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Nous avons parlé, au cours de cet ouvrage, du détroit de Magellan et de sa découverte par le grand voyageur.
Un des compagnons de Magellan, Antonio Pigafetta a laissé une Relation du premier voyage autour du monde sur l’escadre de Magellan (1519-1522).
Nous en extrayons ces quelques pages, qui sont relatives à la découverte de la Patagonie et du fameux détroit :
« Le capitaine général Ferdinand Magellan, dit-il en commençant, avait résolu d’entreprendre un long voyage sur l’océan, où les vents soufflent avec fureur et où les tempêtes sont très fréquentes. Il avait résolu aussi de s’ouvrir un chemin qu’aucun navigateur n’avait connu jusqu’alors ; mais il se garda bien de faire connaître ce hardi projet, dans la crainte qu’on ne cherchât à l’en dissuader par l’aspect des dangers qu’il aurait à courir… »
La relation raconte ensuite le passage de la ligne équinoxiale, les excursions sur les côtes de la terre de Verzin, puis sur celles de la Patagonie.
La description que le compagnon de Magellan donne des habitants de la Patagonie, est des plus curieuses :
« Ils ont les cheveux coupés en forme d’auréole, comme les moines, dit-il, mais plus longs, et soutenus autour de la tête par un cordon de coton, dans lequel ils placent leurs flèches lorsqu’ils vont à la chasse.
» Il paraît que leur religion se borne à adorer le diable. Ils prétendent que lorsqu’un d’eux est au moment de mourir, dix à douze démons apparaissent, dansant et chantant autour de lui. Un d’entre eux, qui fait plus de tapage que les autres, est le chef, ou grand diable, qu’ils nomment Setebos ; les petits s’appellent Cheleule. Ils sont peints comme les habitants du pays. Notre géant prétendait avoir vu, une fois, un démon avec des cornes et des poils si longs qu’ils lui couvraient les pieds ; il jetait, ajouta-t-il, des flammes par la bouche.
» Ces peuples sont vêtus, comme je l’ai déjà dit, de la peau d’un animal, et c’est de la même peau qu’ils couvrent leurs huttes, qu’ils transportent là où il leur convient le mieux, n’ayant point de demeure fixe, mais allant, comme les Bohémiens, s’établir tantôt dans un endroit, tantôt dans un autre. Ils vivent ordinairement de viande crue et d’une racine douce qu’ils appellent capac. Ils sont grands mangeurs : les deux que nous avions pris mangeaient chacun une corbeille pleine de biscuit par jour, et buvaient d’une haleine un demi-seau d’eau. Ils mangeaient les souris toutes crues, même sans les écorcher. Notre capitaine donna à ce peuple le nom de Patagons. Nous passâmes dans ce port cinq mois, pendant lesquels il ne nous arriva aucune autre aventure que celle dont je viens de parler.
» À peine eûmes-nous mouillé que les capitaines des quatre autres vaisseaux firent un complot pour tuer le capitaine général. Ces traîtres étaient Jean de Carthagène, vehador de l’escadre ; Louis de Mendoza, trésorier ; Antoine Cocca, et Gaspard de Casada. Le complot fut découvert : on écartela le premier, et le second fut poignardé. On pardonna à Gaspard de Casada, qui, quelques jours après, médita une nouvelle trahison. Alors le capitaine général, qui n’osait pas lui ôter la vie, parce qu’il avait été créé capitaine par l’empereur lui-même, le chassa de l’escadre et l’abandonna sur la terre des Patagons, avec un prêtre, son complice.
» Il nous arriva dans cet endroit un autre malheur. Le vaisseau le Saint-Jacques, qu’on avait détaché pour aller reconnaître la côte, fit naufrage parmi les rochers ; cependant, tout l’équipage se sauva comme par miracle. Deux matelots vinrent par terre au port où nous étions, nous apprendre ce désastre, et le capitaine général y envoya sur-le-champ des hommes avec quelques sacs de biscuit. L’équipage s’arrêta pendant deux mois dans l’endroit du naufrage pour recueillir les débris du vaisseau et les marchandises que la mer jetait successivement sur le rivage ; et, pendant ce temps, on leur apportait de quoi subsister, quoique la distance fût de cent milles, le chemin très incommode et fatigant, au milieu des épines et des broussailles. On était obligé d’y passer la nuit, n’ayant d’autre boisson que la glace qu’on était forcé de casser, ce qui ne se faisait même pas sans peine.
