À l’ombre d’Angkor/III

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VII[modifier]

12 juillet.

Le Tonlé Repou est un fleuve calme et triste. Ses rives ne sont que frondaisons au mouvement d’une uniforme majesté. Il est quatre heures, et depuis ce matin, je n’ai pas aperçu un être humain, un sampan, une fumée. Les cris des oiseaux, même, sont rares. Et la seule créature vivante que j’aie entrevue fut un grand serpent remontant le courant, la tête dressée hors de l’eau et laissant derrière lui un long sillage triangulaire.

Les bonzes de Kompong Sralao m’ont prêté leur sampan. Une loggia en occupe le centre, couverte d’un toit tressé, bombé et orné aux quatre angles, de légers Nagas sculptés. Cinq petites fenêtres carrées l’aèrent.

Hier, à la nuit tombante, mon convoi s’arrêta à un détour du fleuve, sous un berceau de feuillages et s’amarra à un arbre compliqué tombé dans l’eau, mais dont le tronc, reprenant vie, se relevait blanc et arrondi comme un col de cygne.

De la berge, je voyais dans la cabine éclairée par le photophore qu’elle venait d’allumer la femme cambodgienne d’un de mes gens. La glace à la main, les jambes croisées, elle peignait ses courts cheveux où tout le jour elle avait mis des fleurs pour les parfumer. Sa main méticuleuse passait tantôt dans l’ombre et tantôt dans la lumière. Quelques ustensiles brillaient sans qu’on les distinguât, et devant une fenêtre, pendait encore l’écharpe orange, mise là contre le soleil.

Ce tableau, tout encadré par la porte de la jonque, tenait dans deux mètres carrés et semblait suspendu dans le paysage. Au delà, c’était la nuit de l’arbre retombant en voûte, l’eau où traînaient des clartés dernières et l’autre berge d’un noir profond.

Sur les bas-reliefs d’Angkor, on voit souvent, soit dans une embarcation, soit sous le toit d’une charrette, une princesse, la glace à la main, qui occupe les longueurs de la route à entretenir et à parer sa beauté.

Il y a mille trois cents ans, sur ce même fleuve et se rendant au temple où je me rends, peut-être en cet endroit, un prince arrêta son convoi. Les sampans et leurs ornements, étaient exactement semblables à ceux-ci. Une des femmes de sa suite, la glace ronde en mains, fit sans doute sa toilette. Le type était le même ; le pagne, le geste —semblables. Peut-être, au ciel, comme ce soir, il courait des nuages menaçants. Les vieilles sculptures nous montrent, aux fenêtres, des rideaux pareils. Et peut-être encore que, pour se préserver de la fraîcheur des soirs, la princesse antique avait mis sur sa poitrine, que les femmes alors gardaient nue, la même écharpe orange.

Entre trois pierres, comme au temps d’Angkor, les coolies allument le feu. Nus, un court sampot aux reins, habitants de ce haut Cambodge où notre civilisation n’arrive pas encore, parlant la vieille langue, je les reconnaissais pour les avoir vus sur les bas-reliefs avec les mêmes couteaux et les mêmes marmites à cuire le riz.

Ainsi, à chaque instant, on se convainc que rien n’est changé dans ce peuple. Les charrettes ont le même nombre de rayons aux roues, les cases de bois sont celles des sculptures, les armes et les engins de pêche n’ont pas varié. On retrouve les bijoux d’autrefois aux oreilles et au cou des femmes des rizières. Les mêmes bouffons précèdent les cortèges. On pèse le riz avec les mêmes poids et dans les mêmes balances. La flûte à huit trous, les cymbales, les conques et les tam-tams d’il y a dix siècles sont encore de toutes les fêtes. Mais ce peuple, tel un grand reptile saisi d’un froid éternel, reste dans sa torpeur et l’écroulement de ses temples. Sans volonté, sans pensée, sans métamorphose, ne reconnaissant pas les édifices où se célébraient les cultes d’adoration, il se traîne aveuglément dans les sentiers séculaires dont son corps raidi ne peut épouser que les formes. Et la femme qui se coiffait, hier, dans le sampan avec les apparences des antiques princesses dont elle est fille, sait à peine qu’elle se rend vers les ruines de son passé.

VIII[modifier]

Tous les lieux de ce pays sont historiques. Cette vallée du Mékong fut battue par les émissaires des princes civilisateurs et destructeurs. Des centaines de kilomètres de chaussées ont laissé des traces dans les forêts où l’on ne va plus et dont le sel était jadis couvert d’hommes.

Les dieux ont disparu, — et la Mort ironique n’a laissé que les esclaves. La puissance fut vaine et le néant respecta l’ustensile du sauvage. Le génie indou a passé dans ce pays, comme un vaisseau sur la mer. Avec toute sa splendeur, il a sombré, et sur cette mer ne flottent plus que la barque et la pagaie qu’il y avait rencontrées.

