la cause de tous leurs maux.

Ces pauvres sauvages ! Les plus intelligents ne peuvent comprendre le motif qui nous a fait quitter la France pour venir nous établir parmi eux. Ils voient que nous ne cherchons pas notre profit, que nous nous consumons de travaux et de fatigues. Comprenant qu’il faut que nous ayons en vue quelque chose de grand, ils concluent que nous voulons nous emparer de leur pays après les avoir fait mourir.

Dans tous les villages, on a allumé les feux du conseil afin d’aviser aux meilleurs moyens à prendre pour se défaire des Robes-Noires.

Avec quelques-uns de mes confrères, j’ai comparu à l’une de ces assemblées solennelles.

Il était huit heures du soir. Les chefs de trois nations huronnes avaient été convoqués et se tenaient mornes et abattus, chaque côté de la cabane éclairée par les feux du conseil.

Le coup d’œil était vraiment lugubre.

Après le grand silence prescrit par le cérémonial, chaque capitaine se leva à son tour, pour déposer contre nous et, avec de profonds gémissements, fit le dénombrement de ses malades et de ses morts.

Le P. de Brébeuf demanda la permission de prendre la parole et parla avec cette mâle assurance qui se fait écouter partout. Comme vous pensez, il n’eut pas de peine à renverser les accusations, par des raisons auxquelles personne ne put répondre.

Mais les chefs ne continuèrent pas moins à nous presser de produire l’étoffe ensorcelée. Comme nous quittions le conseil, un sauvage de taille athlétique tomba frappé d’un coup de hache :

— Est-ce à moi que ce coup était destiné ? demanda le P. de Brébeuf, qui crut que dans l’obscurité l’assassin s’était trompé.

— Non, répondit celui-ci. Tu peux passer : lui était un sorcier, toi tu ne l’es pas.

Dans un pays où le premier venu a le droit de se défaire des sorciers, c’est vraiment un miracle que nous n’ayons pas péri mille fois.

Il est vrai, on a mis le feu à notre cabane ; on est entré chez nous, la hache à la main, pour nous mettre en pièces ; on a déchargé de furieux coups sur l’un de nous, pour l’empêcher de conférer le baptême ; on a maintes fois résolu notre mort, dans les assemblées publiques : mais Dieu merci, nous sommes tous vivants et en bonne santé.

Malgré les menaces et les rebuts, nous visitons toutes les cabanes.

Ordinairement, dans chacune, il y a cinq ou six feux et deux familles à chaque feu. Quand à travers la flamme et la fumée, on aperçoit ces malades hideux et farouches, on a presque une petite image de l’enfer.

Hélas ! bien souvent ces malheureux refusent de nous écouter. Il y en a qui s’enveloppent le visage, pour ne pas nous voir ; d’autres qui nous accusent, en face, d’être la cause de leurs souffrances.

Des secours réguliers ont été organisés.

Il y en a parmi nous qui sont chargés de plus de quarante cabanes, et pour faire son devoir, il faut y aller plus souvent que tous les jours, car Dieu a ses élus parmi ses misérables.

Sans parler des enfants mourants que nous baptisons presque tous, il arrive souvent qu’un malade ouvre les yeux à la lumière de la foi. Oh Gisèle, quelle joie de le baptiser et de le voir mourir !… Dites-moi, avez-vous jamais songé aux étonnements, à la foudroyante ivresse d’un pauvre sauvage qui passe de l’extrémité de la misère aux splendeurs du paradis ?

Après avoir vu mourir l’un de ces heureux prédestinés, sortant de ces taudis enfumés qu’on ne peut traverser sans être couverts d’ordure et de suie, combien de fois je me suis arrêté ravi de joie, à regarder le ciel.

Cette pensée, de l’éternel bonheur que nous leur donnons, charme toutes les fatigues, toutes les souffrances.

Plût à Dieu, qu’en souffrant mille fois davantage, nous pussions les sauver tous !

Quand on n’ignore pas tout à fait la valeur des âmes, les voir se perdre, voilà la grande souffrance, la vraie douleur.

La conversion des Hurons présente de formidables obstacles.

Pour faire accepter à ces cannibales la douceur de l’Évangile, pour les arracher à leurs grossières superstitions, à leurs plaisirs infâmes, il faudra bien du temps, bien de la patience. Mais nous sommes tous pleins de courage. Comme dit le P. Supérieur, avant de finir, il faut commencer.

Le P. de Brébeuf, le P. Le Mercier et le P. Ragueneau sont ici avec moi. Les autres sont à Saint-Joseph de Tenaustayaé — bourg fort considérable.

Ossossané est aussi un grand village — beaucoup plus important qu’Ihonatiria. C’est même en quelque sorte une capitale, car les traités du pays se concluent ici et, tous les dix ans, les indigènes y célèbrent la fête des morts, la plus grande de leurs solennités.

Ossossané que les Français nomment La Rochelle, occupe un très beau site. La forêt qui l’entoure, toute de pins et de sapins, descend jusqu’aux bords de la mer douce.

Sur un petit promontoire, à une portée de mousquet du bourg, s’élève la chapelle consacrée à l’Immaculée. Car ici, à côté de notre cabane d’écorce, nous avons une chapelle, une vraie chapelle, toute en planches, bâtie par les ouvriers français montés de Québec. Elle mesure trente pieds de long sur seize de large et vingt-quatre de haut. La charpente en est fort gracieuse.

Nous avons maintenant ici une soixantaine de chrétiens.

Par les plus grands froids, le dimanche matin, nous les voyons tous arriver, à peine vêtus.

Pour qu’ils ne souffrent pas trop, on entretient dans la chapelle des chaudières pleines de braise.

C’est un charme de les voir se mettre gauchement à genoux, faire leurs prières à haute voix, devant le saint-sacrement et communier pêle-mêle avec nos ouvriers. Des larmes de joie mouillent souvent mes yeux. L’apostolat, c’est déjà le paradis. Ne me plaignez pas trop…

La condition des missionnaires est au-dessus de la condition des bienheureux. Croyez-moi, les harmonies du ciel ne sont pas si douces à entendre que la voix d’un pauvre sauvage qui dit : Je crois en Jésus-Christ Notre-Seigneur.


XXXIII


Dans l’été de 1639, Charles Garnier apprit la mort de son père.

Parmi les lettres que sa famille lui écrivit à cette occasion, celle de sa mère lui fut particulièrement douce.

« Mon très cher fils, disait-elle, vous avez été sa plus sensible consolation, à l’heure suprême. La pensée de ce que vous souffrez pour faire connaître Jésus-Christ le remplissait de joie et de confiance. Il disait qu’à cause de vous, Notre-Seigneur aurait pitié de lui. Sans cesse il le bénissait de lui avoir donné la force de vous laisser suivre votre vocation. Vous l’éprouverez, me disait-il souvent, plus un sacrifice nous a coûté, plus il console à l’heure de la mort.

Je le crois, mon cher enfant, et chaque jour, je vais repasser ces paroles, à genoux, près du lit où je l’ai vu mourir.

Vos frères sont très bons. Ils font pour moi tout ce qu’ils peuvent, mais je serais bien à plaindre si je n’avais Gisèle.

Il est impossible de vous dire ce qu’elle a été pour votre père, et ce qu’elle est pour moi. Aucune fille n’a jamais été plus attentive, plus délicieuse pour ses parents.

Depuis votre départ, nous sommes beaucoup retirés du monde. Elle le voulait et s’est consacrée à nous tout entière.

Votre père l’aimait avec une tendresse sans bornes.

Sa voix le ravissait. Dans les derniers temps de sa vie, il ne pouvait plus supporter que la musique très douce, mais il en voulait et priait souvent Gisèle de chanter pour lui.

Dans cette chambre de mourant, ces chants voilés avaient une étrange douceur.

Maintenant, elle chante pour moi, et en l’écoutant, mes larmes coulent moins amères.

Parfois, je pense que vous lui avez laissé quelque chose de votre foi radieuse. J’admire l’essor qu’a pris son âme. Ne sommes-nous pas heureuses d’avoir sacrifié à Dieu, mille fois plus que nous-mêmes ? me dit-elle parfois.

Oui, je le sais, je suis une heureuse mère, mais je reste bien faible à cette pensée que je ne vous verrai plus jamais.

Mon cher enfant, ma gloire et ma croix, priez pour votre pauvre mère.


XXXIV


« C’est surtout dans les terribles missions du Canada, a dit Châteaubriand, que l’intrépidité des apôtres de Jésus-Christ a paru dans toute sa gloire. »

On peut l’affirmer sans crainte et dans les fastes de l’héroïsme et de la sainteté, il n’y a rien de plus admirable que la sanglante histoire des missions huronnes.

Jamais on n’a affronté des dangers plus horribles, jamais on n’a plus souffert pour jeter la semence de vie dans les royaumes de la mort.

Comme l’écrivait le P. Garnier, la conversion des Hurons, qui présentait des obstacles formidables, fut rendue encore plus difficile par les maladies qui suivirent l’établissement des Jésuites dans le pays.

Ces maladies sévirent durant des années, répandant partout le deuil, et firent prendre la foi en horreur et les missionnaires en exécration.

Mais la constance invincible des Jésuites, leur patience à toute épreuve, leur mépris de la mort, finirent par leur gagner le respect des sauvages.

Les Hurons commencèrent d’ouvrir les yeux à la lumière et l’Évangile fit parmi eux d’illustres conquêtes.

Cependant dans les décrets insondables de la Providence, cette nation, la première à embrasser la foi, était condamnée à disparaître presque entièrement.

Jusque-là les Iroquois n’avaient fait aux Hurons qu’une guerre d’embuscades. Mais les voyant affaiblis par la maladie, ils résolurent de les exterminer, et leurs terribles incursions se rapprochant, vinrent bientôt jeter l’épouvante dans tous les cœurs.

À travers les horreurs de cette guerre, la plus cruelle qui fut jamais, les missionnaires continuèrent leur œuvre.

Partageant toutes les souffrances, tous les dangers, ils assistèrent à l’épouvantable agonie de ce peuple infortuné, qui n’avait plus d’espoir qu’en eux, et comme le remarque M. Parkman, dans tous les récits de cette époque terrible, on ne rencontre pas une ligne, pas un mot qui permette de soupçonner un seul des Jésuites d’avoir reculé ou faibli un moment.

Parmi ces chevaliers du Christ, Charles Garnier fut l’un des plus grands, et chez lui, les dons extérieurs ajoutaient à la force un éclat, un charme auxquels les sauvages eux-mêmes, paraît-il, n’étaient pas insensibles.

« Ouvrier infatigable, dit le supérieur de la mission huronne dans les Relations, il avait tous les dons de la nature et de la grâce qui peuvent rendre un missionnaire accompli.