» Quant à nous, nous n’étions pas si mal dans ce port, quoique certains coquillages qu’on y trouvait en grande abondance ne fussent guère mangeables ; quelques-uns contenaient des perles, mais fort petites. Nous trouvâmes aussi dans les environs des autruches, des renards, des lapins beaucoup plus petits que les nôtres, et des moineaux. Les arbres y donnent de l’encens.
» Nous plantâmes une croix sur la cime d’une montagne voisine, que nous appelâmes Monte-Cristo, et prîmes possession de cette terre au nom du roi d’Espagne.
» Nous partîmes enfin de ce port, et, côtoyant la terre par le 50° 40’ de latitude méridionale, nous vîmes une rivière d’eau douce, où nous entrâmes. Toute l’escadre faillit y faire naufrage à cause des vents furieux qui soufflaient et qui rendaient la mer fort grosse ; mais Dieu et les Corps-Saints (c’est-à-dire les feux qui resplendissaient sur la pointe des mâts) nous secoururent et nous sauvèrent. Nous y passâmes deux mois pour approvisionner les vaisseaux d’eau et de bois. Nous nous y approvisionnâmes aussi d’une espèce de poisson, long à peu près de deux pieds et fort couvert d’écailles. Il était assez bon à manger, mais nous ne pûmes pas en prendre la quantité qu’il nous aurait fallu.
» En continuant notre route vers le sud, le 21 du mois d’octobre, étant par le 52° de latitude méridionale, nous trouvâmes un détroit que nous appelâmes le détroit des Onze-Mille-Vierges, parce que ce jour-là leur était consacré. Ce détroit, comme nous le vîmes par la suite, est long de quatre cent quarante milles ou cent dix lieues maritimes, qui sont de quatre milles chacune ; il a une demi-lieue de large, tantôt plus et tantôt moins, et va aboutir à une autre mer, que nous appelâmes mer Pacifique. Ce détroit est environné de montagnes très élevées et chargées de neige ; et il est aussi très profond, de sorte que nous ne pouvions y jeter l’ancre que fort près de terre, par vingt-cinq à trente brasses d’eau.
» Tout l’équipage était si persuadé que ce détroit n’avait point d’issue à l’ouest, qu’on ne se serait pas avisé même de la chercher, sans les grandes connaissances du capitaine général. Cet homme, aussi habile que courageux, savait qu’il fallait passer par un détroit fort caché, qu’il avait vu représenté sur une carte faite par Martin de Bohême, excellent cosmographe. Le roi de Portugal la gardait dans sa trésorerie.
» Aussitôt que nous entrâmes dans cette eau, le capitaine envoya deux vaisseaux, le Saint-Antoine et la Conception, pour examiner où elle finissait, où elle aboutissait, tandis que nous, avec la Trinité et la Victoire, les attendîmes à l’entrée.
» À la nuit il survint une terrible bourrasque, qui dura trente-six heures, nous contraignit d’abandonner les ancres, et de nous laisser entraîner dans la baie, au gré des flots et du vent. Les deux autres vaisseaux qui furent aussi agités que nous, ne purent parvenir à doubler un cap pour nous rejoindre ; de façon qu’en s’abandonnant aux vents, qui les portaient toujours vers le fond de ce qu’ils supposaient être une baie, ils s’attendaient à y échouer d’un moment à l’autre. Mais à l’instant où ils se croyaient perdus, ils virent une petite ouverture qu’ils prirent pour une anse de la baie. Ils s’y enfoncèrent ; et, voyant que ce canal n’était pas fermé, ils continuèrent à le parcourir et se trouvèrent dans une autre baie, dans laquelle ils poursuivirent leur route, jusqu’à ce qu’ils se trouvassent dans un autre détroit, d’où ils passèrent dans une autre baie encore plus grande que les précédentes. Alors, au lieu d’aller jusqu’au bout, ils jugèrent à propos de revenir rendre compte au capitaine général de ce qu’ils avaient vu.
» Deux jours s’étaient passés sans que nous vissions reparaître les deux vaisseaux envoyés à la recherche du fond de la baie, de manière que nous les crûmes submergés par la tempête que nous venions d’essuyer ; et, voyant de la fumée à terre, nous conjecturâmes que ceux qui avaient eu le bonheur de se sauver avaient allumé des feux pour nous annoncer leur existence et leur détresse. Mais pendant que nous étions dans cette incertitude sur leur sort, nous les vîmes, cinglant à pleines voiles et pavillons flottants, revenir vers nous ; et, lorsqu’ils furent plus près, ils tirèrent plusieurs coups de bombarde en poussant des cris de joie. Nous en fîmes autant, et, quand nous eûmes appris d’eux qu’ils avaient vu la continuation de la baie, ou, pour mieux dire, du détroit, nous nous joignîmes à eux pour continuer notre route, s’il était possible.
