À l’heure des mains jointes (1906)/Nous irons vers les Poètes
NOUS IRONS VERS LES POÈTES
L’ombre paraît une ennemie en embuscade…
Viens, je t’emporterai comme une enfant malade,
Comme une enfant plaintive et craintive et malade.
Entre mes bras nerveux j’étreins ton corps léger.
Tu verras que je sais guérir et protéger,
Et que mes bras sont forts pour mieux te protéger.
Les bois sacrés n’ont plus d’efficaces dictames,
Et le monde a toujours été cruel aux femmes…
Nous le savons, le monde est cruel pour les femmes.
Les blâmes des humains ont pesé sur nos fronts,
Mais nous irons au loin et nous les oublierons…
Nous n’avons qu’à vouloir et nous les oublierons.
Nous souvenant qu’il est de plus larges planètes,
Nous entrerons dans le royaume des poètes,
Le merveilleux royaume où chantent les poètes.
La lumière s’y meut sur un rythme divin.
Plus de soucis : l’on rêve et l’on est libre enfin…
Ma Douceur, conçois-tu que l’on soit libre enfin ?…
Je bâtirai pour toi des palais d’émeraude
Où le parfum s’égare, où la musique rôde,
Semblable au souvenir qui s’attarde et qui rôde…
Mon amour, qui s’élève à la hauteur du chant,
Louera tes cheveux roux plus beaux que le couchant…
Ah ! tes cheveux, plus beaux que le plus beau couchant !
Les douleurs se feront exquises et lointaines,
Dans le miracle des jardins et des fontaines,
Des jardins langoureux où dorment les fontaines.
Parce que j’ai frémi, que j’ai pleuré comme eux,
Chère, j’irai vers les poètes lumineux,
Sans redouter l’éclat de leur front lumineux.
Je leur dirai : « Mon œuvre est une œuvre illusoire…
Je marche obscurément vers une mort sans gloire,
Je suis une qui vit et qui mourra sans gloire.
« Mais entr’ouvrez vos rangs jalousement étroits,
Parce que je vous ai vénérés autrefois,
Et que j’ai lu vos vers, par les soirs d’autrefois.
« Accueillez parmi vous votre sœur sans génie,
Mais dont l’âme est pareille à votre âme infinie…
Car mon âme est pareille à votre âme infinie.
« Je juge l’aube triste et le plaisir amer :
Le soir me voit errer en regardant la mer,
Les pieds nus, attentive aux refrains de la mer.
« Puisque le désir fut mon unique poème,
Contemplez la splendeur de la femme que j’aime…
Ô poètes ! voyez cette femme que j’aime ! »
… Nous entrerons, grâce aux poètes fraternels,
Dans le pays créé par leurs vers éternels,
Dans l’harmonie et le clair de lune éternels.
La nuit rassurera nos âmes inquiètes,
Et nous verrons passer, en chantant, les poètes
Graves et doux, et les amantes des poètes.