A l’ombre d’Angkor, on n’a pas seulement un extraordinaire exemple de civilisation morte, détruite par des vicissitudes, mais dont les flambeaux entretenus brilleraient toujours. Rome, la Grèce existent encore. Si leurs enfants ne vivent plus comme leurs aïeux, ils en ont conservé les philosophies, les arts immortels, ou vivent de leurs reflets.

Ici, tout est mort. Tous les génies se sont heurtés à l’homme sauvage. Dans son invincible apathie, fermant les yeux et les oreilles, passif, et moins malléable que les pierres qu’on lui fît ciseler et qui gardent au moins une empreinte, il a conservé à travers les siècles et les bouleversements, sa pose naturelle dans sa belle nature. Elle et lui, asservis, ont toujours, avant de disparaître, laissé tomber la graine essentielle de la race et des espèces. Et les voilà de nouveau, malgré le feu, le fer, la parole — tels qu’autrefois — ensemble sur des ruines, l’une donnant ses mêmes fleurs, l’autre faisant son même geste.


[IX][modifier]

13 juillet.

Il me vient des enthousiasmes inexplicables. Est-ce parce qu’à un moment donné, mes facultés assoupies et fatiguées se réveillent soudain ; ou bien que, selon les milieux et les pensées qu’ils suggèrent, elles se trouvent à l’unisson ? Je ne sais. Et d’ailleurs ai-je besoin de savoir d’où viennent les vagues de parfum qui passent sur l’eau, d’une rive à l’autre !

Une grosse averse est tombée. C’est la saison des pluies qui commence. Le fleuve était tout hérissé de gouttelettes rejaillissantes. Les pagayeurs, brillants comme des bronzes, tête baissée, rasaient les arbres. Ils avaient protégé les bagages de grandes feuilles de palmiers à sucre, plissées, et ouvertes comme des éventails.

Mon boy annamite, presque nu, cambré à l’avant du sampan, levait ses bras et sa tête vers le ciel, dans l’ondée rafraîchissante. Il semblait continuer la proue de la pirogue comme la statue d’un jeune dieu, sculpté dans l’ivoire, et placé là pour fendre l’air et la vague.

Il poussa de longs cris pour apeurer davantage les singes de la rive. Les coolies crièrent à leur tour. Et les voix de tous ces hommes, grondantes, joyeuses, s’élançaient dans la pluie jusqu’aux sommets des arbres, amplifiées par la sonorité des solitudes et renvoyées par l’eau comme un tonnerre venant d’en bas.

Un arbre s’était effondré dans le fleuve, mais les lianes qu’il avait entraînées, s’étaient retenues à ceux de la rive. Elles tendaient de l’un aux autres de grandes tentacules balançantes, fouettées par la pluie. Et l’orage ayant cessé, dans la fraîcheur de toute cette végétation mouillée qui portait une perle à chacune de ses feuilles, le grand silence succédant au bruit de l’eau, c’est alors qu’il m’est venu une de ces joies de vivre indescriptibles.

Maître de la quinzaine d’hommes que j’ai avec moi, ma maison à ma suite, ordonnateur de l’heure, je pensais qu’en ces instants ma vie était à moi, toute à moi et que je n’avais à l’assujettir à rien, ni à personne. Je couche le soir en l’endroit le plus beau de la route, où je juge que le fleuve à mon réveil, aura sa plus belle aurore. Et s’il me plaît en l’un de ces lieux d’y élever ma maison, d’y vivre et d’y mourir, je n’ai qu’à le vouloir.

En de tels endroits, l’argent ne compte plus, la vanité n’a pas de raison d’être. La catastrophe de l’arbre interdit l’orgueil. L’horizon tutélaire, la vie et la mort jointes éternellement ; leurs symboles : la fleur et la pourriture ne peuvent suggérer une pensée mesquine, basse, étroite ou vile. Je suis le centre de cette solitude, l’âme ou le cœur vers qui tout converge. L’eau qui coule, le vent, les arbres, le ciel sont à moi et — puisque je suis seul — à moi seul.

Dans les campagnes de France, en peut-il être ainsi ? L’homme partout présent, ramène tout à lui. Un champ de blé éveille l’idée de moisson. La forêt appartient à quelqu’un. Le fleuve est battu par l’hélice. Et toujours, l’esprit heurte le cercle de fer des nécessités civilisatrices.

Ici, rien de semblable. Du nid de feuilles où mon sampan est amarré, je m’élance jusqu’aux sommets des arbres de l’horizon. Aussi long soit-il, pas une fois dans ce parcours, l’idée de l’homme ne s’interposera, puisque l’être humain est entièrement lié à la nature, et que ni ses actes, ni ses aspirations ne l’en séparent.

Après avoir décrit de grands cercles dans la plénitude de sa force, de sa jeunesse, mon esprit libre pourra fondre ou se poser doucement en un endroit quelconque, sans que jamais un obstacle ne l’empêche ou de veiller, ou de dormir sous ses ailes reployées.