» Quand nous fûmes entrés dans la troisième baie dont je viens de parler, nous vîmes deux débouchés ou canaux, l’un au sud-est et l’autre au sud-ouest. Le capitaine général envoya les deux vaisseaux le Saint-Antoine et la Conception au sud-est, pour reconnaître si ce canal aboutissait à une mer ouverte. Le premier partit aussitôt et fit force de voiles sans vouloir attendre le second, qu’il voulait laisser en arrière. Le pilote avait l’intention de profiter de l’obscurité de la nuit pour rebrousser chemin et s’en retourner en Espagne par la même route que nous venions de faire.
» Ce pilote était Étienne Gomez. Il haïssait Magellan par la seule raison que lorsque celui-ci vint en Espagne faire à l’empereur la proposition d’aller aux îles Moluques par l’ouest, Gomez avait demandé, et était sur le point d’obtenir, des caravelles pour une expédition dont il aurait été le commandant : cette expédition avait pour but de faire de nouvelles découvertes ; mais l’arrivée de Magellan fit qu’on lui refusa sa demande et qu’il ne put obtenir qu’une place subalterne de pilote ; néanmoins ce qui l’irritait le plus, c’était de se trouver sous les ordres d’un Portugais. Pendant la nuit, il se concerta avec les autres Espagnols de l’équipage. Ils mirent aux fers et blessèrent même le capitaine du vaisseau, Alvaro de Mezquita, cousin germain du capitaine général, et le conduisirent ainsi en Espagne. Ils comptaient y amener aussi l’un des deux géants que nous avions pris, et qui était sur leur vaisseau ; mais, nous apprîmes à notre retour qu’il mourut en approchant de la ligne équinoxiale, dont il ne put supporter la grande chaleur.
» Le vaisseau la Conception, qui ne pouvait suivre de près le Saint-Antoine, ne fit que croiser dans le canal pour attendre son retour ; mais ce fut en vain.
» Nous étions entrés avec les deux autres vaisseaux dans l’autre canal qui nous restait au sud-ouest, et, poursuivant notre navigation, nous parvînmes à une rivière que nous appelâmes la rivière des Sardines, à cause de l’immense quantité de ce poisson que nous y vîmes. Nous y mouillâmes pour attendre les deux autres vaisseaux, et y passâmes quatre jours ; mais, pendant ce temps, on expédia une chaloupe bien équipée pour aller reconnaître le cap de ce canal, qui devait aboutir à une autre mer. Les matelots de cette embarcation revinrent le troisième jour, et nous annoncèrent qu’ils avaient vu le cap où finissait le détroit, et une grande mer, c’est-à-dire l’océan. Nous en pleurâmes tous de joie. Ce cap fut appelé il capo Dezeado (cap Désiré), parce qu’en effet depuis longtemps nous désirions le voir.
» Nous retournâmes en arrière pour rejoindre les deux autres vaisseaux de l’escadre, et ne trouvâmes que la Conception. On demanda au pilote Jean Serano ce que l’autre navire était devenu. Il nous répondit qu’il le croyait perdu, parce qu’il ne l’avait plus revu du moment qu’il était entré dans le canal. Le capitaine général donna ordre alors de le chercher partout, mais particulièrement dans le canal où il avait pénétré : il renvoya la Victoire jusqu’à l’embouchure du détroit en ordonnant, si on ne trouvait pas le navire, de planter dans un endroit bien éminent un étendard au pied duquel on devait placer, dans une petite marmite, une lettre indiquant la route qu’on allait tenir, afin que le navire pût suivre l’escadre. Cette manière de s’avertir en cas de séparation avait été arrêtée au moment de notre départ. On planta de la même manière deux autres signaux sur des lieux élevés. Le capitaine général avec la Conception attendit le retour de la Victoire près de la rivière des Sardines, et fit planter une croix sur une petite île, au pied de deux montagnes couvertes de neige, d’où la rivière tire son origine.
» En cas que nous n’eussions pas découvert ce détroit pour passer d’une mer à une autre, le capitaine général avait décidé de continuer sa route au sud jusque par le 75° de latitude méridionale, où, pendant l’été, il n’y a point de nuit, ou du moins très peu, comme il n’y a point de jour en hiver. Pendant que nous étions dans le détroit, nous n’avions que trois heures de nuit, et c’était au mois d’octobre.