« Il possédait la langue des sauvages à un degré si éminent qu’ils l’admiraient eux-mêmes. Il entrait si avant dans les cœurs et avec une éloquence si puissante, qu’il les ravissait tous à soi ; son visage, ses yeux, son rire même, et tous les gestes de son corps prêchaient la sainteté. J’en sais plusieurs qui se sont convertis à Dieu, aux seuls regards de son visage vraiment angéliques, et qui donnaient de la dévotion et des impressions de chasteté à ceux qui l’abordaient, soit qu’il fût en prières, soit qu’il parût rentrer en soi, se recueillant de l’action d’avec le prochain, soit qu’il parlât de Dieu, soit même lorsque la charité l’engageait en d’autres entretiens qui donnaient quelque relâche à son esprit. L’amour de Dieu qui régnait en son cœur animait tous ses mouvements et les rendait divins…

« Ses vertus étaient héroïques, et il ne lui en manquait pas une de celles qui font les plus grands saints…

« Durant les maladies contagieuses, alors qu’on nous fermait les portes des cabanes, et qu’on ne parlait d’autre chose que de nous massacrer, non seulement il marchait tête baissée où il savait qu’il y avait une âme à gagner pour le paradis, mais par un excès de zèle et une industrie de charité, il trouvait moyen de s’ouvrir tous les chemins qu’on lui fermait, de rompre tous les obstacles, quelquefois même avec violence.

« Son inclination la plus grande était d’assister les plus abandonnés, et quelque humeur rebutante que pût avoir quelqu’un, si chétif et si impertinent qu’il pût être, il sentait également pour tous des entrailles de mère, n’omettant même aucun acte de miséricorde corporelle. On l’a vu panser des ulcères si dégoûtants et qui rendaient une telle infection que les sauvages, et même les plus proches parents des malades ne les pouvaient souffrir. Lui seul y mettait la main tous les jours, en essuyait le pus et nettoyait la plaie des deux et trois mois de suite, quoique souvent il vît très bien que ces plaies étaient incurables… Il prenait des malades et les portait sur ses épaules une et deux lieues pour leur gagner le cœur et pour avoir occasion de les baptiser. Il faisait des dix et vingt lieues durant les chaleurs les plus excessives, et par des chemins dangereux, où sans cesse les Iroquois faisaient quelque massacre ; il courait hors d’haleine après un sauvage qui lui servait de guide, pour aller baptiser quelque moribond ou quelque captif de guerre qu’on devait brûler le jour même. Il a passé des nuits entières dans des chemins perdus, au milieu des neiges profondes et des plus grands froids sans que son zèle fût arrêté d’aucune saison de l’année.

« Sa mortification était égale à son amour. Il la cherchait et le jour et la nuit… Sa nourriture était celle des sauvages, c’est-à-dire moindre que celle qu’un misérable gueux peut espérer en France. Cette dernière année de famine, le gland et les racines amères lui étaient des délices, non pas qu’il n’en sentît les amertumes, mais il les savourait avec avidité, quoique toujours il eût été un enfant chéri, et d’une famille noble et riche. »


XXXV


Le mois de février 1644 touchait à sa fin.

Malgré l’heure matinale, une foule élégante se pressait dans la belle église du collège de Clermont.

C’était pourtant un jour ordinaire et rien dans le temple n’annonçait une solennité.

Seulement, sur le maître-autel, deux cierges allumés et un missel ouvert avertissaient qu’une messe basse allait commencer. Mais parmi les assistants, chacun savait que cette messe allait être dite par le héros du jour, un jésuite missionnaire, le P. Jogues, vivant martyr auquel le pape venait d’accorder la permission de célébrer, malgré l’état de ses mains.

— Indignum esset Christi martyrium, Christi non bibere sanguinem, avait répondu Urbain VIII à l’humble requête du jésuite.

L’émouvant récit de ses aventures avait couru tout Paris, et quand le missionnaire entra, précédé d’un simple clerc, l’assemblée tout entière se leva dans un même sentiment spontané de respect.

Le religieux monta à l’autel.

Sa figure, flétrie par les souffrances, reflétait la paisible joie de son cœur.

Depuis le jour terrible où il s’était livré à la cruauté des Iroquois, afin de secourir et de consoler ceux qu’ils emmenaient prisonniers, c’était la première fois qu’il offrait le sacrifice de l’amour.

Pendant quelques instants, il s’arrêta devant l’autel pour laisser couler ses pleurs.

Et, sa pensée s’envolant au loin, il revit cette pauvre chapelle de Trois-Rivières où il avait dit la messe pour la dernière fois. Il revit l’humble chapelle et tous ceux qui y priaient avec tant de ferveur autour de lui : Guillaume Couture, René Goupil, Paul Ononcharaton et le noble chef Eustache Ahatsistari — gloire de la mission huronne.

— Ô mon Dieu ! vous l’avez voulu, murmura-t-il, refoulant ses larmes.

Joignant ses mains mutilées, il descendit les marches de l’autel et d’une voix qui pénétra bien des cœurs, prononça les paroles du signe de la croix.

Le confesseur de la foi avait récité l’Évangile et le Credo. Il allait commencer le sacrifice redoutable.

À ce moment un chant de femme s’éleva au milieu du silence profond, chant si pur, chant si beau que l’assemblée sentit passer sur elle comme un souffle divin.

Quid retribuam, chanta la voix accompagnée des accords inspirés de l’orgue, quid retribuam Domino pro omnibus quæ retribuit mihi ?

Calicem salutaris accipiam et nomen Domini invocabo.

L’hymne de la reconnaissance se prolongea en mille variations ardentes, délicieuses, et ce chant céleste accompagnant le sacrifice du martyr emporta les âmes à ces hauteurs bénies où nul parmi nous n’établit sa demeure — sommets radieux où la douleur qui passe apparaît dans la lumière, où l’on éprouve que le maître de la joie n’a pas dit en vain :

« Bienheureux ceux qui souffrent. Bienheureux ceux qui pleurent ».


XXXVI


La messe était finie. La foule avait quitté l’église, emportant de cette heure un souvenir difficile à oublier.

Gisèle Méliand se leva du fond de la tribune où elle s’était dérobée aux regards.

Son beau front sérieux rayonnait encore d’inspiration, et tout en elle respirait une indicible sérénité.

Un instant, elle s’arrêta à regarder dans la nef où un brillant soleil d’hiver répandait partout un air joyeux.

Puis elle descendit l’escalier, traversa l’église et se dirigeant vers une dame en deuil qui restait absorbée dans sa prière, s’agenouilla à côté d’elle.

Madame Garnier — car c’était elle — releva la tête.

— Oh, Gisèle, que vous avez bien chanté ! murmura-t-elle. Et levant son voile noir, elle découvrit son visage encore mouillé de pleurs.

— Voulez-vous passer au parloir ? demanda doucement Gisèle ; nous pourrons voir le P. Jogues… Le P. supérieur me l’a promis.

Madame Garnier appuya le front sur ses mains et resta quelques minutes sans répondre, puis relevant la tête :

— Non, dit-elle enfin, sans doute, je serais bienheureuse de parler à ce missionnaire qui l’a vu… mais je ne me sens pas la force de voir de si près les marques de la cruauté des sauvages. Allez-y seule… je vous attendrai ici.

Mademoiselle Méliand passa donc seule au parloir.

C’était là, que huit ans auparavant, elle avait dit adieu à Charles Garnier, et comme elle entrait, elle le revit, à la merveilleuse lueur du souvenir, tel qu’elle l’avait vu pour la dernière fois, lui montrant le ciel.

Elle s’assit à la petite table où ils avaient eu leur suprême entretien et tâcha de contenir l’émotion soudaine qui gonflait son cœur.

Le supérieur ne tarda pas à arriver avec le P. Jogues.

Il présenta mademoiselle Méliand, fit observer que c’était elle qui avait chanté, rappela qu’elle était la parente du P. Garnier, et saluant, se retira.

— Je vous suis fort obligé d’avoir eu la bienveillance de venir chanter à ma messe, dit le missionnaire : j’ai été ravi de vous entendre, et je serai heureux de vous parler du P. Garnier… Quand je l’ai quitté, il était en parfaite santé.

Le P. Jogues parlait gaiement et sa figure touchante reflétait la paix de son âme.

— Y a-t-il bien longtemps, mon Père, que vous avez vu le P. Garnier pour la dernière fois ?

— Je l’ai vu pour la dernière fois le 2 juin 1642, en quittant Sainte-Marie. Il vint jusqu’à mon canot conduire le P. Raymbault[7] qui descendait à Québec, fort malade.

— Sainte-Marie… c’est une mission nouvelle ?

— Sainte-Marie n’est pas un village huron… C’est la résidence des missionnaires et des Français, le centre et la base de nos missions. On l’appelle indifféremment le fort, la résidence, ou la mission Sainte-Marie…

Après plusieurs essais, nous avons jugé qu’il valait mieux avoir une habitation indépendante des villages sauvages… dans une position isolée mais centrale. Le cardinal Richelieu a donné une somme considérable pour qu’on en fît un poste fortifié et qu’on y entretînt quelques soldats.

— À Sainte-Marie, mon Père, on est en sûreté ; on n’a rien à craindre des sauvages ?

— On a fait ce qui se pouvait faire pour se fortifier et la maison est relativement sûre. Elle est bâtie dans un site fort agréable… sur la côte d’une belle rivière qui, à cet endroit, sort d’un lac que nous avons nommé Lac bourbeux, à cause de ses marécages. La rivière qui le traverse va se jeter dans la mer douce. Dans un pays où il n’y a pas de chemins, ces voies d’eau sont un avantage précieux.

— À votre départ, le P. Garnier était à Sainte-Marie ?

— Seulement en passant. Les missionnaires s’y réunissent plusieurs fois chaque année, pour conférer ensemble et pour se retremper dans la retraite… C’est une consolation bien sensible à tous nos Pères. Vous ne sauriez croire jusqu’à quel point cette maison nous est chère. Tous les Français qui sont aux Hurons y résident avec nous. Le gouverneur l’a ainsi réglé. Il y a toujours deux ou trois missionnaires à Sainte-Marie.

— Ah ! dit Gisèle, je serais bien consolée de savoir le P. Garnier toujours là… Quand vous êtes parti mon Père, était-il employé bien loin de la Résidence ?

— Quand je suis parti, mademoiselle, il avait la charge de Saint-Joseph de Tenaustayaé… à sept lieues de Sainte-Marie.

— Sa dernière lettre, qui remonte à près de cinq ans, était datée d’Ossossané.

