À l’ombre de mes dieux/Ode à Jean Moréas

La bibliothèque libre.

Pour les autres éditions de ce texte, voir Ode à Jean Moréas.

À l’ombre de mes dieuxLibrairie Garnier frères (p. 90-96).


ODE À JEAN MOREAS

Pour l’anniversaire de sa mort.


 
Moréas ! pour fêter ce jour anniversaire,
Où tu pris place au ciel comme un astre lointain,
Je rends visite aux lieux où la Parque adversaire
A filé ton Destin.

Tout y redit ton nom : l’octroi, la grille nue,
Les feuilles que la brise agite doucement,
L’église de Montrouge au bout de l’avenue,
Et son clocher roman

Avril fléchit les cœurs d’une tiède caresse.
J’y respire, avec joie, au sortir de l’hiver,
Ce souffle parfumé, tout chargé de promesse,
Qui circule en tes vers.


Comme Avril, ta venue a balayé les brumes,
Et d’un feu salutaire, exauçant nos désirs,
Sur le Pimple, fouetté d’orages et d’écumes,
Rétabli les zéphirs.

Je me souviens. J’errais en proie au sombre doute.
J’étouffais dans la nuit d’un horizon fermé,
Et, soudain, je te vois resplendir sur la route
Comme un phare allumé.

Je te vois comme Hercule aux flèches redoutées,
Purger l’air des poisons qui l’infestaient encor,
Et renouer, au front des Muses insultées,
Leur diadème d’or.

Tu nous prêchais, des sots démasquant l’impudence :
« Un simple doigt docile au nombre et bien appris,
Sur le génie inculte, hérissé d’ignorance,
Emportera le prix.

Copiez-moi l’abeille, en ses larcins champêtres,
Rentrant lourde, au logis, d’un miel riche amassé,
Et sachez que ce n’est qu’en imitant les Maîtres,
Qu’on les peut surpasser.


L’esprit s’aile du frein d’une contrainte heureuse.
Même un barbare a dit : « Qui se contient s’accroît »
Telle une gerbe d’eau jaillit plus vigoureuse
D’un orifice étroit.

Soyez nus comme l’onde et comme la lumière,
Rejetez l’artifice et les faux ornements.
Il n’est rien d’imprévu. L’Art veut une matière
À l’épreuve du Temps.

Et surtout, renonçant à bâtir sur le sable,
Fondez-vous aux leçons d’Athènes, ma cité,
Où les Sages savaient, sous les traits de la Fable,
Cacher la Vérité. »

Ainsi, par la parole ensemble et par l’exemple,
Tu confessais Pallas, enflammé Pèlerin,
Et ton geste d’apôtre érigeait le vrai Temple
Et semait le bon grain.

Aux bords de notre Seine où l’herbe reverdie
Était comme une invite à nos jeux inspirés,
Ton génie avait fait refleurir l’Arcadie
Et ses fastes dorés.


Je m’assis à ton ombre et j’usais l’heure brève
À voir se peupler l’air de formes de clarté :
L’Olympe s’éveillait. Ce n’était pas un rêve,
Mais la réalité.

J’ai vu Cyprine, un soir, comme je vois la haie
Que le train de ceinture émeut de son fracas ;
J’ai senti sa présence odorante, aussi vraie
Que la vôtre, ô lilas !

J’ai vu Phœbus, dieu jeune, à l’ardente crinière.
Sous la voûte des bois, j’ai vu, même, un matin,
Diane nue aux mains des nymphes chambrières
Qui l’essuyaient du bain.

J’ai vu Pan révéré dans son rustique empire,
Silène, débouchant d’un enclos maraîcher,
Que sa lourde bouteille élargissait d’un rire,
Et faisait trébucher.

J’ai vu fuir la Naïade aux tresses dénouées
Et le Satyre espiègle, aux bonds de chèvre ardents,
Cueillir, au point du jour, les pommes embuées,
Pour y planter ses dents.


Avec toi, Moréas, affranchi de la ville,
J’ai gravi des sentiers de rose et de jasmin.
J’étais là quand surgit la plaintive Ériphyle
Au détour du chemin.

Et ce fut comme au jour où Pétrarque vit Laure,
Tant tu ne pouvais plus, de toi-même oublieux,
Ni détourner tes pas de cet éclat d’aurore,
Ni détacher tes yeux.

Tu la dévisageais d’une instance si neuve,
Que jusqu’au fond de l’être on la vit tressaillir,
Tel Énée, ô Didon ! sous tes voiles de veuve,
T’a forcée à rougir.




Ta voix, refuge aimé de ces « époques nues »
M’enseignait le pouvoir redoutable des vers
Qui savent, mieux qu’Éros, ravir Diane aux nues,
Eurydice aux enfers.


Ô voix miraculeuse ! où mon âme exilée
Retrouvait sa patrie et son enchantement,
C’est mon affliction que tu t’en sois allée
Si précipitamment.

Mais du moins si la mort nous laisse instruits des choses
Et si l’âme en voyage à travers l’infini,
Garde encore, en dépit de ses métamorphoses,
De nous quelque souci.

Réjouis-toi de voir se joindre à ta phalange
Aimée, aux confidents de tes émois mortels,
Ô Maître, un sang nouveau, dressé pour ta louange,
Au pied de tes autels.

Signe que ton renom sur la terre où nous sommes
À jamais, sûr de croître, en route vers l’Azur,
Sonnera sur la lèvre et dans le cœur des hommes,
D’âge en âge plus pur.

Pour moi, toujours actif à te marquer mon zèle,
Je n’ai rien retranché de la jalouse Foi
Qui, dès le premier jour où m’ont poussé des ailes,
M’a rangé sous ta loi.


J’ai composé ces vers tout remplis de ta gloire,
Assis sous ta fenêtre, à l’ombre des talus,
Ami cher ! et je les dédie à ta mémoire
Tels qu’ils me sont venus.

Priant que le sonore éther, source de vie,
L’air mobile, les vents, messagers musicaux,
Et l’aile de l’Amour à qui je les confie,
T’en portent les échos.

Avril 1921.