À l’ombre d’Angkor/Épilogue

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ÉPILOGUE


Je dois suspendre pour quelque temps la mission qui m’a été confiée au Cambodge, par le ministère de l’Instruction publique et des Beaux-Arts, et redescendre à Phnom-Penh pour la mise au point de mes notes.

La capitale actuelle de ce pays offre si peu d’intérêt dans l’ordre des idées où j’ai tenté d’entretenir le lecteur, que je ne saurais écrire une ligne de plus hors des belles solitudes de mes expéditions et loin de ces pierres que j’aime tant.

Si j’ai cru devoir tracer ces pages au fur et à mesure de mes étapes et au cœur même de ce qu’elles décrivent, c’est que j’ai pensé que le grand public ignorant du passé cambodgien, fasciné seulement par Angkor, y trouverait quelque intérêt, peut-être quelque émotion, plutôt que dans ces grands volumes techniques et froids d’un abord peu engageant.

En dehors de l’observateur envoyé pour un travail minutieux, long et difficile, je n’ai pu oublier un seul instant ce que j’étais et ce fut pour moi un irrésistible besoin aux instants de repos, la nuit venue, mes plans mis au net et le résultat de mes recherches consigné, de me retrouver en communication avec ce grand confident impartial qu’est le public et de lui dire librement les belles émotions que l’un de ses enfants perdu au milieu d’une telle nature et d’un tel passé ressentait.

Parfois le style a trahi ma pensée, parfois il l’a gênée. Qu’on me soit indulgent. Peut-on être en possession complète de soi, véritablement, lorsque l’on s’abandonne en de telles circonstances et que tout le jour, alors qu’on piétine d’impatience et de curiosités juvéniles on s’attarde, retenu par une conscience scrupuleuse, à des mesures de pierres, des différences de niveau et des relevés d’architecture ? C’était une joie pour moi de me libérer en ces occasions de mon strict programme archéologique.

On a trouvé, dans ce volume, quelques renseignements qui, je le pense, permettront aux curieux de se faire une idée assez précise de ce que fut le Cambodge et de ce qu’il est devenu. Si du moins des recherches techniques, mes longues journées d’exploration et de travail n’apparaissent pas trop à travers ce journal, elles donnent tout au moins aux idées générales exprimées des bases qu’il convient de ne pas rejeter sans un examen minutieux. Elles confirment les données assez vagues déjà admises ou les combattent en usant d’une méthode et en utilisant des vues d’ensemble dont celles-ci n’étaient pas toujours le fruit.

Surtout que l’on soit bien assuré que le Cambodge est le pays hospitalier par excellence. Son climat chaud sans être brûlant, son peuple bienveillant, sa salubrité parfaite pour qui sait vivre normalement dans le travail et la sobriété en font un champ d’action incomparable. Toutes les facultés humaines trouveront à s’y exercer. L’ombre d’Angkor, cette belle ombre douce et si vivante de souvenirs, cette ombre héroïque qui s’étend si loin est propice à tous les artistes. Qu’ils s’y dirigent, sinon qu’ils y songent et s’en préoccupent souvent pour donner à leur imagination des envolées nouvelles et connaître d’autres exemples du génie des hommes.


Angkor-Vat, le 22 janvier 1914.