— Nous avons quitté Ossossané, dans l’automne de 1639, ou plutôt, on nous en a chassés, fit le religieux avec un doux sourire. Les desseins de Dieu sont bien insondables, mademoiselle. Vous savez qu’une maladie pestilentielle a ravagé le pays après notre arrivée… et tous les contes et les haines qui en ont été la suite. Cette maladie semblait arrêtée… Nous commencions à respirer. Mais dans l’été de 1639, les bandes montant de Québec apportèrent la petite vérole, le plus terrible des fléaux, pour les Peaux-Rouges. La maladie ne tarda pas à faire d’affreux ravages… Ces pauvres Hurons crurent plus que jamais que nous jetions des sorts sur le pays et nous chassèrent d’Ossossané… Le P. de Brébeuf, toujours tenu pour le plus grand sorcier, fut même outrageusement battu. J’ignore ce que Dieu veut faire, mais c’est un fait : partout où nous mettons le pied, la maladie et la mort nous suivent.

— C’est bien étrange, dit Gisèle. Et quelqu’un de vous a-t-il pris la petite vérole ?

— Non… Quoique sans cesse au milieu des mourants et des morts, nous n’avons pas été atteints. Cette marque si sensible de la protection divine confirme les sauvages dans l’opinion que nous sommes sorciers. Le chant des litanies, la récitation du bréviaire, la messe que nous célébrons portes closes, tout leur paraît de la magie noire. Notre horloge que le pays admirait tant est même devenue suspecte. Il a fallu l’arrêter.

Pourtant, malgré tout, la foi fait des progrès… Nous comptons parmi nos chrétiens, des capitaines considérés, et Eustache Ahatsistari était le premier guerrier des hurons.

— Ahatsistari, répéta mademoiselle Méliand, n’était-ce pas le chef qui a été l’un de vos compagnons de captivité ?

— Oui… Lui n’avait jamais cru aux calomnies débitées contre nous. Le P. Garnier l’avait instruit avec un plein succès, mais le croyant encore attaché à ses superstitions, il n’osait lui conférer le baptême. — Ah ! lui disait Ahatsistari, si tu voyais aussi clair dans mon cœur que le maître de nos vies, tu ne me refuserais pas le baptême. Il vint à Sainte-Marie plaider sa cause auprès du Père supérieur et la gagna. C’est moi qui le baptisai dans la nuit de Pâques 1641. Quand il apprit que j’allais descendre à Québec, malgré le danger terrible, il voulut m’accompagner afin de me défendre — Si je tombe entre les mains des Iroquois, disait-il, je sais ce qui m’attend, mais crois-moi, je ne t’abandonnerai point. Jamais promesse n’a été plus noblement tenue, continua le jésuite avec une émotion profonde. Après avoir combattu le dernier, se voyant pour être enveloppé, Ahatsistari s’élança dans les bois et, léger comme un chevreuil, fut bientôt hors d’atteinte. Mais s’apercevant que je ne l’avais pas suivi, il se rappela sa promesse de ne jamais m’abandonner et revint se livrer à ses bourreaux plutôt que de la violer. Ah, soyez-en sûre, mademoiselle, parmi nos sauvages il y en a qui ont de la générosité et de la grandeur d’âme.

— Ahatsistari a souffert une mort bien cruelle ?

Le P. Jogues ferma les yeux, comme pour se soustraire à une vision d’horreur, et fut quelques instants sans rien dire ; puis il reprit :

— Les Iroquois commencèrent par lui couper les deux pouces, et par la plaie de la main gauche, poussèrent jusqu’au coude un bâton très aigu…

Comme je pleurais, en le voyant si horriblement traité, il craignit que les Iroquois ne vissent dans mes larmes un manque de courage, et leur dit, avec sa fierté sauvage : S’il pleure c’est parce qu’il m’aime ; quand vous l’avez tourmenté, vous ne l’avez pas vu pleurer. Il fut brûlé vif ainsi que son neveu, Paul Ononchoraton, jeune homme de vingt-cinq ans. Comme son oncle, celui-ci possédait une force d’âme à toute épreuve et la plus admirable générosité. Quand les Iroquois s’approchaient pour me faire subir quelque supplice, Paul Ononchoraton s’offrait à eux… les conjurait de m’épargner et d’exercer plutôt sur lui leur cruauté… Comme son oncle, il passa par le feu, sans faiblir. Depuis son baptême, il répétait souvent : Je serai heureux au ciel.

Le P. Jogues parlait avec une émotion singulièrement communicative.

— Vous avez été plus d’un an chez les Iroquois ? demanda Gisèle qui pleurait.

— Oui, mon enfant, mais ne pleurez pas sur moi. Pendant mon esclavage, j’ai baptisé soixante-dix personnes, enfants, jeunes gens, vieillards, qui sont maintenant dans le paradis. Dieu a ses élus partout et le missionnaire n’est jamais sans consolations… Ah ! croyez-moi, je serais bien à plaindre, si je n’avais l’espoir de retourner chez mes sauvages. Dieu ne m’a jugé digne du martyre, mais je vais retourner bientôt à ma mission… J’ai la promesse de mes supérieurs.

Le jésuite se tut. On eût dit que son regard apercevait la terre lointaine arrosée de ses sueurs et de son sang.

Après quelques instants de silence :

— Mon Père, dit Gisèle, j’ai une faveur à vous demander… Voulez-vous me laisser regarder vos mains ?

Rien n’était plus pénible à l’humilité du missionnaire.

Cependant il se rendit à sa demande, et ouvrant ses mains qu’il avait jusque là tenues fermées, les présenta à mademoiselle Méliand.

Le pouce droit était seul entier, encore l’ongle en avait-il été arraché. L’index mâché et comme écrasé entre les dents avait été en outre horriblement tordu. Ce qui restait des autres doigts coupés à la première ou à la seconde phalange ou brûlés dans le calumet faisait mal à voir.

Gisèle sentit une douleur aiguë lui traverser le cœur à la pensée que le cher ami de son enfance pouvait être ainsi traité et fondit en larmes.

— Je vous en prie, dit le missionnaire, tout confus, ne faites pas attention à ces petites marques de mon séjour chez les Iroquois… Parlons du P. Garnier.

— Est-il bien changé ? demanda-t-elle, lorsqu’elle put parler.

— Je crois que oui, mais il a toujours sa physionomie rayonnante. Que ne puis-je vous dire ce que je sais de sa patience, de sa force, de sa charité céleste… Son zèle est infatigable. Je l’ai vu partir par les plus mauvais temps… aller d’un bourg à l’autre… tomber dans les rivières, risquer mille fois de tomber entre les mains des Iroquois. Rien ne l’arrête… Sa piété est pure et profonde. Mais surtout j’admirais son humilité. Quoique tout soit éminent en lui, il se mettait toujours au-dessous de tous. Lorsque nous étions ensemble, en mission, je remarquais qu’il prenait toujours ce qu’il y avait de pire pour lui, et il faisait cela d’une manière si agréable, qu’on eût dit que ce qui répugnait le plus l’accommodait davantage. Il ne voit que Dieu… il n’agit que pour Dieu… Les peines qu’il a souffertes et qu’il souffre encore sont inconcevables, mais soyez-en sûre, à part la volonté de Dieu, il ne changerait pas pour le paradis.

Gisèle écoutait, le visage caché entre ses mains.

Quand le religieux eut fini de parler, elle resta ainsi quelques instants, puis découvrant sa figure inondée de pleurs :

— Mon Père, dit-elle, écoutez-moi… Charles Garnier et moi, nous avons été, en quelque sorte, fiancés dès l’enfance… Il a entendu la voix de Dieu et m’a abandonnée. Lui parti, il n’y avait plus rien pour moi, en ce monde… La vie m’a été un ennui mortel… une fatigue extrême… Sans les soins que je dois à sa mère, il y a longtemps que je serais dans un cloître. En attendant, j’ai tâché de me fortifier, par la prière incessante, par l’espoir de notre réunion au ciel. Mais je reste si loin de lui !

— Ma fille, répondit le P. Jogues, avec bonté, on peut s’élever à la plus haute perfection, tout en menant une vie ordinaire, en apparence.

— Je le sais, mon Père, mais toujours gravir, c’est si rude. Heureux ceux qui ont des ailes !

— Chez les oiseaux, reprit le jésuite souriant, la puissance du vol dépend autant du regard que de l’aile. Il en est ainsi pour l’âme humaine… Appliquez-vous à contempler la souveraine et adorable perfection de Dieu
 


XXXVII


Toute communication entre Québec et la mission huronne avait cessé, après la prise du P. Jogues.

Depuis trois ans, les missionnaires n’avaient rien reçu.

Ils se trouvaient dans un dénûment terrible et, sans quelques grains de froment qu’on avait eu la précaution de semer, ils auraient été réduits à ne plus dire la messe.

Les Jésuites avaient bien essayé de secourir leurs frères. Mais le P. Bressani, chargé de l’entreprise, avait été fait prisonnier par les Iroquois, et traîné en esclavage ; comme le P. Jogues, il avait eu à subir d’atroces tourments.

Cette nouvelle fut vite apportée à Québec et accrut encore l’épouvante qu’inspiraient les terribles Iroquois.

Cependant le P. de Brébeuf, descendu en 1641 pour se faire soigner, se mit en devoir de retourner à sa chère mission, accompagné des PP. Chabanel et Garreau, nouvellement arrivés de France.

Le gouverneur leur donna une vingtaine de soldats pour escorte, et quatre semaines plus tard, on aurait pu voir la petite flottille d’écorce côtoyer les rives du Lac huron et entrer dans la baie de Matchedash.

Les eaux tranquilles étincelaient au soleil brûlant ; les hirondelles volaient haut, pas un souffle n’agitait l’air, et la sombre forêt, qui bordait le rivage, restait immobile et muette sous l’accablante chaleur.

— Allons, dit le P. de Brébeuf fermant son bréviaire et souriant à ses compagnons ; Dieu soit béni, nous avons échappé à tous les dangers.

— Oui, dit Robert Lecoq, qui commandait le canot, cette fois encore, nous allons rapporter nos chevelures.

Il passa sa rame à un Huron, essuya son front hâlé qui ruisselait de sueur, puis faisant de ses deux mains un porte-voix :

— Patience, cria-t-il aux Français qui suivaient ; nous serons bientôt chez nous, et nous allons avoir de l’ombre.

En effet, le premier canot quittait le lac pour prendre une rivière qui sortait de la forêt.

Les autres canots suivirent longeant les bords, afin d’éviter le courant.

Des arbres centenaires se reflétaient dans l’eau et projetaient une ombre épaisse, mais sur ces bords que bien des regards fatigués interrogeaient avidement, la forêt primitive continuait toujours à déployer sa végétation sauvage, et rien, absolument rien, n’annonçait le séjour de l’homme.