» La terre de ce détroit, qui, à gauche, tourne au sud-est, est basse. Nous lui donnâmes le nom de détroit des Patagons. À chaque demi-lieue, on y trouve un port sûr, de l’eau excellente, du bois de cèdre, des sardines et une grande abondance de coquillages. Il y avait aussi des herbes, dont quelques-unes étaient amères, mais d’autres étaient bonnes à manger, surtout une espèce de céleri doux, qui croît autour des fontaines, dont nous nous nourrîmes faute de meilleurs aliments. Enfin, je crois qu’il n’y a pas au monde de meilleur détroit que celui-là.
» Au moment où nous débouchions dans l’océan, nous fûmes témoins d’une chasse curieuse que quelques poissons faisaient à d’autres poissons. Il y en a de trois espèces, c’est-à-dire des dorades et des bonites, qui poursuivent les poissons appelés colondrins, espèce de poissons volants. Ceux-ci, quand ils sont poursuivis, sortent de l’eau, déploient leurs nageoires, qui sont assez longues pour leur servir d’ailes, et volent à la distance d’un coup d’arbalète ; ensuite ils retombent dans l’eau. Pendant ce temps, leurs ennemis, guidés par leur ombre, les suivent, et, au moment où ceux-ci rentrent dans l’eau, ils les prennent et les mangent. Ces poissons volants ont au-delà d’un pied de long et sont une excellente nourriture.
» Pendant le voyage, j’entretenais le mieux que je pouvais le géant patagon qui était sur notre vaisseau, et, au moyen d’une espèce de pantomime, je lui demandais le nom patagon de plusieurs objets, de manière que je parvins à en former un petit vocabulaire. Il s’y était si bien accoutumé qu’à peine me voyait-il prendre la plume et le papier, qu’il venait aussitôt me dire les noms des objets qu’il avait sous les yeux et des opérations qu’il me voyait faire. Il nous fit voir, entre autres, la manière dont on allume le feu dans son pays, c’est-à-dire en frottant un morceau de bois pointu contre un autre, jusqu’à ce que le feu prenne à une espèce de moelle d’arbre, qu’on place entre les deux morceaux de bois.
» Le mercredi, 28 novembre, nous débouchâmes du détroit pour entrer dans la grande mer à laquelle nous donnâmes ensuite le nom de mer Pacifique, et dans laquelle nous naviguâmes pendant le cours de trois mois et vingt jours, sans goûter d’aucune nourriture fraîche. Le biscuit que nous mangions n’était plus du pain, mais une poussière mêlée de vers qui en avaient dévoré toute la substance, et qui de plus était d’une puanteur insupportable, étant imprégnée d’urine de souris. L’eau, que nous étions obligés de boire, était également putride. Nous fûmes même contraints, pour ne pas mourir de faim, de manger des morceaux de cuir de bœuf, dont on avait recouvert la grande vergue pour empêcher que le bois ne rongeât les cordes. Ces cuirs, toujours exposés à l’eau, au soleil et aux vents, étaient si durs qu’il fallait les faire tremper pendant quatre à cinq jours dans la mer pour les rendre un peu tendres ; ensuite nous les mettions sur de la braise pour les manger. Souvent même, nous avons été réduits à consommer de la sciure de bois ; les souris même, si dégoûtantes pour l’homme, étaient devenues un mets si recherché qu’on les payait jusqu’à un demi-ducat la pièce.
» Ce n’était pas tout encore. Notre plus grand malheur était de nous voir attaqués d’une espèce de maladie par laquelle les gencives se gonflaient au point de surmonter les dents tant de la mâchoire supérieure que de l’inférieure, et ceux qui en étaient attaqués ne pouvaient prendre aucune nourriture. Dix-neuf en moururent, et parmi eux étaient le géant patagon et un Brésilien, que nous avions conduits avec nous. Outre les morts, nous avions vingt-cinq à trente matelots malades, qui souffraient des douleurs dans les bras, dans les jambes et dans quelques autres parties du corps ; mais ils en guérirent.
» Pendant cet espace de trois mois et vingt jours, nous parcourûmes à peu près quatre mille lieues dans cette mer, que nous appelâmes Pacifique, parce que durant le temps de notre traversée nous n’essuyâmes pas la moindre tempête. Nous ne découvrîmes non plus pendant ce temps aucune terre, excepté deux îles désertes, où nous ne trouvâmes que des oiseaux et des arbres ; par cette raison, nous les désignâmes du nom d’îles Infortunées. »
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