Mais tout à coup, à un léger détour de la rivière, une grande éclaircie se fit à droite, et une vaste habitation apparut au milieu de la clairière.

Cette habitation d’aspect étrange était entourée d’une haute palissade en pieux serrés, avec une grande croix aux quatre angles.

C’était la fameuse résidence des Jésuites ; c’était Sainte-Marie-des-Hurons : le chaud foyer de la civilisation et de la foi ; le doux chez nous des missionnaires ; la grande demeure toujours ouverte à l’hospitalité, où les pauvres Hurons venaient chercher la nourriture, la lumière, la consolation.

Aujourd’hui, depuis bien longtemps, la forêt a repris possession de cet endroit célèbre.

Les fondations des murs et les vestiges des fossés se retrouvent encore parmi les grands arbres et les halliers, mais ni la rivière, ni les villages voisins ne portent l’auguste nom de l’un de ces hommes apostoliques dont l’imagination aime à évoquer les ombres sur ce sol qu’ils ont illustré à jamais.


XXXVIII


Il serait difficile d’exprimer la joie des voyageurs en se voyant tous arrivés à Sainte-Marie.

Avec l’ardeur et l’élasticité de la jeunesse, le P. de Brébeuf s’élança à terre, et suivi du P. Garreau et du P. Chabanel, gravit allègrement le sentier qui menait à la maison.

Il fit jouer la forte barre de bois qui fermait l’ouverture de la palissade et les deux nouveaux venus s’arrêtèrent étonnés devant les travaux qu’ils avaient sous les yeux. Et qui aurait pu dire ce que tout cela représentait de volonté et de travail !

Les pieux de la palissade, profondément enfoncés dans le sol, étaient en outre serrés par des courroies de cuir taillées dans des peaux encore fraîches, et ces courroies, raccourcies en séchant au soleil, liaient les pieux aussi solidement que des crampons de fer. À l’intérieur, un large fossé et un parapet en terre formaient un second retranchement qui abritait d’immenses cabanes, servant aux sauvages d’hôtel et d’hôpital.

Le fort proprement dit était au centre du vaste enclos.

Les murs hauts et sombres, longs de cent-soixante-quinze pieds et larges de quatre-vingt-dix, entouraient la chapelle et la maison des missionnaires et des Français, dont on apercevait le clocher et les cheminées.

Une petite tour adossée à l’un des bastions permettait de surveiller facilement les alentours.

À côté de la chapelle, mais en dehors des murs, un petit monticule admirablement entretenu, étalait au soleil ses campanules rouges et bleues. C’était le cimetière.

Quelques champs cultivés prenaient le reste du terrain. Un canal alimenté par la rivière entourait la forteresse et traversait l’enceinte où l’on avait creusé trois petits ports pour les canots.

Le P. de Brébeuf admirait ce qui s’était fait en son absence. Il savait, lui, combien de choses manquaient aux ouvriers et quels prodiges d’effrayant travail représentait le Fort Sainte-Marie.

Suivant la berge du canal, il poussa une porte pratiquée dans le mur, et les Jésuites se trouvèrent en face de la maison.

Longue d’environ cent pieds, mais très basse, cette maison, le paradis des missionnaires, était bâtie de troncs d’arbres équarris et superposés horizontalement.

Comme les religieux montaient les rudes marches du perron, les deux battants de la porte s’ouvrirent devant le P. Jérôme Lallemant, supérieur de la mission, qui accourait essoufflé et rayonnant.

À l’intérieur, plusieurs missionnaires, de passage à Sainte-Marie, s’étaient rangés en hâte, pour recevoir le fondateur de la mission huronne.

Parmi eux, se trouvait Charles Garnier.

Certes, les fatigues et les privations avaient laissé leurs traces. Son beau visage s’était décharné, il avait le teint cuivré des blonds qui ont beaucoup vécu au grand air ; mais son regard, ce regard, qui parlait sans cesse d’un monde invisible, était devenu plus beau encore, et aucun des missionnaires ne fit sur ceux qui arrivaient, une si heureuse impression.

Après avoir fait trois cents lieues en canot, toujours en garde et en alerte, on éprouve le besoin du repos. Mais avant toutes choses, les voyageurs voulurent remercier Dieu, et traversant la maison, se rendirent au chœur.

À Sainte-Marie, il n’y avait pas de vitres aux fenêtres ; les cloisons étaient en planches brutes les meubles réduits au plus strict nécessaire étaient des plus grossiers. Mais la chapelle offrait avec le reste un contraste frappant.

Elle était bien humble pourtant, cette chapelle qui passait parmi les indigènes pour l’une des merveilles du monde. Mais la charpente en était gracieuse ; il y avait des vitres aux fenêtres ; les murs, les boiseries étaient d’un beau poli. De très belles images ornaient les différents autels. Les autres décorations, toutes dans le goût sauvage, consistaient surtout en verroteries, en draperies aux couleurs éclatantes et heurtées.

Les religieux traversèrent la nef, et rangés autour de l’autel, récitèrent le Te Deum.

Puis quittant la chapelle, ils passèrent au réfectoire, lequel offrit bientôt un curieux coup-d’œil, car, suivant la vieille coutume féodale, à Sainte-Marie, religieux, soldats, ouvriers, domestiques mangeaient à la même table.

Le souper fini, les Jésuites se retirèrent en silence.

Leur salle de communauté était déjà sombre, mais la flamme du foyer éclairait vivement un tableau suspendu au mur.

Le supérieur conduisit le P. de Brébeuf en face de ce tableau qui représentait le crucifiement :

— Regardez, dit-il, avec une émotion soudaine et solennelle ; voilà le seul objet qui nous soit parvenu depuis trois ans… En le découvrant, j’eus l’impression qu’il nous faudrait encore passer par des souffrances terribles… Je me rappelai, mon Père, la croix qui vous apparut en 1640, venant du pays des Iroquois… croix assez grande, disiez-vous, pour que nous y fussions tous attachés.

— Tant mieux, tant mieux, s’écrièrent allègrement les religieux qui écoutaient avec respect.

Jean de Brébeuf sourit.

— La foi fait des progrès bien consolants, n’est-ce pas ? demanda-t-il.

— Des progrès étonnants, admirables, répondit le supérieur. On voit assez que les anges y travaillent plus que nous. Les desseins de Dieu sont bien au-dessus de nos pensées, mon Père, et la famine… la guerre… tous ces maux qui semblaient plus que jamais devoir abattre le christianisme, l’ont puissamment établi… La foi est respectée. Nous avons des chapelles dans toutes nos missions… des cimetières ont été bénits, des croix érigées et adorées solennellement. Les anciens chrétiens mènent une vie irréprochable… leur nombre a beaucoup augmenté… les infidèles humiliés par l’affliction, nous semblent moins éloignés du royaume de Dieu. Mais nous causerons demain ; vous avez besoin de repos.

— Oui, mais il faut que je vous dise un mot de la grande merveille de Québec : je veux parler des Ursulines et des Hospitalières. Non, si menacée qu’elle soit, la colonie ne saurait périr… Dieu enverrait plutôt des anges pour défendre des femmes si généreuses… si charitables…

— On m’a beaucoup parlé de la mère de l’Incarnation, répliqua le P. Jérôme Lallemant, destiné à la connaître si intimement.

— Je voudrais que vous la vissiez à sa grille de bois blanc, instruisant les sauvages. C’est aux Ursulines que j’ai dit ma dernière messe à Québec… Leurs petites séminaristes chantent d’une manière bien agréable. J’ai été ravi de leurs cantiques hurons. Elles en ont un exprès pour le missionnaire qui va partir : « Allez, nous sommes ravies que vous alliez dans un lieu d’abandonnement. Plaise à Dieu, qu’on vous fende la tête d’un coup de hache »… Puis, le refrain au nom du missionnaire :

« Ce n’est pas assez, il faut être écorché et brûlé ; il faut souffrir tout ce que peut inventer la férocité la plus barbare, pour l’amour de Dieu et le salut des sauvages. »

Le P. de Brébeuf répéta ces mots avec un air et un accent singulièrement touchants.

— En attendant, répliqua le supérieur, souriant pour dissimuler son émotion ; venez vous reposer.

Il détacha une lampe de fer en forme de gondole, accrochée à la cheminée, l’alluma, (car la nuit venait de bonne heure dans cette maison entourée de murs), et conduisit les arrivants à leurs cellules.

Un peu plus tard, Charles Garnier aussi se retirait dans la sienne.

La lumière argentée de la lune, glissant par-dessus les bastions, éclairait ce pauvre réduit, et mettait en relief la grossière croix noire suspendue à la cloison.

Il s’approcha de la fenêtre.

Le treillis de branches qui remplaçait les vitres était ouvert, mais le jésuite ne pouvait apercevoir qu’un coin du ciel bleu et la lumière du soldat qui veillait dans la tour.

Malgré l’heure peu avancée, un profond silence régnait déjà dans l’enceinte. Tout semblait dormir, et le bruit de la rivière arrivait seul jusqu’à lui.

Une tristesse soudaine envahit le cœur du missionnaire.

Il appuya la tête sur ses mains brunies, et chaque mot des lettres reçues de France passa devant ses yeux fermés.

Un ennui mortel l’avait saisi. Il éprouvait un besoin irrésistible de laisser son âme s’envoler vers sa patrie, vers le passé.

Mais résistant à son inclination, il s’agenouilla devant sa pauvre croix, et fut bientôt tout entier à sa prière.


XXXIX


Le lendemain, Charles Garnier reprit le chemin de sa mission, et quelques jours plus tard, il écrivait à Mademoiselle Méliand la lettre suivante :


Saint-Jean d’Etharita,
Août 1644.


Votre dernier envoi m’est heureusement parvenu. La jolie cloche au timbre d’argent a remplacé le vieux chaudron dont je me servais pour annoncer les offices. Mes sauvages l’ont suspendue à un chêne qui ombrage ma chapelle. Ils ont tous voulu la faire sonner pour voir si elle parlerait aussi bien entre leurs mains que dans les miennes : jamais les montagnes du Petun n’avaient entendu si belle musique.

La bourgade Etharita, ou mission Saint-Jean, dont j’ai maintenant la charge, est aux frontières du pays, à douze lieues de Sainte-Marie.

Le P. Jogues et moi fûmes les premiers à y mettre le pied en novembre 1639. Nous arrivâmes au premier village, à l’entrée de la nuit. (C’était au plus fort des calomnies contre les Robes-Noires). Les enfants couraient devant nous, en criant que la peste et la famine arrivaient. Les chiens aboyaient, les portes se fermaient.

Nous fûmes l’hiver entier à parcourir les neuf bourgades du Petun, et pendant tout ce temps, nous ne pûmes obtenir un coin de cabane pour y dire la messe. Sans la protection divine, nous aurions péri mille fois au lieu d’une.

Maintenant, nous avons ici une chapelle et un nombre considérable de chrétiens.

La foi fait d’admirables progrès, mais les fléaux vont aussi croissant.

Après les maladies contagieuses est venue une famine terrible, puis cette guerre dont il est impossible de se figurer l’horreur.

Les Hurons ont eu leurs jours de gloire, mais ils ne savent pas s’unir, s’organiser. Leur imprévoyance est incompréhensible : un Huron ne croit au danger que lorsqu’il le voit en face.

Les Iroquois agissent avec ensemble, d’après un plan arrêté. Leur valeur égale leur cruauté. Ils ont en outre d’excellentes armes.

Les troupes levées pour leur donner la chasse sur les frontières ont été défaites complètement — si complètement que les courriers de ces funestes nouvelles sont de pauvres misérables, à demi-brûlés, qui ont réussi à briser leurs liens et à s’échapper des flammes.

Chère sœur, les desseins de Dieu sont bien impénétrables.

Au beau milieu du pays, dans les bourgs où la foi est le plus en honneur, les Iroquois sont venus de cent lieues massacrer ceux que la sainteté de leur vie et l’ardeur de leur zèle faisaient considérer comme les apôtres de leur patrie.

Aucun de nous n’avait sur les Hurons autant d’influence, que Joseph Chonentouaha, surnommé par excellence, le chrétien. Aucun n’y prêchait si efficacement Celui qui de barbare en avait fait un saint. Il a été assassiné et scalpé dans son champ.

Je n’ai pas eu la joie de revoir le P. Jogues. À son arrivée à Québec, il a été envoyé à Ville-Marie.

Vous dites que vous avez toujours ses mains devant les yeux — que vous priez sans cesse la Vierge Marie pour que les Iroquois ne me prennent jamais vivant.

À la volonté de Dieu, Gisèle, mais un acte d’amour est bien parfait au milieu des flammes.

Quand nous sommes à Sainte-Marie, chaque soir, réunis dans la chapelle, nous chantons les litanies. Tous ensemble, nous répétons toujours trois fois l’invocation Regina Martyrum, et je ne saurais jamais vous dire comme ce chant est touchant. On sent ce que chacun implore de la Reine des Martyrs. Mais qui, parmi nous, verra ses désirs exaucés ? Le martyre, c’est la belle et bonne part… c’est la glorieuse couronne qui n’est pas donnée à tous. Gisèle, je sais qu’il faudrait une autre vertu que la mienne pour l’emporter, et pourtant j’espère. J’ai tant éprouvé déjà la puissance de la Vierge Marie. C’est entre ses mains immaculées que j’avais remis ma vocation religieuse et, plus tard, ma vocation de missionnaire. En arrivant à Québec, c’est à Marie Immaculée que je m’adressai pour obtenir d’être envoyé aux Hurons. Elle m’a tout obtenu, la bonne Mère, et maintenant, avec la plus tendre confiance, j’implore d’elle la grâce suprême, souveraine du martyre.

Vous savez que notre maison de Sainte-Marie est consacrée à sa Conception. Cette maison si chère à nos cœurs est aussi bien aimée des chrétiens.

Les offices s’y font avec une solennité qui dépasse tout ce qu’ont jamais vu les yeux des sauvages. Aussi ils y viennent de tous côtés, afin de mieux célébrer le dimanche qu’ils nomment le vrai jour.

Leur piété est tendre, fervente, délicate. Ils s’assemblent souvent pour réciter le chapelet, ce qu’ils font avec une dévotion ravissante, partagés en deux chœurs.

Les catéchumènes viennent aussi à Sainte-Marie pour se préparer au baptême, les malades pour se faire soigner et quelquefois pour y mourir avec plus de consolation.

Dieu nous a fait la grâce de nous donner en abondance le blé d’Inde, principale nourriture du pays. Même pendant la famine la plus rigoureuse, nous avons pu servir trois repas par jour aux nombreux pèlerins. Aussi, notre hospitalité passe-t-elle pour magnifique.

Dans ma mission d’Etharita, je suis accablé du matin au soir par tout un monde de catéchumènes et de chrétiens. Priez pour moi, que je ne gâte pas l’œuvre de la grâce.

Adieu, je vous souhaite d’aimer Notre-Seigneur.




Cette lettre arriva en France vers la fin de l’année, avec une autre que le missionnaire écrivait à sa mère. Mais Madame Garnier n’était plus. Dans l’automne 1644 elle s’était endormie du bienheureux sommeil. Mademoiselle Méliand l’avait assistée jusqu’à la fin avec la plus parfaite tendresse, et aussitôt après les funérailles, elle était entrée au noviciat des Carmélites du Faubourg Saint-Jacques, où les lettres lui furent remises.


XL


Cinq années s’étaient écoulées.

De tragiques événements avaient bouleversé le pays et les Jésuites, réunis à Sainte-Marie, se trouvaient en face d’une nécessité aussi pressante qu’amère.

Autour de l’habitation, rien ne semblait changé.

De tous côtés, les arbres centenaires bornaient toujours la vue à Sainte-Marie, mais par delà ces tranquilles horizons de verdure, les bourgades huronnes ne se voyaient plus à travers la forêt.

Quelques débris de palissades, des poteaux à demi consumés, de vastes clairières couvertes de cendres en indiquaient seulement la place.

Partout régnait une étrange, une désolée solitude, et la péninsule huronne n’était plus qu’une ruine.

Sans que personne en eût soupçon, une armée de mille Iroquois avait hiverné dans le pays. Après avoir fait plus de cent lieues sans être aperçue, cette armée, dans la nuit du 16 mars 1649, avait envahi le village de Saint-Ignace, puis au lever du soleil, celui de Saint-Louis, à une lieue de Sainte-Marie.

La prise de ces bourgs situés au cœur même du pays, les cruautés sans nom que les Iroquois y commirent avaient jeté l’épouvante dans les plus fermes cœurs, et la nation huronne s’était dispersée.

En quelques jours, quinze grands bourgs avaient été abandonnés, chacun mettant le feu à sa demeure, afin qu’elle ne servît pas d’abri aux Iroquois.

La maison des Jésuites restait seule, en ces lieux de terreur.

C’était le soir du 14 juin 1649.

Un radieux soleil éclairait encore ces bâtiments de Sainte-Marie, qui semblaient si magnifiques aux sauvages, et partout régnait une activité extraordinaire.

Religieux, soldats, ouvriers, domestiques travaillaient à emballer.

Les paquets, les caisses, les sacs de blé d’Inde et de glands s’entassaient dans les canots d’écorce que les Français allaient décharger sur un petit vaisseau grossièrement construit, mouillé dans la rivière.

Dans l’enceinte du fort on apercevait un grand nombre de Hurons.

Assis par terre, sans regards, sans mouvements, ils restaient plongés dans cet abattement qui est le deuil des sauvages.

Le tintement de la cloche les tira de leur morne attitude ; et tous, hommes, femmes, enfants se dirigèrent vers la chapelle dont les portes étaient grandes ouvertes.

L’autel avait encore ses ornements.

La belle image de Marie Immaculée se détachait au milieu des lumières, mais la lampe du sanctuaire ne brûlait plus, le tabernacle était ouvert, et un cercueil, paraissant avoir déjà séjourné dans la terre, était exposé devant l’autel…

Les Français n’avait pas tardé à suivre les Hurons dans l’église, et, au nombre d’environ quarante, s’étaient agenouillés devant la balustrade.

Les deux portes s’ouvrirent bientôt au fond du sanctuaire et les missionnaires des Hurons, défilant devant l’autel, vinrent se ranger autour du cercueil.

Charles Garnier était là à son rang, mais d’autres manquaient et ne devaient jamais plus prendre leur place au milieu de leurs frères.

C’était Isaac Jogues tombé sous le fer des Iroquois le 18 octobre 1646 ; Antoine Daniel qui, à la prise de Tenaustayaé le 4 juillet 1648, avait marché seul à la rencontre d’une armée, afin que quelques-uns de ses chrétiens pussent s’échapper pendant que les Iroquois exerceraient sur lui leur cruauté ; et enfin Jean de Brébeuf et Gabriel Lallemant, martyrisés le 16 mars précédent, et dont les restes sacrés reposaient dans le cercueil qu’on venait de retirer du cimetière.

Avant de commencer les prières, le supérieur, Paul Raguenau, se tournant vers les assistants, dit en huron :

« Dieu soit béni ! La vraie marque du christianisme, la croix est sur cette église naissante. Vous l’avez compris, mes frères, ce serait une folie que de rester dans ces lieux abandonnés où personne ne viendrait nous voir, à part les Iroquois qui nous feraient porter tout le poids de leurs armes. Il nous faut aussi partir, et pour la dernière fois, nous allons prier ensemble dans cette chapelle. Mais il ne faut pas que les ennemis de la foi puissent profaner la maison du vrai Dieu, et avant de quitter Sainte-Marie, nous allons y mettre le feu, comme vous avez fait à vos demeures…

Nous avions d’abord résolu d’aller nous établir dans l’île d’Ekaentoton qui offre de grands avantages, mais douze de nos capitaines sont venus nous conjurer de nous fixer à l’île Saint-Joseph, où beaucoup de Hurons sont déjà réunis. Ils nous ont assuré que tous avaient décidé d’embrasser la foi, que nous ferions de cette île une île de chrétiens…

Mes frères, nous avons cru qu’il fallait aller où Dieu semblait nous appeler. Nous ne sommes ici que pour vous, et quelque danger qu’il y ait pour nos vies, nous allons transporter le gros de nos forces où se trouve le gros de votre nation. C’est pour nous un bonheur, mes frères, de partager vos dangers et vos souffrances, et tous, nous sommes prêts à mourir pour vous, comme plusieurs des nôtres l’ont déjà fait.

Nous ne savons ce que Dieu nous réserve, mais nous sommes tous dans l’heureuse nécessité de beaucoup souffrir… Que votre foi se soutienne au plus fort de vos épreuves. Vous le savez, nous ne sommes pas chrétiens pour être heureux sur la terre, mais dans le ciel. »

Le supérieur s’agenouilla et commença le chapelet.

Le P. Bressani entonna ensuite les litanies, auxquelles tous les religieux répondirent. Ce chant très touchant fut le dernier qui retentit entre les murs de Sainte-Marie.

On dégarnit l’autel, on descendit la belle image de la Vierge.

Puis, quatre religieux placèrent le cercueil sur leurs épaules, et précédés de la croix, et suivis de leurs frères, ils traversèrent l’enceinte et portèrent le précieux fardeau jusqu’au canot qui attendait.

Debout sur la rive, le supérieur et Charles Garnier, suivirent le cercueil des yeux jusqu’à ce qu’il eût disparu sur le vaisseau.

— Quand je songe que ceux avec qui nous avons vécu si intimement sont maintenant parmi les apôtres et les martyrs, cela me semble un rêve, dit tout à coup le P. Ragueneau.

— Ah, murmura Charles Garnier, si Dieu daignait nous accorder une semblable mort !

— Bien probablement, parmi nous, il y en aura d’autres qui mourront aussi pour la cause de Dieu…

— Mais quant à moi, je ne l’espère guère. Pour m’empêcher de baptiser un mourant, un Huron m’a une fois déchargé un coup de hache sur la tête… Mais, il ne m’a pas même coupé un cheveu… Voyez-vous, je ne méritais pas de mourir pour la foi.

Charles Garnier sourit sans rien dire et les deux religieux prirent le sentier qui menait à Sainte-Marie.

Cette maison, que les missionnaires nommaient leur paradis — elle représentait bien des années d’héroïque et crucifiant travail, elle était une preuve étonnante de ce que peut la volonté humaine, et à la pensée qu’il fallait l’abandonner, la réduire en cendres, les deux jésuites ressentirent une amère douleur. Mais ni l’un ni l’autre ne se permit une parole de regrets.

— Les pauvres misérables ! dit le P. Raguenau regardant les sauvages qui préparaient leurs provisions de maïs pilé. Je vous assure que c’était une grande pitié de les voir arriver dans la journée du 16 mars… Dans la seule matinée, nous en reçumes plus de cinq cents. Vous avez encore beaucoup de ces pauvres fugitifs à Saint-Jean.

— Oui, le gros de la nation s’est réfugié dans nos montagnes, et la famine commence à se faire rudement sentir.

— C’est le fléau universel. Aussitôt rendu à Saint-Joseph, nous allons commencer les travaux. L’île d’Ekaentoton offrait bien plus de ressources, mais elle est à soixante lieues. Ces pauvres Hurons ne peuvent se résoudre à s’éloigner autant ; ils espèrent revenir bientôt au pays de leurs pères… Vous savez que le P. Chaumonot est déjà rendu à Saint-Joseph ? Il a fait commencer les défrichements.

— Prenez-vous le vaisseau ? demanda Charles Garnier.

— Non. J’ai fait construire un radeau à l’entrée de la rivière — avec des arbres longs de cinquante à soixante pieds — et je vais m’y embarquer avec le P. Bressani et la plupart des Français… Nos sauvages ont leurs canots.

— Pauvres Hurons ! murmura Charles Garnier, la rage de leurs ennemis n’est pas encore satisfaite.

— Non… il faut s’attendre à tout… et vous êtes fort exposés aux visites des Iroquois. Une fois rendu à Saint-Joseph, nous allons tâcher de mettre nos chrétiens un peu à l’abri… quelques Pères iront en canot visiter ceux qui se cachent parmi les écueils et sur le rivage… Le P. Chabanel va être encore votre compagnon à Saint-Jean. Je compte sur vous pour lui apprendre le huron… Lui, si intelligent, c’est vraiment étrange comme il n’avance pas dans la connaissance de la langue !

— Tout ce qui tient aux sauvages répugne à son esprit, comme à son cœur… Leurs habitudes… leur entretien… tout ce qui vient d’eux lui inspire un dégoût sans nom… De plus, il n’a aucune consolation intérieure. Pourtant, mon Père, il persévère dans sa vocation… Sans cesse sollicité de retourner en France, il ne veut pas abandonner sa croix… il s’est engagé par vœu à ne jamais demander son rappel.

Les deux religieux furent interrompus par Robert Lecoq qui venait informer le supérieur que tout était prêt pour le départ et qu’on n’attendait plus que ses ordres pour mettre le feu.

— Mettez le feu à la palissade, dit le P. Raguenau et se tournant vers Charles Garnier il ajouta sans le regarder :

— Vous trouverez tout préparé dans la cave… allez… et offrez à Dieu notre holocauste.

Le religieux s’inclina en signe d’obéissance et se dirigea aussitôt vers la maison dont toutes les portes étaient ouvertes.

Seule, sa pâleur trahissait la grande et profonde épreuve.

Traversant plusieurs pièces, il s’arrêta dans la salle de communauté.

En ce moment, combien douces lui semblaient les heures passées à ce rude foyer, combien délicieuses leurs fraternelles réunions !

Il prit une torche de résine, l’alluma au feu qui s’éteignait dans l’âtre, puis ouvrant une trappe, il descendit dans la cave.

D’énormes fagots étaient préparés sous le plancher.

Le jésuite y mit le feu… et sans tourner la tête, monta dans la salle.

Là, debout devant la cheminée, il attendit…

Une âcre fumée ne tarda pas à se répandre et bientôt la flamme perça le plancher.

Charles Garnier sortit.

Les quatre croix de la palissade brûlaient déjà… le vaisseau descendait… et les fugitifs, plus ou moins chargés, commençaient à défiler le long de la rivière.

Certes, pour les Jésuites abandonner Sainte-Marie, c’était l’une de ces épreuves qui brisent les plus fiers courages. — Mais chez eux, rien ne trahissait l’intime et cruelle douleur.

Avec la plus parfaite bonté — comme s’ils n’eussent rien souffert — ils continuaient de pourvoir aux besoins de ces infortunés qui n’avaient plus d’espoir qu’en eux.

Le P. Garnier et le P. Chabanel embrassèrent leurs frères, puis jetant sur leurs épaules la couverture qui leur servait d’abri, la nuit, dans leurs voyages, ils eurent bientôt disparu par l’un des sentiers de la forêt.

Le feu avait gagné rapidement.

Le fort Sainte-Marie n’était plus qu’un vaste brasier dont la flamme s’élevait jusqu’au ciel.


XLI


La mission Saint-Jean l’Évangéliste occupait une large vallée dans les montagnes du Petun, aujourd’hui montagnes Bleues, et outre les Hurons réfugiés, elle comptait cinq à six cents familles.

Depuis longtemps les deux jésuites avaient regagné leur poste de péril.

L’hiver approchait.

Une neige légère couvrait déjà la terre durcie, et par delà la palissade qui protégeait le bourg, les grands bois dressaient leurs rameaux dépouillés.

Depuis quelques jours, une animation extraordinaire régnait partout dans le village, car on avait appris que trois cents Iroquois étaient en route pour l’attaquer, et les Tionontates, hommes de main et de courage, disent les Relations, avaient été ravis de la nouvelle.

Sûrs de la victoire, ils attendaient joyeusement.

Les guerriers s’étaient peint le visage et se tenaient prêts. Chaque nuit le son du chichikoué se faisait entendre avec les piétinements des danseurs et les chansons de mort.

Cependant les Iroquois ne paraissaient pas.

Lassés de les attendre, les Tionontates avaient décidé d’aller à leur rencontre et le 5 décembre, bien avant le lever du soleil, ils étaient sortis d’Etharita, en grand silence, pour prendre le sentier de la guerre.

La matinée s’avançait. Les deux missionnaires venaient de congédier leurs catéchumènes.

Assis sur ses talons près du feu, le P. Chabanel préparait sa leçon de huron.

— Je vais d’abord voir à notre dîner, dit doucement Charles Garnier.

Il tira d’un sac quelques poignées de glands, les mit dans la chaudière, les couvrit de cendres, puis remplit d’eau la chaudière et l’accrocha au-dessus du feu, à la mode indienne.

La famine sévissait cruellement dans le pays.

Depuis longtemps les deux missionnaires n’avaient pas d’autre nourriture ; mais chez le P. Garnier rien ne trahissait l’abattement.

Son compagnon l’observait sans rien dire, avec une attention étrange.

Et quand il vint s’asseoir par terre à côté de lui, au lieu de commencer la leçon :

— Dites-moi, demanda-t-il, fixant sur lui ses yeux enflammés par la fumée, est-ce que vous ne sentez pas défaillir votre cœur à la pensée que Dieu vous imposera peut être l’épreuve d’une longue vie… qu’il vous faudra vieillir parmi les sauvages ?

— Ah, répondit Charles Garnier souriant, quelle grâce de n’avoir personne autour de soi qu’on puisse aimer autrement que d’un amour surnaturel !

— Que je vous trouve heureux, continua le P. Chabanel le regardant toujours, on dirait que rien ne vous coûte… que vous ne souffrez de rien… Et pourtant, être réduit à la nourriture des animaux et ne manger que juste ce qu’il faut pour ne pas mourir tout à fait de faim, vivre dans ce taudis enfumé où tous les sens ont sans cesse leur tourment, toujours supporter les sauvages et leur horrible puanteur, être nuit et jour rongé par les poux…

Il se tut brusquement.

— Mon cher frère, répondit Charles Garnier avec une infinie douceur, c’est pour l’amour de Jésus-Christ que nous souffrons ces misères et tant d’autres.

— Aussi, jamais, je n’abandonnerai les missions, dit fermement le P. Chabanel. Mais je ne sais pas me vaincre… je souffre lâchement…

— Non… loin de là… répondit Charles Garnier, mais vous souffrez sans consolation… Dieu vous laisse en proie aux tristesses et aux révoltes de la nature.

Le P. Chabanel appuya le front sur ses mains décharnées et resta ainsi quelques instants. Mais bientôt, relevant la tête : — À la langue huronne, dit-il souriant.

Ce sourire résigné cachait un abîme de sensibilité souffrante, de regrets toujours vivants.

Charles Garnier serra la main de son confrère et allait commencer la leçon, mais un froid courant d’air l’avertit que la porte s’ouvrait.

Il tourna la tête et aperçut un sauvage de haute taille qui restait immobile à l’entrée de la cabane.

— Le Cerf-Rusé ! murmura Charles Garnier reconnaissant l’un des Hurons réfugiés à Saint-Joseph.

Il se leva et du geste invitant le sauvage à s’avancer :

— Mon frère est le bienvenu, dit-il, à haute voix.

D’un pas singulièrement léger, le Huron traversa la cabane et resta debout, immobile et sans rien dire, à côté du feu.

Sa taille vigoureuse, ses yeux hardis, la parfaite symétrie de sa tête intelligente avec ses larges épaules, faisaient de ce sauvage un bel échantillon de la race humaine à l’état de nature.

Il portait une robe de castor, des mocassins déchirés couvraient ses pieds nerveux, mais malgré la saison avancée, il n’avait pas de coiffure.

— Tu viens d’Aendoë ?[8] demanda le P. Garnier, avec le plus pur accent des naturels.

Le Huron fit signe que oui.

— C’est Aondecheté[9] qui t’envoie ?

Pour toute réponse, le messager plongea la main dans sa robe de castor et en tira une lettre qu’il tendit au P. Garnier.

La lettre était du supérieur. Après quelques détails sur la mission : « Grâce à Dieu, disait-il, les travaux ont marché avec une rapidité incroyable. Nous sommes maintenant suffisamment fortifiés et en état de nous défendre facilement, si les Iroquois viennent nous attaquer. Mais votre position devient chaque jour plus périlleuse, et j’ai résolu de ne pas laisser plus longtemps deux missionnaires dans un endroit si exposé. Vu la famine si terrible, je crains aussi que vous ne puissiez y trouver de quoi vous nourrir tous les deux ; que le P. Chabanel s’en revienne donc sans retard à Saint-Joseph, avec mon messager ; quant à vous, il me semble que vous feriez bien d’abandonner votre mission pour quelque temps, afin de venir ici vous reposer un peu. Je serais heureux de vous voir arriver avec le P. Chabanel, et si vous êtes en danger de mourir de faim, je vous ordonne de venir ici nous rejoindre ».

Charles Garnier lut la lettre et sans rien dire, la passa à son compagnon.

Après en avoir pris connaissance, celui-ci sourit tristement et remettant la lettre :

— Juste un mois avant le martyre du P. de Brébeuf, dit-il, je reçus ordre de le quitter et le P. Lallemant vint prendre ma place… qu’allez-vous faire ? ajouta-t-il, regardant le P. Garnier.

— Je ne suis pas en danger de mourir de faim, les glands peuvent me mener loin. Je vais donc rester avec nos pauvres sauvages.

Le P. Chabanel n’insista pas. Il savait que toutes les prières seraient inutiles.

— Quand veux-tu partir ? demanda-t-il au Huron.

— Ce soir… Moi et mes camarades, nous voulons aller coucher à Ekarennondi[10].

— As-tu quelque message pour les Pères ?

— Oui… J’ai une écorce blanche qui parle, répondit le Cerf-Rusé.

Le P. Chabanel fit un paquet de ses pauvres hardes et de ses manuscrits hurons, puis il sortit pour aller prier une dernière fois dans l’église sur laquelle un chêne magnifique étendait ses branches dépouillées.

Pendant ce temps, Charles Garnier tira d’une boîte un encrier et une feuille de papier et, s’asseyant par terre devant le feu, écrivit à son supérieur la lettre suivante que les Relations ont conservée.

« Il est vrai que je souffre de la faim, mais ce n’est pas jusqu’à la mort. Dieu merci, mon corps et mon esprit se soutiennent dans leur vigueur. Ce n’est pas de ce côté-là que je crains ; ce que je craindrais serait qu’en quittant mon troupeau en ces temps de misères, et dans ces frayeurs de la guerre, qu’il a besoin de moi plus que jamais, je ne manquasse aux occasions que Dieu me donne de me perdre pour lui ; et ensuite, je ne me rendisse indigne de ses faveurs. Je n’ai que trop de soin de moi et si je voyais que les forces fussent pour me manquer, puisque Votre Révérence me le commande, je ne manquerais pas de partir, car je suis toujours prêt de tout quitter pour mourir dans l’obéissance où Dieu me veut ; sans cela je ne descendrai jamais de la croix où sa bonté m’a mis. »

La lettre écrite, Charles Garnier la remit au messager et reprenant la conversation :

— Mon frère était à la prise du bourg Saint-Louis ? demanda-t-il au Cerf-Rusé qui fumait assis près du feu.

— Oui, répondit le Huron, et comme les Robes-Noires j’étais destiné aux flammes, mais je réussis à m’échapper.

— Tu as vu mourir nos Pères ?

— J’ai vu mourir Héchon… Pendant qu’on tourmentait Atironta[11], je parvins à briser mes liens et je fus bientôt hors d’atteinte.

— Que mon frère me raconte ce qu’il a vu, dit le missionnaire.

Le Cerf-Rusé tira lentement quelques bouffées de fumée, puis il éteignit sa pipe et fixant sur Charles Garnier son regard sombre et perçant.

— Les Robes-Noires auraient bien pu se sauver de la mort, dit-il. Quand les trois survivants de Saint-Ignace vinrent donner l’alarme les capitaines les pressèrent beaucoup de gagner Sainte-Marie, avec les autres fugitifs : Pourquoi rester, disaient-ils, puisque vous ne pouvez manier ni le tomahawk ni le fusil ? Nous resterons pour vous ouvrir les portes du ciel, dit Héchon. D’abord, ils coururent aux cabanes où étaient les malades et les infirmes qui n’avaient pu fuir. Et pendant le combat, ils furent toujours à la brèche… auprès des blessés et des mourants. Tu sais qu’ils furent conduits à Saint-Ignace pour mourir ?

— Je sais tout, mais dis-moi ce que tu as vu de tes yeux.

— Héchon était déjà tout brisé par les coups, lorsqu’on l’amena à l’endroit où il devait être brûlé. Il marchait péniblement, mais il avait l’air joyeux.

Il s’agenouilla pour baiser le poteau où on allait l’attacher et fit une prière. Pendant qu’on le liait, nous apercevant autour de lui, il nous dit : Mes enfants, j’ai pitié de vous plus que de moi : levons les yeux au ciel, dans le plus fort de nos douleurs. Souvenons-nous que Dieu est le témoin de nos souffrances et sera bientôt notre trop grande récompense…

On lui amena son petit compagnon, qui se jeta à ses pieds et baisa ses plaies. Il était tout couvert d’écorces de sapin ; il avait l’air d’un enfant, il semblait trop faible pour supporter la douleur.

On conduisit le petit à son poteau et les Iroquois le percèrent avec des allènes. Ils lui enlevaient des morceaux de chair et les faisaient cuire sous ses yeux. Mais sa chair n’était pas bonne à leur goût, ils la jetaient avec dédain. On alluma les écorces qui le couvraient ; quand il sentit les flammes, il leva les bras au ciel en gémissant. Il ne pouvait s’empêcher de laisser voir qu’il sentait la douleur.

— Le P. Lallemant languit longtemps ?

— Oui ! les Iroquois le menèrent dans une cabane pour s’acharner sur Héchon… Héchon était un brave, il avait le cœur d’un grand chef et les supplices les plus terribles n’ont pu lui arracher un cri, pas même un soupir. Sa chair fut trouvée bonne par ses bourreaux. Ils la mangeaient avec délices. Les Iroquois s’entendent à manier le couteau. Ils savent enlever la chair jusqu’aux os, sans toucher aux organes de la vie. Ils mettaient le feu dans toutes ses plaies. Héchon souffrait dans un profond silence, immobile et ferme comme un rocher. De temps à autre, il élevait la voix pour consoler les Hurons et pour prêcher à ses bourreaux. Ils lui coupèrent le nez et les lèvres. Comme Héchon continuait à parler de Jésus-Christ, ils lui enfoncèrent un fer rouge dans la gorge. Son regard resta ferme, assuré, et semblait leur commander.

Tu sais que les Iroquois appréhendent de grands maux, quand ceux qu’ils torturent ne donnent aucun signe de douleur.

Aussi, ils semblaient fous de rage et de désespoir. Des Hurons apostats les aidaient à tourmenter le Père et se moquaient et riaient.

Ils firent bouillir de l’eau dans une grande chaudière, lui arrachèrent la peau de la tête et le baptisèrent par trois fois, avec de grandes risées. Comme Héchon respirait encore, ils lui arrachèrent le cœur qu’ils dévorèrent pour se donner un peu de son courage. J’ai dit.

Charles Garnier avait écouté avec toute sa puissance d’attention, les yeux toujours fixés sur le sauvage.

Quand le Cerf-Rusé se tut : — Ah, dit-il simplement, si Dieu daignait me faire la grâce d’une semblable mort !

Apercevant le P. Chabanel qui rentrait, il se leva, descendit la chaudière, retira les glands qui bouillaient dans la lessive, les lava soigneusement dans l’eau pure, et présentant ceux qui lui semblaient les meilleurs au P. Chabanel, il partagea le reste avec le Huron.

En les faisant bouillir quelque temps avec de la cendre, on ôtait aux glands une partie de leur amertume, mais cela n’en restait pas moins une nourriture horrible.

— Vous souffrez aussi de la faim à Saint-Joseph ? demanda le P. Garnier.

— Oui ! depuis que les Français y sont établis, les fugitifs y accourent de tous côtés. La douleur et la faim sont les hôtes de nos cabanes, répondit le Cerf-Rusé, se levant pour partir.

— Mon très cher frère, dit le P. Chabanel, se rapprochant du P. Garnier, je pars, puisque l’obéissance me rappelle, mais qu’il m’est dur de vous laisser seul, exposé à des dangers si terribles !

Le P. Garnier serra sa main sans rien dire.

— Les sauvages ont encore bien de la peine à me comprendre, continua le P. Chabanel, je ne vous soulageais pas beaucoup dans vos fatigues, mais du moins vous n’étiez pas seul.

Charles Garnier sourit et une flamme passa dans ses yeux qui semblaient voir plus loin, plus haut et plus clair que les autres, comme Gisèle disait autrefois.

— J’ai cette impression que nous ne serons pas longtemps séparés, dit-il simplement.

Le P. Chabanel ressentit un frémissement indéfinissable, et le regarda longuement, comme pour lire dans sa pensée :

— Je ne pourrai l’obtenir, ou je reviendrai bientôt, dit-il enfin. Il faut servir Dieu jusqu’à la mort…

Les deux religieux s’embrassèrent fraternellement.

Le P. Chabanel prit son paquet, jeta sa couverture sur ses épaules et serrant encore une fois son confrère dans ses bras : — Que la Vierge Marie vous ait en sa garde ! murmura-t-il.

Debout à la porte de sa cabane, Charles Garnier le suivit des yeux à travers la bourgade.

Depuis le départ de guerriers, un grand calme régnait partout dans le village. D’épaisses colonnes de fumée s’élevaient seules des centaines de huttes éparses dans la vallée couverte de neige.

Charles Garnier ne tarda pas à perdre de vue son compagnon qui se retournait pour lui envoyer des signes d’adieu.

Alors il regarda un instant le ciel, où les étoiles commençaient à briller, puis il rentra dans sa cabane enfumée et en ferma la porte sur lui.


XLII


Comme François-Xavier, nos premiers missionnaires honoraient l’Immaculée-Conception d’un culte très particulier et très tendre.

Ils lui avaient dédié leur première chapelle, ils lui avaient consacré leur maison de Sainte-Marie, et les Relations nous ont conservé ce vœu à la Vierge que les Jésuites renouvelaient chaque année, afin d’obtenir par son entremise la conversion des sauvages.

Mais plus encore peut-être que ses frères d’armes, Charles Garnier avait voué un culte chevaleresque à l’Immaculée.

Encore dans le monde, un jour, il s’était rendu à l’antique chapelle de Notre-Dame-des-Anges, dans la forêt de Bondy[12] et là, à genoux devant l’autel vénéré, il avait juré à la Vierge de mourir s’il le fallait, pour attester sa foi à sa Conception immaculée — ce glorieux et incomparable privilège qui l’élève au-dessus de tous les saints, de la hauteur du ciel au-dessus de la terre.

Ce souvenir lui revint avec une singulière douceur, comme il rallumait le feu de sa cabane, le matin du 7 décembre.

Il revit le chemin vert et sombre… la vieille chapelle traversée par le soleil de mai… et son cœur s’attendrit en songeant comme la Reine du ciel avait récompensé cet acte de sa jeunesse.

De très bonne heure, il se rendit à sa pauvre et froide chapelle.

Tout ce qui restait de chrétiens valides à Etharita s’y pressait.

Le missionnaire offrit la messe entouré de ces pauvres sauvages qui, comme lui, portaient sur leurs figures les traces des souffrances de la faim.

Après la messe, il récita les prières à haute voix, puis écouta ceux qui avaient à lui parler. Ensuite, il passa à sa cabane où beaucoup d’enfants l’attendaient.

Le jésuite leur fit mille tendresses et employa le reste de la matinée à les instruire. Les enfants partis, il rompit son jeûne en mangeant quelques glands et s’en alla faire la visite journalière des cabanes.

La journée s’avançait. Il était environ trois heures de l’après-midi quand le cri de Natahoué ! Natahoué ! (les Iroquois ! les Iroquois !) retentit tout à coup dans le village tranquille.

Les guerriers, partis pour aller à leur rencontre, avaient fait fausse route, et les terribles ennemis arrivaient en effet aux portes du bourg qu’ils savaient dégarni d’hommes.

Charles Garnier était dans une cabane occupé à instruire un malade.

Il sort aux cris d’épouvante, et reconnaît du premier coup d’œil que personne ne songe à la défense, qu’il n’y a rien à espérer de cette population terrifiée et privée de ses meilleurs hommes.

Il marche droit à l’église où les chrétiens couraient se réfugier, et d’une voix qui domine tout le tumulte :

« Fuyez, mes frères, fuyez par où vous pourrez échapper. Portez votre foi avec vous le reste de votre vie et que la mort vous trouve songeant à Dieu. »

Il les bénit au nom du Père et du Fils et du Saint-Esprit, s’agenouille un instant, et tendant les bras vers l’image de Marie qui ornait son autel : — Ô Mère ! murmura-t-il, je vous remercie… je vais célébrer votre Immaculée Conception dans le paradis.

Il se relève aussitôt, prend un vase d’eau pour conférer le baptême et sort en toute hâte.

Vision d’enfer ! Les Iroquois, comme une légion de démons, se ruent dans la bourgade, en poussant des clameurs horribles. Les flammes s’élèvent déjà aux extrémités du village, et avec des hurlements d’allégresse, les cruels Mohawks y lancent les vieillards, les femmes, les petits enfants.

La population épouvantée crie et se lamente.

Le missionnaire voudrait être partout et s’empresse pour baptiser, pour absoudre, pour élever vers Dieu la dernière pensée… À travers ces scènes d’enfer, il semble plus que jamais un ange pour qui la crainte et le danger n’existent pas.

Plusieurs Hurons, qui avaient trouvé un passage, accourent à lui ; ils le conjurent de fuir avec eux.

— Non, répond fermement le Jésuite ; mon devoir est ici, auprès de ceux qui ne peuvent fuir et qui vont mourir.


XLIII


On était au mois d’avril, et à Paris, chez les Carmélites du Faubourg Saint-Jacques, l’ordre du jour ramenait les religieuses à leurs cellules, quand la sœur Gisèle de Jésus fut avertie de se rendre au parloir.

Le P. Henri de Saint-Joseph, alors provincial des Carmes, l’attendait debout à la grille en bois noir, et sa figure mouillée de pleurs respirait une joie si vive, si triomphante, qu’elle resta devant lui silencieuse, toute surprise et troublée.

— Ma fille, dit le supérieur, Dieu récompense magnifiquement et je vous apporte une grande… une glorieuse nouvelle.

Une seule pensée vint à l’esprit de la carmélite, mais cette pensée, elle n’osa l’exprimer, et croisant les mains sous son scapulaire pour contenir un peu les battements de son cœur, elle attendit.

— Les Jésuites ont des nouvelles du Canada, continua le religieux, dont les larmes coulaient toujours. Oh, chère sœur, réjouissez-vous !… le 7 décembre, Dieu lui a accordé la grâce des grâces, celle du martyre…

La religieuse ne prononça pas une parole, mais les larmes jaillirent de son cœur… larmes sacrées, larmes délicieuses qui semblaient ne devoir tarir jamais…

Elle avait appuyé le front sur la grille et ramené son voile sur son visage.

Était-ce pudeur instinctive de l’âme émue en ses plus intimes profondeurs ?… était-ce pour mieux entendre les paroles de la foi dont elle avait vécu ?… paroles de lumière ! paroles de vie ! qui en ce moment l’inondaient d’une joie infinie.

Elle-même, peut-être, n’aurait pu le dire.

Le carme, qui la regardait, se souvint d’une autre heure — heure première de la douleur :

— Ma fille, dit-il, plus que personne vous avez participé à son sacrifice, plus que personne aussi vous aurez part à sa gloire et à sa joie.

— Ô mon Père, dit-elle, relevant la tête, qu’il est heureux !…

— Oui, répliqua son frère, il est heureux ! Et dans une sorte de ravissement, il répéta les paroles de l’Église : « Quelle voix, quelle langue humaine pourrait exprimer, mon Dieu, la récompense que vous réservez à vos martyrs ! Teints encore de leur sang, ils reçoivent la couronne de vie. »

— A-t-il été longtemps dans les tourments ? demanda-t-elle, après un silence.

— Il n’a point passé par les tourments.

— Ô Vierge immaculée, soyez bénie, murmura la carmélite…

Et souriant à travers ses pleurs : — Dites-moi tout ce que vous savez, mon Père.

Le religieux fit un effort pour maîtriser son émotion et répondit :

— Charles était seul à Saint-Jean ; son compagnon de mission[13] l’avait quitté depuis deux jours quand, vers le soir du mardi 7 décembre, les Iroquois envahirent tout à coup le village. Les guerriers étaient absents… partis pour aller rencontrer l’ennemi. Ce fut une boucherie épouvantable… des cruautés atroces… Charles aurait pu fuir comme bien d’autres, mais il refusa. La charité le retint… la vue d’une si horrible mort ne le fit pas reculer d’un pas ; il se sacrifia pour le salut de ses sauvages. Les Iroquois réservant pour la captivité ceux qu’ils jugeaient pouvoir les suivre assez vite, faisaient main basse sur tous les autres. Ils attachaient les malades, les enfants, dans les cabanes et y mettaient le feu.

Lui courait partout, afin d’ouvrir le ciel à ceux qui allaient périr. Il pénétrait dans les cabanes déjà toutes en feu pour chercher les enfants, les catéchumènes, et les baptisait au milieu des flammes. Atteint de deux balles dans les entrailles, il tomba… L’Iroquois qui avait tiré sur lui le trouva évanoui, baignant dans son sang… Il le crut mort et se contenta de le dépouiller. Un peu après, la connaissance lui revint. Il fut vu, levant les mains au ciel… priant pour se préparer à mourir.

Le P. Henri s’arrêta un instant pour laisser couler ses larmes, puis il reprit :

Il était mourant…mais ces sauvages l’occupaient encore, car étendu dans son sang, il tournait la tête à droite et à gauche, tâchant de voir autour de lui… À quelques pas, un pauvre Huron, aussi blessé à mort, se tordait dans d’atroces souffrances, Charles l’aperçut. Il n’avait plus qu’un souffle de vie : par un miracle de volonté, il parvint pourtant à se lever. Mais à peine avait-il fait deux pas qu’il tomba rudement par terre… Il réussit encore à se relever, mais pour retomber encore aussitôt. Alors voyant qu’il ne pouvait plus marcher, il se traîna jusqu’au blessé, et pendant qu’il le préparait à mourir, un Iroquois lui fendit les tempes de deux coups de hache… La hache avait pénétré jusqu’au cerveau.

La sœur Gisèle de Jésus avait tout écouté sans faire un mouvement. Le monde extérieur avait complètement disparu pour elle… L’héroïque missionnaire était là, sanglant, sous ses yeux.

Et, tout à coup, emportée vers le passé elle le revit tel qu’elle l’avait vu, sur les bords de la falaise, en face de l’océan, alors qu’il luttait contre son cœur.

— Ah, mon Père, dit-elle, répondant à sa pensée, et relevant sa tête rayonnante ; qu’il est heureux de ne s’être pas pris au bonheur de la terre ! Qu’il est heureux d’avoir fait la volonté de Dieu !…


fin.
  1. En 1654, le P. Lemoine, missionnaire chez les Iroquois, trouva un livret de dévotion ayant appartenu au P. Garnier, entre les mains d’un de ces barbares qui l’avait dépouillé après sa mort. Il consentit à remettre cette précieuse relique au P. Lemoine : « J’en eus plus de joie, écrivait le Jésuite, que de la découverte d’une mine d’or. »
  2. Après le naufrage où périrent les PP. Vieuxpont et Noyrot, ce tableau, ballotté par la mer, avait été jeté sur les côtes du Cap-Breton. Il n’avait aucun dommage, et fut envoyé à Québec pour orner la chapelle de Champlain.
  3. Il périt en 1650, dans une rencontre avec les Iroquois.
  4. M. François Partiman.
  5. Bouillie de farine de blé d’Inde faite avec de l’eau et assaisonnée avec de la poussière de poisson fumé.
  6. New-York.
  7. Il mourut dans le mois d’octobre 1642 et fut enterré dans le tombeau de Champlain. Le P. Raymbault est le premier Jésuite mort au Canada.
  8. Île Saint-Joseph.
  9. Le P. Ragueneau.
  10. Saint-Mathias, à trois lieues de Saint-Jean.
  11. Le P. Lallemant.
  12. Près de Paris.
  13. Le P. Chabanel n’arriva point à Saint-Joseph. Il périt dans le trajet, assassiné par un Huron apostat qui plus tard avoua l’avoir tué, « parce qu’il avait toujours été malheureux, disait-il, depuis qu’il avait embrassé la foi. »